jeudi 29 février 2024

Djihadistes de père en fils (Kinder des Kalifats, Of Fathers and Sons), de Talal Derki (2017)

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Petite chronique familiale du salafisme djihadiste

Toutes les cases du documentaire d'exception sont cochées : sujet en or, immersion absolue, travail de préparation conséquent, suivi au très long cours, peu de commentaires externes, et surtout, probablement le plus important sur des thématiques aussi extrêmes, une neutralité sans faille dans la captation du phénomène observé. Une question finalement assez simple que l'on peut se poser systématiquement à l'issue de visionnages de cet ordre pour en évaluer la pertinence de la retranscription : que penseraient du contenu les personnes filmées ou des personnes ayant des points de vue opposées vis-à-vis de la thématique ? J'ai l'intime conviction que tous les partis n'auraient rien à redire concernant les faits exposés dans Of Fathers and Sons, et c'est à mes yeux la marque d'un documentaire a minima digne de respect.

Cela étant posé dans un cadre le plus abstrait qui soit, il faut quand même maintenant aborder le vif du sujet, annoncé de manière très explicite par le titre français. Talal Derki, réalisateur kurde syrien exilé en Allemagne, est parvenu à retourner dans sa Syrie natale, gagner la confiance d'une famille de djihadistes salafistes (grâce à ses contacts et amis photographes locaux) appartenant au Front al-Nosra, et partager leur quotidien sur une durée proprement hallucinante, 330 jours répartis sur un peu plus de trois années après avoir pris le soin d'effacer son identité sur internet pour assurer sa sécurité. Il faut vraiment voir l'ampleur de l'horreur pour réaliser le danger d'une telle captation documentaire : c'est un univers dans lequel des gamins de même pas dix ans apprennent à caillasser les filles ne portant pas le hijab (avec l'assentiment enjoué des pères), à manipuler pistolets et AK-47, et à jouer en fabriquant de fausses mines antipersonnel (l'équivalent local et plus risqué du coca + mentos disons, où l'on peut perdre une jambe dans la manœuvre). Un monde désolé, délabré, uniquement fait de terrains vagues et d'habitations primaires, où l'on va tirer au sniper sur des infidèles pour s'amuser avec les copains un peu comme on jouerait aux jeux-vidéo. C'est presque banal, parfaitement naturel, et par contre glaçant au plus haut point.

À noter que Talal Derki a décidé de ne plus retourner en Syrie dans le cadre de ce projet le jour où il a appris qu'un djihadiste tunisien très dangereux cherchait à le rencontrer : deux mois plus tard, il se faisait tatouer le bras et percer une oreille pour sceller définitivement l'impossibilité de revenir auprès des fous furieux de dieu.

Les présentations avec la petite vie de famille seront des plus irréelles, à commencer par les noms donnés à la fratrie, choisi en hommage aux terroristes du 11 septembre 2001. L'une des premières séquences nous montre les gentils gamins du patriarche Abou Oussama jouer avec un joli petit moineau, "attention ne serre pas trop tu vas lui faire mal", c'est tout mignon. Une minute plus tard, le gamin revient : "Papa j'ai égorgé l'oiseau", ce à quoi il répond, tout guilleret, "Bon, c'est mieux ainsi que s'il était mort en jouant avec", et le frère de l'apprenti-bourreau âgé de 7-8 ans précisant "Oui papa, il l'a tué après lui avoir fait pencher la tête en avant, comme toi avec cet homme [que tu as décapité l'autre jour, entre le repas et la sieste, en substance]". Après quelques paroles dignes d'un cas psychiatrique aigu voyant la volonté de dieu derrière chaque caillou et chaque mise à mort, le paternel conclut avec sagesse : "il ne faut pas enfermer les oiseaux dans des cages. Si tu en vois un prisonnier, libère-le". Confusion au maximum.

