jeudi 01 février 2024

Écrits fantômes : Lettres de suicides (1700-1948), de Vincent Platini (2023)

ecrits_fantomes.jpg, janv. 2024
Exploration de la littérature "thanato-épistolaire"

Écrits fantômes traite d'un sujet peu commun et selon une méthode tout aussi originale : les lettres de suicide chez le commun des mortels, éloignées des écrits célèbres et publiés, fruit d'un travail de recherche s'étalant sur plusieurs années à fouiller diverses archives françaises et à trouver le bon angle d'attaque pour synthétiser, agencer et présenter les résultats. Il est par exemple parfaitement clair que Vincent Platini cherche à tout prix à éviter la fascination morbide, façon cabinet de curiosité, et à respecter les familles et les descendants — ce pourquoi les lettres datant de moins de 75 ans ont été anonymisées. Selon une dizaine de cercles thématiques qui n'interdisent pas les zones de recouvrement, l'ouvrage parcourt de nombreux documents et d'aussi nombreuses situations qui ont poussé des hommes et des femmes à mettre fin à leurs jours (ou, parfois, à tenter de le faire) sur une période allant de 1700 à 1948.

Platini donne très peu d'informations en préambule de son travail, à dessein, pour ne pas écraser le sens des lettres avec une lecture prédéterminée : il faudra attendre la fin du livre (voire écouter des émissions comme celle-ci : lien France Culture) pour comprendre comment les données ont été agrégées, quelles pistes de réflexion ont été suivies. C'est très volontairement qu'il n'indique pas comment il faut s'y prendre pour appréhender le contenu, si ce n'est "le respect des souffrances les attentions de la lecture" que ces écrits méritent. On se familiarise cependant assez vite avec les différents registres : chaque lettre est précédée d'une contextualisation plus ou moins extensive en fonction des éléments dont on dispose, à l'intérieur de chaque thème on suit un classement chronologique, et les écrits sont soit des retranscriptions de sources primaires soit des rapports de police qui avaient au moment des faits recopié leur contenu. Fait notable, presque primordial : Écrits fantômes conserve les graphies phonétiques des lettres de suicides, avec toutes les fautes et toutes les ratures révélant leur part du contexte (avec quelques reproductions des documents originaux), ainsi que des indications concernant les supports — le beau papier à l'intérieur d'une enveloppe cachetée, la feuille de brouillon froissée, les différentes mentions des autorités qui ont collecté les preuves. Un travail d'orfèvre et de pionnier sur un sujet peu étudié, pour ne pas dire occulté.

Ainsi se plonge-t-on dans la vie d'inconnus ayant pris la plume pour un ultime message, autant de scripteurs se déclarant auteurs de leur mort. Platini parle d'objets appartenant à une "littérature thanato-épistolaire" qui mettent en scène un suicide pour donner à ces derniers instants une certaine esthétique. Il est souvent question du destinataire à qui on s'adresse, et parfois, de manière détournée et déterminée, à qui on ne pense pas, explicitement (en rédigeant une lettre à la voisine et une au commissaire mais rien au mari qui trouvera le corps, on affirme quelque chose). Il n'y a rien d'indécent, rien de sordide : tout y est consigné avec un respect très approprié, respect pour les personnes et pour les éléments factuels qui esquissent des circonstances et qui laissent s'échapper des fragilités évidentes.

La puissance de certaines lettres est sans comparaison, exprimant sans cesse des sentiments différents, des situations variées. On y croise des de temps en temps des suicides ratés, mais plus souvent des dernières volontés transmises à un proche. Les écrits sont parfois extrêmement laconiques, ici un simple "J'en ai marre", "adieu s'est pour toujour voila ma fin", "Lasse de souffrir / adieu" et là quelques mots d'une phrase incomplète, parfois beaucoup plus profus avec un attachement fort à expliciter les circonstances jusque dans leurs moindres détails. Il y a ceux qui s'y reprennent à plusieurs fois, en complétant la lettre d'adieux en conséquence, et il y a ceux qui font le récit détaillé des derniers moments, dans l'attente de la mort en décrivant méthodiquement les symptômes de l'intoxication allant crescendo. Certains entraînent avec eux leurs petits-enfants ou leurs animaux de compagnie, d'autres en couple se réjouissent à l'idée de savoir leurs os réunis dans un même cercueil.

