viridiana.jpg, sept. 2020
Brueghel s'invite chez de Vinci

Plus que dans l'anticléricalisme, il semblerait que la saillie de Luis Buñuel s'oriente en direction de l'idéalisme, de manière plus globale, en détruisant méthodiquement les aspirations très pures de la belle Viridiana. Dans les moments qui devaient précéder son entrée au couvent, sur ordre de la mère supérieure, la jeune femme rend visite à son bienfaiteur et vieil oncle veuf (sa femme est morte le soir de leur nuit de noces, dit-on...) et y découvrira l'abjection de toutes parts. Silvia Pinal et Fernando Rey, respectivement dans ces deux rôles, sont éblouissants tant du point de vue de la pureté maltraitée dans ses illusions que de la lubricité mal contenue.

Buñuel ne s'arrêtera pas en si bon chemin, et si l'on pourrait lui reprocher une certaine sauvagerie dans le trait bien épais quand il s'agit de révéler la monstruosité de l'humanité tout entière, il n'en reste pas moins que cette parodie fielleuse de La Cène revisitée par Brueghel, servie en guise de dessert, contient une dose de causticité presque létale. L'image est on ne peut plus grinçante. On ne compte plus les plans équivoques, le long d'une série amorcée par la séquence où Viridiana se trouve face aux pis d'une vache qui n'auront jamais été aussi phalliques. Empreint d'une provocation qui a germé dans l'Espagne de Franco, Buñuel lacère le corps de la bienséance, de la bigoterie et de l'empathie, et s'en donne à cœur joie pour recouvrir de sel toutes ces plaies béantes. Les tabous tomberont les uns après les autres, à mesure que seront abordés l'inceste, le viol et le suicide, le désir, le triolisme et le stupre, la culpabilité, la bonne conscience et l'exclusion.

Le ton de Viridiana relève presque de l'acharnement, tant la méchanceté révèle toutes ses facettes avec une frénésie incroyable, sur fond de Haendel. Pourtant, chose étrange, malgré la débauche omniprésente et les excès tous azimuts, le récit ne sombre jamais dans le mauvais goût. Le symbolisme est bien là, avec la virginité profanée, le crucifix en couteau ou encore la couronne d'épine qui s'embrase (voire même le chat qui saute sur la souris, lorsque Fernando Rey se rabat sur sa bonne, pour le moins efficace d'entre eux), mais sans jamais se vautrer la lourdeur insistante. C'est sans doute qu'en toile de fond, ces émanations du mal sont sans cesse mises en perspective avec la volonté de Viridiana et un aveuglement généralisé, avec le profane qui répond à toutes les formes d'idéaux.

À travers le parcours d'une chaste demoiselle malmenée par son environnement, Buñuel l'insolent tresse les fils d'un récit d'apprentissage particulièrement forcé. La famille, la religion, la bourgeoisie, la populace : la bestialité et l'oppression revêtent une quantité sidérante de masques différents. Autour de Viridiana, au-delà des apparences (charité chrétienne, bienfaisance désintéressée, aide aux défavorisés, etc.), les règlements de compte fusent sans trop de concessions. Dans cette marmite subversive, on ne peut pas dire que ses illusions sur la nature humaine auront fait long feu.

cene.jpg, sept. 2020