Effroi total évidemment, dès lors que la référence à un acte sauvage extrême sort de la bouche de cet enfant même pas en âge de connaître ses tables de multiplication. Cette séquence un peu matricielle contient la structure qui fait toute la puissance de Djihadistes de père en fils (la distribution française s'est sentie obligée de rajouter une couche inutile dans le titre), à savoir cette alternance troublante, insoutenable et littéralement incroyable de moments abominables et de moments tendres. Des mômes qui jouent et qui se chamaillent comme dans n'importe quelle cour de récré, et juste après, qui vont balancer des gros cailloux sur les filles de leur âge sortant de l'école (dont ils ont été retirés par le père à cause de la mixité). Des moments poétiques où l'on voit des enfants lancer des ballons en l'air, propulsé par l'air chaud d'une flamme en leur centre, et des séquences d'endoctrinement théologique et militaire où les bambins sont en treillis, cagoulés, et subissent le plus brutal des lavages de cerveau. On égorge un bouc en famille en suivant un précepte religieux lambda, et on construit une piscine improvisée pour que les garçons puissent y jouer comme n'importe quels autres. Bref, un père aimant et une fratrie de 8 garçons (qui nourrissent un ennui profond), si l'on faisait abstraction de tout le reste — à commencer par l'absence radicale de femmes dans le champ de la caméra, l’agressivité omniprésente dans les rapports humains et le non-sens permanent des discours.

Tout le documentaire est concentré dans cette horreur double, cette transmission familiale pétrifiante, tandis qu'on assiste à la destruction de l'innocence des enfants ainsi qu'à la formation de futurs tueurs de métier dans le même mouvement. Le docu est particulièrement riche et diversifié en marge de cet aspect central, comme par exemple ce rapport à la mort et au martyr sur le thème "Pour chaque enfant tué, mille autres renaîtront" ressassé par le patriarche, ou encore ce groupe de jeunes soldats capturés dans les rangs de l'armée régulière, humiliés, dont le sort funeste ne laisse guère de doute. Ou encore le quotidien de Abou Oussama, sniper et démineur, tandis qu'il travaille au déminage d'un terrain accidenté. On le retrouvera quelques scènes plus tard, sonné, allongé sur un lit, le visage abîmé par de grosses balafres, les yeux et les mains égratignés... amputé du pied gauche suite à l'explosion d'une mine, heureux que ça ne soit pas tombé sur le droit. Il se tuera accidentellement en 2018 en retirant une bombe d'une voiture piégée, apprend-on en dehors du docu. Et avec en conclusion un micro-message d'espoir : si l'un des enfants est envoyé au combat à la fin du film, un autre retourne à l'école.

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mercredi 28 février 2024

Pamir (Pamir, krisha mira / Roof of the world), de Vladimir Erofeyev (1928)

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Exploration précoce au Tadjikistan

De vieilles bobines abîmées par le temps agrémentées d'une piste sonore dissonante et anachronique qui vaut le détour pour la rareté du matériau autant que pour le sujet : une expédition russe et allemande montée pour aller explorer le massif alors inexploré du Pamir, point culminant de l'Union soviétique situé à l'est de l'actuel Tadjikistan ayant des ramifications jusqu'en Afghanistan, en Chine et au Kirghizistan. Le but de cette mission scientifique était de cartographier la région mais aussi de tenter l'ascension des sommets locaux (des cols à près de 6000 mètres d'altitude et des pics au-delà de 7000 mètres). Une très belle vieillerie à réserver toutefois aux amateurs de pépites antiques récemment déterrées.

Comme de nombreux documentaires de l'époque, au hasard L'Épopée de l'Everest de J. B. L. Noel (1924), une bonne partie est consacrée à une sorte d'étude ethnographique des populations locales croisées en chemin, tandis que l'expédition traverse rivières, montagnes et glaciers. De longs moments sont ainsi dédiés aux coutumes et à l'artisanat des groupes d'agriculteurs et d'éleveurs observés en toute sérénité, de la pratique de religions à la consommation d'opium. On devine ainsi la diversité de la mission qui comptait dans ses rangs des géologues, des ethnographes, des cinéastes, des alpinistes et divers chercheurs issus d'autres disciplines variées. Dans le style des documentaires d'exploration aux pôles comme South de Frank Hurley (1919), le projet de l'exploration est présenté à l'aide d'une carte animée montrant les lieux traversés ainsi que la trajectoire prévue (et souvent adaptée aux imprévus), de Moscou jusqu'en Asie centrale, avec pour objectif l'établissement d'un camp de base à Och, au Kirghizistan actuel.