Bien que ce ne soit pas le but premier recherché, il se dégage de ces écrits un regard sur l'histoire, sur l'évolution du sens derrière l'écriture d'un terme comme "adieu" sur deux siècles, sur la transformation des modes de suicide : on se fait brûler la cervelle avec une arme à feu en uniforme, on se jette du haut d'un immeuble, on s'empoisonne à l'aide de divers produits chimiques, on se noie, on s'asphyxie au charbon puis, plus tard, au gaz. Le cadre est en tous cas fixé d'un côté par le tout début du XVIIIe siècle car très peu de lettres existent antérieurement, et de l'autre côté par l'année 1948 après laquelle le nombre de lettres explose. Si ce genre de documents témoigne du choix de leurs auteurs, ce contre quoi il se fait, quels points de résistance il oppose, comment il se déterminait et se représentait, Platini rappelle à juste titre qu'il existe un sérieux biais dans les informations recueillies : "la missive réussie est celle qu'on ne retrouve pas, puisqu'elle est parvenue à destination. Les lettres restantes proposent une image déformée".

On apprend ainsi qu'on se détermine très souvent contre quelque chose : contre l'institution (l'armée par exemple), contre la famille, contre le harcèlement, contre la tyrannie. Les sujets se déclarent dans un contexte amoureux, politique, ou malade. L'occasion également d'observer l'évolution de l'image renvoyée par l'acte du suicide, un acte considéré comme criminel jusqu'en 1791 (on garde au frais un cadavre suspect, on lui fait un procès, on le supplicie) dont la perception se transforme progressivement. Les personnes qui se suicident mentent régulièrement dans leurs lettres, des escrocs se font passer pour des victimes, des fugitifs simulent leur mort pour tromper la police. Certaines lettres sont en grande partie incompréhensibles : "Set engale je fine ma vie a te piere je te pardon de tou le peine te tue ma couse tue a fait mon maleure tache de feire le bonneure de notre que tu aime meu que moy". Elles parlent toutes d'amour, de déshonneur, de honte, de maladie, de religion, de famille, et certaines parviennent même à être drôles. On est quoi qu'il en soit très loin de l'anthologie et du spectaculaire, de l'obscène et du voyeurisme : on entre très paisiblement, avec beaucoup de précautions et d'empathie, dans ce recueil de vies brisées. Des lettres d'inconnus, anecdotiques, mais d'une richesse incroyable dans cette dernière image de soi.

Un exemple de lettre assortie de son contexte :

Vers 6 h 30 du matin, on frappe à la porte d’une chambre de l’hôtel de Biron. François Emmanuel, chasseur au service du duc de Biron, vient ouvrir. C’est un dénommé Joly Coeur, cavalier de la maréchaussée, qui vient rendre visite à un ami : Brem, dit Birner, jeune brigadier du régiment des hussards de Lauzun, occupe une chambre au premier étage en sa qualité de sous-secrétaire du duc. Joly Coeur est inquiet. Il a trouvé sur la porte de Brem un écriteau lugubre. Les deux hommes montent. Une demi-feuille de grand papier est accrochée à l’entrée. On peut y lire ces mots, écrits en travers et ornés d’une accolade :

Ne vous effraiés point en entrant
car vous me trouverrés
Parti pour l’autre monde.
Envoiés tout de suite la lettre à Mr Mis
qui est sur la table et ne toucher à Rien
et n’envoiés rien quil ne soit venu.

[Papier à lettres, 31 × 20 cm, encre noire.]

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vendredi 26 janvier 2024

L'Auberge du mal (いのちぼうにふろう, Inochi bonifuro), de Masaki Kobayashi (1971)

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Une bonne action chez des malfrats et des soulards, au péril de leurs vies

Petite particularité de visionnage : il s'agit du premier film japonais que vois suite à la lecture de l'essai de Jun'ichirō Tanizaki, Éloge de l'ombre, et les deux heures qui ont défilé n'ont fait qu'étayer la thèse de l'auteur. Deux heures remplies de zones d'ombre (au sens propre), de recoins mal éclairés, de séquences nocturnes, de matériaux ternes et poreux dépourvus de pouvoir réfléchissant, et de lanternes allumées dans la nuit — honnêtement la scène finale de L'Auberge du mal, avec sa nuée de policiers qui s'agitent dans l'obscurité à peine éclairée par les lanternes qu'ils tiennent, pourrait être une illustration faite sur mesure pour le livre. Autre particularité : c'est seulement le deuxième film de Masaki Kobayashi que je vois, alors que son Seppuku trône dans mon panthéon personnel depuis plus d'une dizaine d'années... Vraiment n'importe quoi, ma procrastination me perdra.

