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L'après-guerre pendant la guerre, l'obsession de la reconstruction

Première publication le 23-10-2017.

Dans son récit dont on perçoit sans peine la composante autobiographique, traitant d'un aspect de la Seconde Guerre mondiale autant que d'une crise identitaire individuelle, J'avais dix-neuf ans peut très fortement rappeler celui de Guy Sajer (un pseudonyme utilisé par Guy Mouminoux) dans l'excellent Le Soldat oublié, un roman publié du côté français en 1967, soit l'année précédant la sortie du présent film, relatant l'histoire de son auteur : lire le billet. Un adolescent alsacien, Français par son père et Allemand par sa mère, enrôlé malgré lui dans l'armée nazie sur le front Est contre les troupes soviétiques, au sein d'une unité de soldats aujourd'hui qualifiés de "malgré nous". Il entrera dans la guerre à 17 ans et en ressortira, coïncidence étonnante, à 19. Mais les deux témoignages diffèrent sensiblement au-delà du simple aspect lié à une double nationalité conflictuelle. À la description in situ d'une expérience de guerre détaillée jusqu'à en faire ressentir viscéralement le dégoût de la boue, du sang, du froid et de la mort, J'avais dix-neuf ans y oppose le ton infiniment plus calme d'une production enfantée en RDA, partagée entre propagande diffuse et désir de reconstruction.

L'histoire de Konrad Wolf (Gregor Hecker dans le film) s'apparente presque à un récit d'apprentissage, de l'ordre de ceux qui soulignent la trajectoire d'adolescents ayant grandi trop vite. Né en Allemagne au milieu des années 20, il quittera son pays pour l'Union soviétique avec ses parents antifascistes lors de l’avènement du Troisième Reich avant d'y retourner, en avril 1945, à la veille de la capitulation nazie, dans les habits de lieutenant de l'armée russe. En sillonnant les rues désertes des villes détruites et en parcourant un arrière-pays ravagé par la misère autant que par les bombes, totalement exempt de pathos, J'avais dix-neuf ans raconte par fragments épars autant la fin d'un conflit que le début d'une reconstruction. La maîtrise des langues russe et allemande du protagoniste le propulse au cœur des enjeux, des décisions stratégiques et des négociations avec l'ennemi : de retour dans une Allemagne qu'il ne reconnaît plus, défigurée par la guerre dans la chair et dans l'esprit, il se trouve soudainement nommé commandant de la ville de Bernau et participe à un épisode charnière du conflit, la transition difficile de la guerre vers la paix dans un pays où la reddition semble impossible.

On est encore dans la guerre mais c'est déjà l'après-guerre qui obsède Gregor, hanté par la suite des événements, par l'avenir des deux pays et par la nécessaire reconstruction.

Il se dégage du film une atmosphère vraiment singulière, tantôt tragique, tantôt comique, parfois focalisée sur des détails purement militaires, parfois orientée vers une peinture des sentiments éloignée de tout sentimentalisme, mais qui ne s'interdit pas quelques incursions du côté de l'émotion. Et toujours cette position particulière, située à la frontière entre œuvre de fiction et œuvre documentaire. Le passage dans un camp de concentration, avec la démonstration d'un responsable nazi des chambres à gaz expliquant les gestes détaillés pour introduire et activer les récipients de Zyklon B, est proprement glaçant. À ce moment-là, on n'est plus du tout dans le registre de la fiction. C'est un récit attaché à retranscrire presque jour par jour la progression des troupes soviétiques en direction de Berlin, leur rencontre avec des civils morts de faim ou avec des poches de résistance, dans les armes ou les idées. On peut voir la limite de l'exercice, réalisé dans un cadre bien particulier (celui de la RDA, donc), dans la description très partiale des événements qu'on ne peut pas vraiment associer à une dimension exclusivement documentaire ou même propre au témoignage. Les préoccupations de l'armée russe sont à ce titre extrêmement bien intentionnées : le cas de la forteresse Spandau est caractéristique de l'accent mis sur la volonté de négocier et d'éviter tout bain de sang inutile, ou du moins plus inutile que d'autres, tandis qu'un officier nazi remet sa propre croix de fer à un enfant probablement issu des jeunesses hitlériennes pour son acte de guerre héroïque (avoir tué un soldat russe d'une manière particulièrement atroce). La répartition de la lucidité et de l'aveuglement dans les deux camps parle d'elle-même. Les soldats soviétiques se montrent ainsi très magnanimes, de manière générale, et on ne peut que constater l'impasse sur les exactions d'une armée lors de son passage après l'occupation de la précédente.

Mais il n'est pas non plus interdit ou impossible d'interpréter cette illustration comme celle d'une expérience vécue et d'un ressenti propre à Konrad Wolf. La description du paysage de guerre évite soigneusement quelques grandes horreurs typiques, une occultation sans doute due à un tabou historique persistant dans les années 60, mais ne se vautre pas pour autant dans l'expression d'un manichéisme patent. Il n'y a pas que la débâcle des troupes nazies, il y a aussi les déboires de l'armée russe et de ses conducteurs de chars saouls qui tirent sur ses propres alliés (même s'il s'agit de soldats allemands déguisés). Il y a les soldats allemands qui sympathisent avec l'ennemi (même s'il ne s'agit que d'un homme aveugle en présence d'un binational à l'accent allemand familier). Et, surtout, marque ultime de la fin de la guerre et du début de la reconstruction, il y a des soldats allemands s'étant constitués prisonniers qui n'hésitent pas à reprendre leurs armes aux côtés d'un contingent russe pour repousser l'attaque de renégats SS. Des Allemands qui tirent sur des Allemands : en ce 8 mai 1945, on entre de plain-pied dans l'après-guerre.

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Seconde publication le 05-03-2021.

Konrad Wolf était fils de parents communistes juifs dans l'Allemagne de la fin des années 20 / début des années 30, et fuit son pays avec l'avènement des nazis en 1933, alors âgé de 8 ans. Il y reviendra une dizaine d'années plus tard, en avril 1945, dans les rangs de l'Armée russe. Ce qui frappe dans l'œuvre très personnelle que constitue J'avais dix-neuf ans, c'est la dissonance forte qui tourmente constamment le protagoniste, égaré quelque part entre ses deux nationalités. Le pays en passe d'être vaincu, c'est sa terre natale, et les Allemands qu'il croise, ce sont ses compatriotes — envoyé dans la région où il a grandi, il rencontrera des gens qu'il a connus. Il erre dans une régionaux contours flous, avec d'un côté les vainqueurs et de l'autre les vaincus, son identité perdue dans une incertitude germano-soviétique. Son personnage d'interprète devient progressivement l'allégorie d'un questionnement global, lui qui cherche sans cesse à comprendre et retranscrire ce que disent les uns et les autres.

On est vraiment dans le registre du témoignage, forcément biaisé et partiel, plus que dans celui du pamphlet dénonciateur ou de la dissertation à caractère objectif. Tableau très singulier d'un pays en débâcle, finalement assez peu intéressé par les Russes libérateurs — très peu de passages consacrés aux exactions aujourd'hui documentées, le film est essentiellement consacré à la diplomatie bienveillante (illustrée notamment par les événements de la forteresse de Spandau remplie d'officiers et de civils allemands). De manière très nuancée, Konrad Wolf choisit un arrière-plan chaotique, parfois absurde, pour esquisser le portrait d'un étranger des deux côtés.

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