Une partie essentielle de ces voyages antédiluviens porte sur les préparatifs et les moyens de locomotion des vivres (à l'image de la très bonne série documentaire récente L'incroyable périple de Magellan), c'est-à-dire ici les centaines de chevaux et de chameaux réquisitionnés pour l'occasion. La partie ethnographique la plus saisissante est probablement celle qui s'intéresse à une tribu kirghize nomade et ses moyens de subsistance — essentiellement de la fabrication de produits laitiers à base de lait de chèvre et de jument, mais aussi la confection de vêtements ou la construction de yourtes, une communauté vivant en parfaite autonomie. À cette époque où la terre n'était pas cartographiée par satellite, ces gens partaient pendant des mois pour découvrir de nouveaux glaciers, s'improvisaient orpailleurs à 5000 mètres d'altitude, et partaient à la rencontre de populations sur lesquelles ils n'avaient aucune information a priori.

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lundi 26 février 2024

Histoire de fantômes japonais (東海道四谷怪談, Tōkaidō Yotsuya Kaidan), de Nobuo Nakagawa (1959)

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Vengeance spectrale

Il y a un côté presque matriciel dans cette histoire de fantômes japonais (ne serait-ce que le titre), basée sur le conte "Yotsuya kaidan" issu du théâtre kabuki et égrainant des thématiques très classiques qui dépassent largement les frontières nationales, trahison, meurtre, et vengeance depuis l'au-delà. Si on observe Histoire de fantômes japonais à l'aune de l'autre film jouissant d'une grande réputation de Nobuo Nakagawa L'Enfer, les multiples apparition fantastiques et horrifiques qui peuplent le dernier temps du récit paraîtraient presque timorées, par opposition à la vision cauchemardesque de l'enfer proprement hallucinante du film postérieur. Mais en tout état de cause, au-delà de son caractère légèrement normé, c'est un film qui revêt un intérêt significatif en tant qu'émanation du cinéma japonais de la fin des années 50.

Le personnage de Iemon, un samouraï déchu, est montré dès les premières secondes dans toute son ignominie, assassinant le père de la jeune femme qu'il courtisait suite au refus de lui accorder sa main. L'action filmée par la caméra comme cachée dans la forêt avoisinante scelle un pacte avec un autre personnage, Naosuke, et tous deux iront d'horreur en déshonneur pour sécuriser leur rapprochement avec deux femmes qui sont sœurs. Un cran supplémentaire dans l'abjection, Iemon empoisonne sa femme après avoir soudoyé son masseur pour qu'il la séduise (apparemment un adultère donnerait ce droit au mari bafoué, sacrée époque), tue ce dernier et se barre dans l'optique de se marier à une autre femme qui s'avère être une riche héritière. Bien barré comme environnement. Niveau machiavélisme, on se situe tout en haut de l'échelle.

C'est un film intéressant et prenant pour la barbarie qu'il met en scène et pour le retour de bâton qu'elle occasionnera, puisque les morts reviendront hanter les deux assassins : les crimes ne resteront pas impunis, et la vengeance sera terrible. L'empreinte de la décennie 1950 confère à cette histoire horrifique un cachet très particulier, notamment dans le travail sur les couleurs, alimentant une atmosphère lourde qui aurait sans doute gagnée à être davantage prononcée. La composante horrifique prend son temps pour exploser (une constante chez Nagakawa ?) mais à partir du moment où les cauchemars reviennent hanter les deux personnages en brisant la frontière entre réalité et hallucination, la machine se fait très efficace et concrétise le potentiel de la première partie.

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mardi 20 février 2024

Un temps pour vivre, un temps pour mourir (童年往事, Tóng nián wǎng shì), de Hou Hsiao-Hsien (1985)

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Souvenirs d'une enfance taïwanaise

Le cinéma taïwanais de la fin du XXe siècle est un terreau fertile qui laisse le champ libre à de nombreuses très belles découvertes, et c'est très souvent à mettre en corrélation avec l'histoire du pays qui s'écrivait en parallèle de la vie des différents cinéastes ayant contribué à l'édifice national. À mes yeux c'est Edward Yang qui illustre le plus fortement ce courant partagé entre l'autobiographie, quelque part entre souvenirs d'enfance et mélancolie, et le récit politique d'un territoire voué aux soubresauts historiques de par la nature complexe des relations qu'il entretient avec la Chine continentale. Des films comme A Brighter Summer Day (1991) et surtout Yi Yi (2000) en sont probablement les exemples les plus marquants et les plus émouvants. Mais je découvre avec Un temps pour vivre, un temps pour mourir une autre facette de cette histoire cinématographique, récit à caractère autobiographique de Hou Hsiao-Hsien qui a grandi dans le quartier de Fengshan à Kaohsiung, un volet d'un récit d'apprentissage s'étendant sur la trilogie complétée par Un été chez grand-père (1984) et Poussières dans le vent (1986).