À la différence de beaucoup de films japonais historiques des années 1950 / 1960 dans la lignée des Shinoda, Kudō ou Uchida (et auxquels celui-ci fait beaucoup penser, indépendamment de sa sortie au début des années 1970), Kobayashi expédie le contexte de manière extrêmement rapide, efficace, élégante. Les premières images montrent une carte de l'île qui sera au centre des enjeux, et pose très vite le cadre : c'est un repaire de bandits réunis dans une auberge en son centre, accessible seulement par un pont, et les autorités attendent le moment opportun pour mettre un terme à leurs activités. La configuration du lieu est en soi un élément essentiel, participant à l'action, irrigant le scénario de ses particularités et de ses opportunités. Il faut ajouter à cela des personnages très bien caractérisés sans verser dans la complexité excessive, une lumière magnifique jouant à merveille sur les ombres, un travail très précis sur le son pour accentuer la tension aux bons moments... Formellement, c'est impressionnant.

Kobayashi ne se hâte pas, il est vrai, pour installer la situation initiale. On en passe du temps, dans cette auberge, pour apprendre à connaître la bande de malfrats et la situation critique dans laquelle ils se trouvent face à la police — dans les rangs de laquelle figurera le grand antagoniste. Au milieu de cette tribu disparate, quelques éléments perturbateurs s'immiscent pour lancer les péripéties, avec entre autre un soulard plus opiniâtre que la moyenne et un jeune homme désespéré qui s'apprête à mourir en essayant de récupérer son amour, vendu comme prostituée contre son gré. Mais bien sûr, ce qui restera, c'est ce regard fou de Tatsuya Nakadai.

Chose étonnante, c'est une bonne action décidée par le groupe de voyous mis à l'écart (le titre original signifie "gâcher sa vie") qui sonnera le glas pour tous, puisqu'ils s'essaieront à la contrebande afin de réunir les fonds nécessaires pour aider le pauvre inconnu à retrouver sa dulcinée. L'ambiance sera pesante du début à la fin, peut-être un peu trop lourde par moments, les premiers vrais rebondissements arrivant tardivement et surtout à la faveur d'une ellipse notable qui laissera trois corps sous un linceul de fortune. Mais sans l'ombre d'une hésitation la longue séquence finale vaut tous les déséquilibres. La confrontation nocturne est éblouissante, à la limite de l'épouvante, tant pour la rage qu'elle laisse se déchaîner que pour ces lumières dans la nuit, les protagonistes étant comme poursuivis par des torches-fantômes s'animant dans l'obscurité, sur cette île peuplée de damnés présentée comme l'antichambre de l'enfer.

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jeudi 25 janvier 2024

Camp de Thiaroye, de Ousmane Sembène et Thierno Faty Sow (1988)

camp_de_thiaroye.jpg, janv. 2024
Histoire d'un massacre

Mon dernier rapport au cinéma sénégalais remontait au visionnage de Hyènes de Djibril Diop Mambety, et si seulement quelques années le séparent de Camp de Thiaroye, le style est diamétralement opposé. Un plaisir de découvrir, enfin, un film de Ousmane Sembène, en même temps que se dévoile le récit à caractère un minimum documentaire du massacre de Thiaroye, qui eut lieu dans un camp militaire de la périphérie de Dakar, au Sénégal, le 1er décembre 1944. Le contexte est tristement connu (récemment un film avec Omar Sy traitait ce sujet) : des tirailleurs sénégalais récemment rapatriés, anciens prisonniers de la Seconde Guerre mondiale ayant connu les camps de concentration, manifestaient pour le paiement de leurs indemnités et le versement du pécule qui leur était promis depuis des mois. Le différend s'est soldé par un bain de sang du côté des manifestants sénégalais. Autant dire qu'on ne se situe pas dans le segment le plus reluisant de l'histoire de France et de son passé colonial, et que le film fut l'objet de censure pendant une dizaine d'années.

