field_in_england.jpg

Regarder le dernier film de Ben Wheatley, ou comment conjuguer la jubilation du spectacle et la hantise du commentaire en une heure trente de délire puéril et assumé. Pris isolément, A Field in England, souvent plus proche du numéro de cirque que de l’œuvre de cinéma, n’est pas d’un intérêt des plus manifestes. Mais dès lors qu’on s’intéresse au quatrième film de son réalisateur, une certaine cohérence émerge (1), un fil directeur se dessine dans l’univers très singulier du cinéma britannique, par opposition au reste du cinéma anglophone. Tiraillé entre contraintes économiques (budget alloué au tournage, spectre de la rentabilité) et ambitions artistiques, Wheatley n’a en ce sens jamais été aussi proche de son compatriote Danny Boyle : en dépit d’un désir bouillonnant d’inventivité et de renouvellement, ils ont tendance à oublier qu’un film ne se résume pas simplement à la somme de ses bonnes idées.

field.jpgEnglish Revolution (on parle toujours du même film) est à ce titre une merveille, consécration d’une filmographie concise et harmonieuse. Ben Wheatley a toujours cultivé ce côté iconoclaste, fait de scénarios novateurs prenant le spectateur à rebrousse-poil, de mélanges des genres produisant un réalisme angoissant, le tout avec un sens du récit très terre à terre malgré la folie ambiante. Mais un autre constat vient rapidement noircir le tableau : il existe une disproportion abyssale entre ses films tels qu’ils sont et tels qu’ils auraient pu être. L’exemple est ici flagrant, tant l’idée de base, séduisante, est exploitée dans un cadre faisant totale abstraction de la composante “cinéma”. Il s’agit plutôt d’une vidéo expérimentale ou d’un long court-métrage aux allures théâtrales, avec une unité de lieu et de temps d’une surprenante simplicité. L’annonce est d’ailleurs faite dès le titre, à l’instar de son premier film Down Terrace. Un champ en Angleterre, un trip psychédélique, trois petits tours et puis s’en vont.

Derrière des aspects provocateurs volontairement primaires (un sexe purulent en gros plan, quelle audace en 2013), la trame est d’une sobriété et d’une limpidité déconcertantes. Suivant les attentes et les affects de chaque spectateur, le film brillera par sa capacité à diviser de manière binaire. On approuve le délire du nouveau génie ou on abhorre le caprice de cet enfantillage auteurisant. Quelques élément dépassent cependant un tel clivage.
Le scénario, basé sur un fait historique (l’utilisation de champignons hallucinogènes pendant les guerres du XVIIe siècle), est terriblement sous-exploité. Les acteurs sont éloquents à défaut d’être surprenants, avec ces trognes patibulaires tout droit sorties du Moyen Âge mais déjà vues des centaines de fois. La mise en scène, si l’on met de côté l’utilisation du noir et blanc propre mais sans caractère, semble bâclée et de grossières erreurs jalonnent le métrage. Si l’on peut pardonner la présence de champignons de Paris en plein champ, il est plus difficile d’oublier les traînées d’avions zébrant le ciel.

corde.jpgPlus vraisemblablement, m’est avis que A Field in England trouve son unique raison d’être (chez Wheatley comme chez le spectateur) dans les scènes de délire intense, le reste faisant office d’emballage. La première d’entre elles, un protagoniste encordé sortant d’une tente dans un interminable ralenti, est un ersatz de la scène introductive de Melancholia. Kirsten Dunst est remplacée par Reece Shearsmith, la robe de mariée par un costume d’époque, les tentacules par des cordes, Wagner par une musique quelconque, et la symbolique des affres du mariage par le délire de la drogue. Mais la seconde scène, beaucoup plus longue et réussie, offre au spectateur dix minutes de pure folie psychédélique et quelques très bonnes trouvailles. On retient notamment le dialogue entre deux personnages rampant dans les herbes hautes en pleine tempête, la conversation ayant été enregistrée dans le calme d’un studio et synchronisée en post-production. Le décalage entre l’apocalypse (visuelle) qu’endurent les personnages et la quiétude (sonore) de leur échange donne une dimension proprement hallucinante à la séquence.

Ben Wheatley semble avoir réalisé English Revolution comme un enfant s’amuserait avec les outils mis à sa disposition. On dirait qu’il découvre les joies du montage pour la première fois, tant il use et abuse de l’alternance entre panoramas et plan serrés sur des plantes, des insectes, des visages tourmentés. Divertissant dans un premier temps, on se lasse assez vite d’un tel procédé et à l’image de l’histoire qui se termine là où elle a commencé, le film dans son ensemble tourne en rond. Un style très original au demeurant, difficile à cataloguer : Wheatley, c’est un peu le fils spirituel de Danny Boyle (les bonnes idées), Lars von Trier (la provocation), les Monty Python (l’humour anglais) et Ken Loach (le drame social) qui aurait été conçu lors d’une orgie sexuelle et satanique sur l’île de The Wicker Man.herbes.jpg


(1) En seulement quatre films, Ben Wheatley s’est créé un univers parfaitement reconnaissable et a expérimenté de nombreuses configurations de production. Une constante se dégage de son œuvre : le souci du réalisme, la violence ordinaire, l’humour cohabitant avec l’horreur. Quelques points de repère concernant ses quatre réalisations :
2009 — Down Terrace : scénariste et producteur, budget de $30,000. Un drame social simple initiant un style très personnel, ce réalisme teinté d’horreur.
2011 — Kill List : scénariste uniquement, budget de $800,000. Un thriller horrifique d’envergure beaucoup plus conséquente, qui prend des risques et joue avec les genres.
2012 — Touristes : ni scénariste, ni producteur, budget de $15,000,000. Un budget multiplié par vingt après le succès relatif de “Kill List”, pour un résultat beaucoup plus sage mais toujours inattendu.
2013 — English Revolution : ni scénariste, ni producteur, budget de 300,000$. Grosse réduction du budget suite à l’échec commercial de “Touristes”. Wheatley prend de nouveaux risques...
(retour)