Ce film de Hou, dont le titre original signifie plutôt "souvenirs d'enfance" littéralement (transformé en un hommage maladroit à Douglas Sirk et à son Le Temps d'aimer et le Temps de mourir), est sorti au milieu des années 80, époque charnière à Taïwan, et embrasse une période allant de 1947 à 1965. Impossible de ne pas constamment relier le sort des personnages à l'histoire taïwanaise bousculée par le repli de Tchang Kaï-chek sur l'île, à la fin des années 40, et jusqu'à sa mort en 1975. L'époque du récit autant que l'époque de la production du film sont imprégnées de ces événements, puisque l'on suit une famille quittant à regret la Chine pour s'installer dans un village taïwanais — à l'origine de manière temporaire, comme en témoigne la pauvre qualité des matériaux de construction utilisés par la père qui espérait sincèrement retourner sur le continent dès que possible. Seule la constatation du Grand Bond en avant de Mao vu de loin les conforte dans l'idée de devoir rester à Taïwan.

Une chronique douce centrée sur le personnage de Ah-ha (alter ego de Hou très probablement), jeune garçon malicieux évoluant au gré d'une adolescence plutôt mouvementée en un jeune adulte bagarreur et plus renfermé. Un récit qui arbore la grande sobriété que l'on connaît aux réalisateurs taïwanais du même courant, explorant l'intérieur des foyers dans un style très pudique que ne renierait pas un Ozu, et qui pourra en éreinter certains de par sa focalisation sur un quotidien familial souvent très calme, avec des dialogues épurés et une voix off tout aussi réservée. La hauteur de regard est particulièrement adaptée pour capter les épisodes douloureux de l'enfance, toujours à la bonne distance, observant les membres de la famille mourir à petit feu, le père, la mère, puis la grand-mère.

Un temps pour vivre, un temps pour mourir illustre très finement l'étau dans lequel la cellule familiale se retrouve un peu piégée, contrainte à l'exil mais heureuse d'avoir échappé aux événements en Chine. Hou raconte, avec le recul et avec beaucoup de délicatesse, un éloignement qu'il ne comprenait pas à l'époque et une prise de conscience progressive, comme un souvenir déformé qui chercherait à se reformer. Quelques moments-souvenirs semblent avoir marqué Hou plus profondément, comme le vol du sac de billes et de l'argent (volé lui aussi) qu'il avait enterrés près d'un arbre (et qui lui valut une belle engueulade de sa mère), sa grand-mère cherchant à retourner en Chine via un pont imaginaire à la faveur d'une maladie liée au vieillissement, ou encore le regard farouche de l'employé des pompes funèbres qui était venu s'occuper du corps de la grand-mère. Tous ces éléments forment un sillon thématique et émotionnel vraiment passionnant au creux du cinéma taïwanais.

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samedi 17 février 2024

Paradise Lost: The Child Murders at Robin Hood Hills, de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky (1996)

paradise_lost_the_child_murders_at_robin_hood_hills.jpg, févr. 2024
"I kind of enjoy it now because even after I die, people are gonna remember me forever. People are gonna talk about me for years. People in West Memphis will tell their kids stories... It'll be sorta like I'm the West Memphis boogie man. Little kids will be looking under their beds - Damien might be under there!"