Le massacre sera le point de chute du film, au terme d'un long voyage et d'un long déroulé des événements précédents sur près de 2h30. Le style de Sembène est un peu rêche, notamment en termes d'interprétation : que ce soit les gradés français blancs ou les tirailleurs sénégalais noirs, la grande majorité des acteurs (professionnels ou non) ont un jeu très théâtral, très maladroit, qui demande un certain temps d'adaptation pour l'intégrer et passer au reste. Mais on s'y habitue, un minimum, progressivement... Seuls les clichés restent un peu coriaces, avec le capitaine sympathisant de la cause des tirailleurs, tous les autres des gros enfoirés de première classe (j'exagère peu), et parmi les tirailleurs, le fin lettré parlant trois langues (wolof, français et anglais), le traumatisé par la guerre et par Buchenwald qui ne peut plus s'exprimer qu'au moyen d'onomatopées plus ou moins signifiantes... Ce n'est pas vraiment le point fort du film.

En revanche Camp de Thiaroye déroule bien le parcours de ce bataillon d'hommes enrôlés de forces depuis 1939 pour certains, envoyés au front, à la différence des généraux dirigeant le camp éponyme qui n'auront connu la guerre que de très loin, sans trop se salir. Leur point de chute : un camp dans lequel on les parque, avec barbelés et mirador. Au programme, il y aura beaucoup de désillusions devant les promesses non-tenues par l'armée française, sans parler évidemment du racisme banalisé et des humiliations récurrentes. Des conditions suffisantes pour faire émerger une mutinerie, au sein de laquelle on est immergé pour participer aux débats entre les soldats — souvent contraints de s'exprimer dans la langue française qu'ils connaissent mal, mais seul terrain commun pour tous ces hommes d'origines très différentes. Finalement c'est le sergent-chef Diatta qui concentre les contradictions du système colonial, lui fait figure d'intellectuel extrêmement cultivé au milieu de ses semblables gradés (qui auront tôt fait de le taxer de communiste) et qui devra choisir son camp au moment où les ennuis deviendront sérieux. Un film qui paraît en tous cas intellectuellement très honnête, au-delà de ses maladresses qui n'en font pas un film facilement recommandable.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

mardi 23 janvier 2024

L'Âne qui a bu la lune, de Marie-Claude Treilhou (1988)

ane_qui_a_bu_la_lune.png, janv. 2024
Une belle bande de fadas

Encore un moment extrêmement collector, en toute subjectivité, pas trop éloigné du plaisir coupable mais que je trouve sincèrement attachant, déniché dans la filmographie de Marie-Claude Treilhou : elle avait tourné deux documentaires dans un petit village des Corbières, pas loin là où j’ai grandi, Il était une fois la télé et la même chose 30 ans après, et je découvre à l'occasion de L'Âne qui a bu la lune le versant fictionnel de ses réalisations. Des histoires racontées à l’intérieur de l’histoire principale, sous la forme de contes bizarres qui se situent davantage du côté de la farce prosaïque que de la morale ou du merveilleux, très clairement. Le quotidien paysan n’est jamais loin, même si on explore d’autres territoires, comme la vie de village, le carnaval, ou encore les bandas, tous dans le département de l’Aude. L’illustration est parfois laborieuse, redondante, un peu poussive voire maladroite, mais jouit d’un charme sudiste évident — pour qui y est sensible a priori. Sur à peu près tous les plans techniques, un esprit objectif détecterait beaucoup de maladresses, mais difficile pour moi de lutter.

Un festival de patois local et de récits populaires issus du patrimoine occitan, qu'un grand-père raconte à son petit-fils, tandis qu'ils se baladent dans Labastide-en-Val. Les 5 contes parcourent la région des Corbières, entre Limoux et Lagrasse, alternant entre courtes anecdotes ("Les trois jeunes gens" ou le segment éponyme "L'âne qui a bu la lune") et récits vraiment trop longs par endroits ("Le moine changé en âne" et "Le carnaval"). Dans le tas, une étrangeté un peu lunaire, "Le cochon élu maire". Sans doute que pour des personnes étrangères à la culture régionale, ce film aura la saveur épicée du pittoresque un peu fantasque, mais à titre personnel ce fut avant tout une délectation sémantique avec sa ribambelle de mots de vocabulaire qui ont bercé mon enfance près des anciens (ba pla, fas cagat, macarel, tchaoupiner, escagasser, fadas, kabour, esquinter, atchouffer, s'escaner, s'esclaffer, espatarré, rouméguer). Manifestement la mise en scène fera souffrir la plupart des égarés tombés dessus par hasard, avec une direction d'acteurs très erratique, mais dont le côté résolument amateur alimente une certaine poésie rurale. L’immense majorité des acteurs et actrices du film n’est absolument pas professionnelle (il n'y en a peut-être aucun d'ailleurs), on reconnaît certaines têtes qui ont marqué le coin (Denis Bonnes par exemple, grande figure carcassonnaise), et l'ensemble fleure bon l'artisanat du sud, un peu bancal mais très attachant dans l’ensemble.

