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"Through our eyes, the universe is perceiving itself. Through our ears, it is listening to its cosmic harmonies."

Sincèrement, qui d'autre que Werner Herzog pour annoncer que malgré le potentiel de questionnements tels que "pourquoi les fourmis maintiennent des pucerons dans un état d'esclavage ?" ou encore "pourquoi les chimpanzés ne domptent-ils pas eux-mêmes d'autres animaux ?", et après avoir vu un film tourné sous la banquise antarctique par son ami Henry Kaiser (dont il avait déjà utilisé certaines images dans The Wild Blue Yonder deux ans plus tôt), il décide de s'embarquer quelques semaines durant au sein d'une base scientifique en Antarctique, dans le cadre d'une bourse de la National Science Foundation (sur le programme Antarctic Artists and Writers) ? Qui d'autre pour dire à la NSF, avec cet anglais très précis chargé d'un accent allemand soutenu, "They had invited me to Antarctica even though I left no doubt that I would not come up with another film about penguins. My questions about nature, I let them know, were different", pour in fine tourner une séquence sur une colonie de pingouins une heure plus tard et demander à un spécialiste du domaine, histoire de briser la glace, s'il existe des cas de sexualité exotique ou de démence chez cette espèce ?

Et éventuellement tourner une des plus belles séquences sur la banquise, herzogienne par excellence, avec l'image de ce pingouin fonçant tout droit en direction des montagnes, ni en direction de l'eau ni en direction de la colonie, près à traverser un pan entier de l'Antarctique sans raison intelligible, comme pour couper les ponts avec le reste de la communauté, jusqu'à ce que mort s'ensuive. S'il était possible de mettre en scène une telle chose, on aurait juré que Herzog avait demandé au pingouin de suivre cette direction pour la beauté et la portée du geste. "The rules for the humans are do not disturb or hold up the penguin. Stand still and let him go on his way. And here, he's heading off into the interior of the vast continent. With 5,000 kilometers ahead of him, he's heading towards certain death." Pour le reste, on imagine ses sueurs froides en arrivant au camp de base, chantier boueux constamment trituré par de grosses machines, bien loin des paysages de neige immaculée qu'on peut s'imaginer. "McMurdo has climate-controlled housing facilities, its own radio station, a bowling alley, and abominations such as an aerobic studio and yoga classes. It even has an ATM machine." Une grande désillusion et un vrai cauchemar, de prime abord.

Rencontres au bout du monde, comme son titre l'indique, est avant tout une galerie de portraits d'hommes et de femmes scientifiques, plus qu'un état des lieux du fonctionnement de ce camp de base McMurdo situé sur l'île de Ross. Une faune d'excentriques en tous genres, qui se révèle aussi riche et diversifiée que l'objet de leurs études respectives, sur la banquise, sous la banquise, et même en haut d'un volcan qui surplombe la banquise. Herzog investit pleinement la dimension épique du lieu, sur les traces de l'expédition de Shackleton (raconté dans le magnifique South), jusqu'au point géographique exact du Pôle Sud. Mais il en tire comme à son habitude une vision surréaliste, un surréalisme sans égal, terriblement attachant, un émerveillement qui ne semble pas connaître de borne, de la biologie à la physique en passant par la linguistique et la crème glacée.

Ainsi fait-on la rencontre d'un plombier revendiquant son sang apache, exhibant la nature particulière de ses mains comme un signe incontestable de sa filiation avec la lignée royale aztèque. Un banquier reconverti en conducteur d'engins énormes, au volant d'un camion de 30 tonnes parmi les sept dans le monde entier. Une femme qui aurait fait le trajet Denver - Bolivie en stop, à l'intérieur de canalisations d'égout transportées à l'arrière d'un camion. Un groupe en pleine formation de survie, s'entraînant à construire des igloos et s'exerçant à suivre une cordée avec un sceau sur la tête pour simuler des conditions de white-out en pleine tempête polaire. Ou encore ces trois scientifiques étendus par terre, l'oreille collée sur la glace pour écouter les cris des phoques (sur fond de musique bizarre expérimentale) — une frasque de Herzog, typiquement. Un plongeur qui nous fait découvrir des fonds marins peuplés de créatures incroyables, sorties d'un film de Cronenberg. Un linguiste qui s'occupe de la section jardin et botanique, l'occasion d'aborder la disparition tragique des derniers locuteurs de plusieurs langues chaque jour. Un volcanologue en tweed qui nous explique comment réagir en cas d'éruption volcanique, après avoir installé une caméra pour scruter le fond bouillonnant du cratère. Un physicien qui fait s'envoler un ballon d'hélium de 90 mètres de diamètre dans la stratosphère, avec une conception assez particulière des neutrinos, très en phase avec la poésie étrange recherchée par Herzog dans les moindres recoins de cette base.

Une belle brochette d'allumés (ou présentés comme tel bien sûr), partagés entre leur érudition, leur folie et leur mélancolie, réunis on ne sait trop comment sur cette étendue de glace, cernée d'icebergs de 40 mètres de haut.

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