L'année 2023 a été riche en films de procès du côté du cinéma français, notamment avec Anatomie d'une chute de Justine Triet orienté vers le portrait d'une femme et l'analyse d'un couple, d'une part, et d'autre part Le Procès Goldman de Cédric Kahn dédié au deuxième procès de Pierre Goldman en 1976. Pas des films qui ont leurs chances dans le top 10 des films les plus joyeux... Mais en comparaison de ce qui est montré dans Paradise Lost : The Child Murders at Robin Hood Hills, un documentaire produit par HBO à la fin des années 1990, eh bien ce sont vraiment des films pour enfants de chœurs. Le doc de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky plonge dans une histoire particulièrement glauque et morbide, déterrée des marécages nauséeux de l'Amérique profonde, à West Memphis en Arkansas. Les deux réalisateurs ont suivi le procès de trois jeunes adolescents accusés d'un triple meurtre d'enfants aujourd'hui connu comme les West Memphis Three.

Le style et la nature profondément sinistre de ce qui est rapporté peut évoquer un autre documentaire bouleversant produit par HBO, Life of Crime 1984-2020, réalisé par Jon Alpert, qui suivait trois paumés du New Jersey camés jusqu'à l'os sur près de quarante années. Mais ici le sujet revêt une importance assez différente car il est question d'une affaire judiciaire particulièrement abominable (les corps mutilés de trois enfants de huit ans ont été découverts dans un canal de drainage) et que les images de Berlinger et Sinofsky retranscrivent depuis l'intérieur même du tribunal le déroulement du procès de trois adolescents en exposant l'étendue invraisemblable des approximations, que ce soit du côté de la police ou de la justice. S'il s'agissait d'une fiction, on évoquerait très probablement la grossièreté d'un scénario qui chargerait beaucoup trop la mule au niveau du portrait de ces institutions dysfonctionnelles et de la nature des accusations. On en est littéralement là : tout le monde semble convaincu qu'il s'agit de l'œuvre de garçons possédés par le démon dans le contexte d'un rituel satanique.

Du côté des preuves, sans plaisanter le moins du monde, on présente l'un des accusés comme quelqu'un toujours vêtu de noir et amateur de Metallica. Un autre, dont le QI est évalué à 72 et sur lequel une grosse partie de l'accusation se repose, semble avoir fait l'objet de pressions policières et d'extorsions d'aveux. Le dernier, quand on lui demande où il voudrait aller s'il est acquitté (spoiler : il ne le sera pas, en tous cas pas à l'époque du film), répond Disneyland. On nage en plein surréalisme.

Un documentaire franchement effrayant, d'abord lorsqu'on est confronté à l'abomination des meurtres (attention car la violence macabre graphique des corps mutilés ne nous est pas épargné, et à ce titre il n'est pas destiné à un large public), et dans un second temps lorsqu'on constate l'absolue dysfonction d'un procès envoyant trois ados en prison à vie ou sur la chaise électrique sur la base de témoignages pétris de doutes. On n'est pas au bout de nos peines quand on voit débarquer le beau-père de l'une des victimes, clairement le personnage le plus flippant de toute l'histoire, quand il essaie de nous faire une reconstitution des meurtres à l'endroit où ils ont eu lieu et appelant la vengeance de dieu... Et qui plus tard donnera à l'équipe du film un couteau présentant des traces de sang qui aurait pu être une pièce à conviction de premier ordre si elle n'avait pas été écartée par la police. Manifestement les techniques d'investigation locales ne ressemblent pas à ce que l'industrie cinématographique hollywoodienne a créé dans nos imaginaires. Et, plus grave, le tableau qui en résulte semble privilégier l'hypothèse d'un système judiciaire cherchant à tout prix à préserver les apparences du bon fonctionnement et ce au détriment de la révélation de la vérité. On peut difficilement faire plus glaçant en la matière.

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jeudi 15 février 2024

Requiem pour un massacre (みな殺しの霊歌, Minagoroshi no reika), de Tai Katō (1968)

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"The cycle of divine punishment must be fulfilled."

Requiem pour un massacre (rien à voir avec le célèbre film de Elem Klimov ), aussi connu sous son titre international "I, the Executioner", est un excellent représentant — bien que très méconnu — de ce que le cinéma japonais des années 60 pouvait produire de conséquent en matière de film âpre, violent, extrêmement stylisé avec des contrastes tranchants en noir et blanc, et d'une noirceur presque tétanisante. Tai Katō s'embarque dans un thriller à la croisée des genres suivant un tueur en série dont l'identité ne sera à aucun moment cachée, et dont les intentions autant que les déséquilibres constitueront à la fois les enjeux, le mystère et l'intérêt principal de l'intrigue.