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lundi 22 janvier 2024

Éloge de l'ombre (陰翳礼讃, In'ei raisan), de Jun'ichirō Tanizaki (1933)

eloge_ombre.jpg, janv. 2024
Le beau et le laid, le propre et le sale, le sombre et le clair

L'essai de Jun'ichirō Tanizaki sur l'esthétique japonaise est à la fois court, dense, et déconcertant. Il faut dire que pour aborder la question du beau, et avant de développer sa pensée sur l'opposition entre l'esthétique asiatique basée sur l'ombre et l'esthétique occidentale basée sur le visible, il nous embarque directement... dans ses toilettes. Point de départ assez déroutant pour une réflexion qui ne se révèlera que très progressivement, en prenant le lecteur (occidental mécréant, du moins) à rebours, et qui laissera beaucoup de zones d'ombre — c'est sans doute une sensation très à propos, au regard de la thématique.

Chose amusante et intéressante, il est difficile de caractériser la position de Tanizaki, réactionnaire sous certains aspects, mais doué d'autodérision sous d'autres : il se moquera de lui-même à de nombreuses reprises, qualifiant ses paroles de divagations de vieillard (il n'a que 47 ans). Parfois, il se fait extrêmement véhément et peu nuancé pour critiquer la définition du beau en Occident ou pour glorifier la culture nationale patriotique, et parfois il avance ses pensées sous l'angle de l'incompréhension sincère et posée, en avouant le caractère relatif de ses jugements. S'il finit par explorer des thèmes artistiques plus conventionnels, comme le théâtre (en opposant Kabuki et Nô) ou des architectures spectaculaires, il s'attarde très longuement sur les éléments du quotidien en s'intéressant aux intérieurs d'une maison. Et de pester sur l'électricité (qu'il installera dans sa maison malgré tout), sur ces lumières trop fortes et trop chaudes qui dénature le cœur même de la maison japonaise en éliminant, entre autres, la pénombre des alcôves.

On en vient souvent à se demander ce que Tanizaki pensera de l'occidentalisation de la société japonaise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lui qui souffre déjà énormément de l'évolution culturelle à marche forcée au tout début des années 1930. L'écrivain donne l'impression d'être un apôtre de l'ombre comme un parent éloigné de Soulages, insistant sur le fait que la clarté à quelque chose d'aveuglant, et que la où les occidentaux s'échinent à astiquer leurs objets d'art, les asiatiques trouvent une finalité toute particulière dans la patine de la crasse. Un attrait pour la souillure, vecteur du temps qui passe, qui rend plus attrayant le jade terne plutôt que le diamant étincelant.

Un essai difficile à appréhender, derrière sa fausse désinvolture il est très stimulant dans son ébauche de théorisation sur l'esthétique, mais il multiplie en outre les dissonances, d'un côté capable de commentaire bassement raciste à l'encontre d'Einstein en visite au Japon s'étonnant d'un éclairage public fonctionnant en plein jour ("c’était un Juif, après tout"), et quelques pages plus loin se moque de lui-même de peur de devenir, voire d'être devenu, un vieux réac grabataire. La dernière partie de cet Éloge de l'ombre est plus confuse, moins précise, on aborde la soupe miso dans un bol sombre et les sushis enveloppés dans des feuilles de kaki, disons que ces divagations sont moins intéressantes que celles sur la blancheur de la porcelaine, l'intérieur et les toits des temples ou encore les contrastes colorimétriques de la peau (avec option "noircissement des dents" pour les femmes). Une chose est sûre, on referme le livre en observant son environnement différemment, en traquant toutes les zones d'ombre avec l'envie, comme Tanizaki dans sa conclusion presque potache, d'aller "éteindre [sa] lampe électrique".

samedi 20 janvier 2024

El Principio Del Fin, de Don Bolo (2018)

el_principio_del_fin.jpg, janv. 2024

Ce premier album instrumental d'Avant-Prog équatorienne est pour le moins intrigant. Pas le genre de sonorités et d'assemblages de sonorités commun... La seule chose à laquelle je puisse rapprocher la signature de Don Bolo, c'est éventuellement At The Mountains Of Madness de Electric Masada, sans Marc Ribot à la guitare et avec à la place un bassiste déchaîné. Très étonnant comment les cuivres enflammées mettent en valeur la basse justement, le tout animé par des structures denses et complexes à la limite de la dissonance. Sans parler du tempo qui part en vrille constamment. Le triptyque servi en introduction est d'une efficacité ravageuse, le reste de l'album se perd à mon goût un peu trop dans des expérimentations alambiquées et exotiques.

Extrait de l'album : Esta Es la Vida Que Te Espera.

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À écouter également : El Espiral, Tutitata.

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vendredi 19 janvier 2024

L'Invaincu (অপরাজিত, Aparajito), de Satyajit Ray (1956)

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Le tombeau des lucioles

Ce deuxième film de la trilogie d'Apu réalisée par Satyajit Ray reprend exactement l'histoire du protagoniste là où on l'avait laissée à la fin de La Complainte du sentier : Apu a désormais 10 ans (du moins durant la première partie du film, avant la grande ellipse qui le projettera dans les études à Calcutta), sa famille s'est installée en ville après les événements tragiques dans l'ancienne maison. Avec la même élégance de mise en scène et la même douceur de caméra, L'Invaincu observe dans un premier temps les habitudes de la famille, notamment le quotidien du père consistant à étudier des textes sacrés tout en se promenant sur les berges du Gange. Ce premier pan du récit sera brusquement interrompu par la maladie (suivie de la mort soudaine) de ce dernier, impulsant un nouveau mouvement, en sens inverse, puisque la mère Sarbajaya décidera de retourner s'installer à la campagne.

Même si la trilogie porte son nom il n'est pas tout à fait évident de déterminer si le personnage d'Apu est réellement le barycentre des événements et des sentiments. On peut quoi qu'il en soit concéder le poids des membres de sa famille dans son environnement, quand bien même chacun de ces membres n'aurait qu'un temps limité de présence — il faut dire que la mort frappe régulièrement dans ce coin de l'Inde. En marge de l'évolution d'Apu, de ses études, de son émancipation, la figure de la mère est ici omniprésente et Ray marquera fortement le parallèle existant entre la réussite (Apu décroche une bourse, il repart en ville pour étudier, il commence à développer une certaine autonomie) et le chagrin (Sarbajaya souffrira particulièrement de l'éloignement de son fils). Et on sait comment se finissent les tragédies familiales chez le cinéaste indien...

La forme très épurée de ce conte lui permet d'accéder à une forme d'universalité tout en conservant nombre de particularités idiosyncratiques, parmi lesquels je citerais en premier lieu la présence marquante des trains, de leurs allers-retours, et du symbole de changement de vie qu'ils contiennent. Quelques effets simples sont d'une beauté insoupçonnée, comme l'ellipse transformant Apu enfant en un adolescent simplement en se concentrant sur une lampe, un soir de lecture. La relation mère-fils étonne aussi, avec toute la délicatesse diffusée pour aborder cette relation d'amour mais aussi toute la dureté du dernier mouvement partagé entre émancipation et égoïsme. Ray se garde bien de juger son personnage principal, malgré toute l'émotion qui peut jaillir autour de celui de la mère, dont l'affliction est rendue tout à fait intelligible sans recourir au pathos. Et il propose deux séquences d'un éclat noir sidérant, deux symboles funèbres dont l'effet est saisissant, un dernier souffle paternel marqué par la soudaine envolée d'oiseaux et l'image d'une disparition maternelle s'effaçant dans la nuit éclairée de lucioles.

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jeudi 18 janvier 2024

Voyage sans retour (One Way Passage), de Tay Garnett (1932)

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"These holidays are dynamite."

Aiguillé par la place de choix que Bertrand Tavernier lui accorde dans son pavé Amis Américains, Tay Garnett s'immisce dans ma cinéphilie par l'entremise de cette romance aux accents comiques qui aurait très bien pu constituer le terreau idéal d'un mélodrame sirupeux et éreintant s'il n'avait pas éclos dans un cadre particulier : le Forbidden Hollywood, l'ère du Pré-Code. Quelques années avant que la censure du code Hays n'entre en scène en 1934, One Way Passage est un régal de comédie raffiné typique de ces années-là, le début de la décennie 1930. Un navire de croisière, une poignée de personnages aux destins mêlés, des flirts croisés, une série de bons mots, et la chose est lancée.

Tout le film est basé sur une contrainte sous-jacente, la cohabitation forcée entre plusieurs personnes, qui génèrera autant de rapprochements bienvenus pour les uns et redoutés pour les autres. Une histoire d'amour issue d'un coup de foudre dans un bar de Hong Kong se poursuit à bord d'un paquebot, pour le voyage retour en direction de San Francisco. Mais une histoire d'amour également pétrie de non-dits, de mensonges, de secrets : on apprendra rapidement que elle, Joan (Kay Francis), est condamnée par une maladie incurable qui lui ôtera bientôt la vie, et que lui, Dan (William Powell), est un condamné à mort qui retourne sur le continent nord-américain pour terminer sur une chaise électrique.

Mais jamais Voyage sans retour ne se fait lourd sur cette composante dramatique, bien au contraire : ce n'est qu'une configuration pour créer une certaine entrave dans leur relation, qui trouvera certes pour point de chute une séparation faussement optimiste (magnifique final où chacun a appris la condition de l'autre sans que l'autre ne le sache, et feignant des retrouvailles qui n'auront tristement jamais lieu) mais qui constituera un carburant permanent aux enjeux. Car autour d'eux rôdent différents personnages secondaires gratinés, avec notamment une fausse comtesse, le sergent (Warren Hymer, la tête idéale de l'emploi) en charge de l'arrestation de Dan qui tombera sous le charme de cette dernière, et un blagueur potache bourré tout du long dont la fonction sera essentiellement d'introduire un peu de chaos dans tout cela. Ce microcosme apporte la touche de légèreté bienvenue, avec des états d'âme surprenants (le flic se montrera magnanime avec les malfrats) et typiques du Pré-Code.

Quelques épisodes exotiques (dont une escale à Hawaï, sur les plages de Honolulu, ouvrant de nombreuses possibilités), une traversée en bateau qui scellera l'intégralité d'une histoire d'amour, de son commencement à son dernier souffle, sans qu'aucune des deux parties ne connaisse le sort de son amant, et une conclusion sous la forme d'un rendez-vous manqué au parfum tragique et délicat. Bonne pioche.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

mercredi 17 janvier 2024

Deux, de Filippo Meneghetti (2020)

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Barbara, une femme allemande

Première chose qui frappe et qui intrigue fortement : la présence de Barbara Sukowa, du haut de sa soixantaine avancée et magnifique, dans un rôle dont l'émancipation chevillée au corps mais menacée forme un écho très lointain mais tout aussi tenace avec son rôle dans Lola, une femme allemande, il y a près de quarante ans chez Fassbinder. L'expérience est vraiment troublante, même si le (premier) film du réalisateur italien Filippo Meneghetti n'a pas du tout la même portée et les mêmes enjeux. Tout dans Deux est en réalité porté par le duo d'actrices principales, incluant Martine Chevallier, et dans la nature de leur relation amoureuse, à la fois intense, sincère, hésitante, et instable par nature puisque la famille de cette dernière n'est pas au courant.

Il y aurait beaucoup à redire sur les maladresses du film, sur la pauvreté de certains dialogues, sur la faiblesse d'écriture de certains personnages secondaires (l'aide-soignante et la fille surtout, encore que le personnage de Léa Drucker est doté d'un beau potentiel pas vraiment exploité), sur certains effets de manche pas hyper constructifs (le cambriolage final annoncé une scène plus tôt, par exemple). Mais les scénaristes sont parvenus à esquisser une relation sentimentale dont on ignore tout le passif mais qui s'établit naturellement, dans sa passion comme dans ses contraintes. Et la configuration, très crédible, de ces deux femmes qui ne sont que deux voisines pour le reste du monde, est le terreau fertile pour le développement d'une situation éminemment compliquée lorsque l'une d'entre elles fait un AVC et perd une partie de ses capacités. Cette sensation de tragique est très bien amenée, et renforcée par quelques scènes percutantes comme celle où la caméra se concentre sur les yeux de Chevallier qui alterne entre les deux interlocutrices (sans que ces dernières ne la regardent), prisonniers d'un corps presque immobile.

La pudeur de la mise en scène est particulièrement appréciable, tout comme le jeu avec les deux appartements et les doubles vies en toile de fond. Le mélange de complicité presque enfantine, d'attachement puissant, de souffrance soudaine, est très réussi et donne à la scène finale, danse intime sur fond de Betty Curtis (Sul Mio Carro) au milieu de l'appartement retourné, une certaine force. Point de chute d'une dernière partie construite autour d'un suspense grandissant et d'un coming out à demi-raté assez bien gérés.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024

mardi 16 janvier 2024

Baïonnette au canon (Fixed Bayonets!), de Samuel Fuller (1951)

baïionnette_au_canon.jpg, janv. 2024
"You're not aiming at a man. You're aiming at the enemy. Once you're over that hump, you're a rifleman."

Quand j'avais découvert le film de Samuel Fuller J'ai vécu l'enfer de Corée (The Steel Helmet), la comparaison avec Côte 465 (Men in War) réalisé quelques années plus tard par Anthony Mann m'avait sauté aux yeux : même sujet, la guerre de Corée sous l'angle des difficultés du camp américain, même budget limité, même approche sous la forme d'un exercice de style (qui s'est sans doute imposé naturellement étant donnée la limitation des moyens). Mais en réalité il y avait encore plus proche : même sujet, même budget, même approche... et même réalisateur, ainsi que même année, et même acteur principal, puisque Fuller réalisait également en 1951 Fixed Bayonets! mettant en scène Gene Evans. Drôle de cumul de points communs, alors que le résultat est sensiblement différent.

Retour sur le front coréen, alors que la guerre est encore active à l'époque, pour examiner une autre dimension (un peu moins sordide, même si on ne peut pas dire que la joie soit franchement au rendez-vous). Un immense régiment américain comptant 15000 hommes doit fuir face à la domination des troupes communistes dans la région. Pour éviter que la retraite soit trop ostensible, ce qui laisserait à l'ennemi le moyen de leur infliger de lourdes pertes, une petite escouade d'une cinquantaine d'hommes est formée pour simuler une présence stable dans un lieu stratégique et permettre au restant de la troupe d'évacuer les lieux. Pas de bol pour ces hommes, même si le calcul est vite vu d'un point de vue purement comptable : il va falloir résister le plus longtemps possible dans le froid, dans les montagnes, pour que les copains aient le temps de rentrer sains et saufs.

Le choix des conditions hivernales est intéressant car il permet de dresser un contexte peu fréquent, mais il se heurte malgré tout très vite aux problèmes de moyens — tout est bien sûr tourné en studio et on ne peut pas dire qu'une fortune ait été dépensé dans les décors... C'est rachitique, à tel point que même la neige ressemble à du sable blanc (l'avantage de la pellicule noir et blanc, elle limite la casse), ça en est même probablement. Une grosse partie de l'action se jouera donc avec une poignée de figurants perchés dans leur grotte située en hauteur, repoussant inlassablement les assauts plus ou moins timides de l'ennemi. Fuller montre bien les conditions extrêmes, on se frotte les pieds pour se réchauffer (ils sont tellement froids et engourdis qu'on frotte ceux du voisin sans s'en rendre compte), il y aura pas mal de combats rapprochés (d’où le titre), et un petit lieutenant verra ses supérieurs mourir les uns après les autres. De telle sorte qu'un beau jour, il se retrouve en charge du commandement de son unité.

Fuller, à travers ce personnage, insiste lourdement sur son incapacité a priori à commander, sur ses doutes, sur ses peurs, sa croyance en son inaptitude, avec des voix intérieures répétitives... Pour que le moment venu, sa prise en main du peloton paraisse héroïque. Tout ça semble quand même bien rabougri du scénario, même s'il parvient à éveiller quelques moments de grosse tension (l'emplacement des mines notamment) ou de surprise (le vol d'un clairon ennemi). Un film d'hommes entre eux, parmi lesquels on pourra apercevoir James Dean à la toute fin — attention à ne pas cligner des yeux, ça dure moins de 5 secondes — et qui insiste sur un quotidien angoissant, peu trépidant, avec une opposition entre deux groupes filmée un peu comme un western. Une œuvre de commande à travers laquelle Fuller réussit à insérer quelques belles séquences (qui plus est sans excès propagandiste majeur) à l'image du très beau plan final montrant des survivants qui défilent, au clair de lune, éreintés, en traversant un cours d'eau.

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

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