La première séquence est un concentré de fureur brutale, montrant l'assassinat sauvage d'une femme par un inconnu qui la force à inscrire le nom de quatre autres femmes sur un bout de papier. L'inconnu, c'est Makoto Satô, une gueule rare vue chez Kurosawa ou Teruo Ishii, et si rien ne nous est dissimulé du meurtre et des personnages, on ignore totalement le contexte et l'origine de la frénésie morbide qui anime le tueur. Une séquence d'introduction servie dans toute sa crudité, sans précaution, avant le générique, forcément marquante (une violence qui limite le visionnage à un public averti) et qui instaurera directement un climat austère et angoissant, en écho avec les autres à venir... Car le meurtrier en veut à cinq femmes pour une raison précise qui sera révélée tardivement, en lien avec le suicide d'un adolescent de 16 ans.

Si l'on est initialement aussi dérouté que semblent l'être les policiers en charge de l'enquête, à la différence près que l'on suit en presque totale omniscience les agissements du tueur, c'est en premier lieu la nature hybride du film qui frappe. Un thriller qui fera peser la révélation le moment venu, on le sent assez rapidement, mais surtout une variation un peu étrange de film noir qui s'approcherait d'un proto-giallo en version japonaise tout en mettant en scène un anti-héros se prenant pour un agent de la justice divine à l'œuvre dans un Japon dépravé d'après-guerre — il le dira explicitement lui-même : "The cycle of divine punishment must be fulfilled".

Au final le lien qui existe entre le suicide de l'adolescent et la folie meurtrière qui sème des corps mutilés de femmes sur son chemin, s'il constitue le centre de la trame scénaristique, se révèle beaucoup moins intéressant et prenant que le renversement sous-jacent opéré sur des valeurs traditionnelles. Les policiers l'avoueront à demi-mot : s'il était question du viol d'une jeune fille, ils ne se poseraient de question et condamneraient promptement la chose en la prenant très au sérieux. Mais comme il s'agit d'un garçon, leur lecture instinctive tend dangereusement vers la partie de plaisir inopinée, vers la réalisation d'un fantasme, et au final quelque chose qui ne mériterait presque pas d'investiguer. On ne mesure sans doute pas l'ampleur du discours à l'échelle de la société en question (le Japon des années 1960), mais il conserve une très large part d'universalité, en s'appuyant sur les statistiques en matière de violences sexuelles qui rendent difficiles pour certains, a minima peu naturel pour tous, l'appréciation d'une victime masculine. Cela n'empêche pas Tai Katō de faire le portrait d'un tueur misogyne (visions en ce sens plus classique au cinéma), investi d'une mission presque surnaturelle, concernant des faits et des personnes qui ne le concernaient pas, et se transformant en un mélange de juge, jury et bourreau dont le point d'orgue se matérialisera à l'écran à la faveur d'une incandescence aveuglante et très marquante.

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mercredi 14 février 2024

Sous le plus petit chapiteau du monde (The Smallest Show on Earth), de Basil Dearden (1957)

sous_le_plus_petit_chapiteau_du_monde.jpg, janv. 2024
Cinema Decrepito

The Smallest Show on Earth, c'est un peu mon Cinema Paradiso, dans une version dérivée britannique que je considère comme bien plus réussie. L'histoire d'un vieux cinéma décrépi, avec son vieux projectionniste, ses vieilles habitudes, mais totalement dénuée de la charge de pathos nostalgico-larmoyant qui inondait le film de Giuseppe Tornatore. L'angle d'attaque n'est pas ici celui du gamin qui découvre la "magie du cinéma" auprès d'une "vieille personne bienveillante", mais la découverte des coulisses du cinéma dans toute sa dimension artisanale, avec en ligne de mire l'étendue des possibilités offertes pour l'expression de la maladresse des uns et des autres. Ou comment une petite troupe de personnages mal assortis se démène dans un joyeux chaos pour tenter de faire tourner une vieille machine à bout de souffle, à grand renfort de bouts de ficelles.

Tout commence dans une fausse euphorie, tandis qu'un jeune couple pense avoir hérité d'une merveilleuse salle de cinéma suite à la mort d'un parent — ils entendent bien revendre le bâtiment et repartir vivre sereinement dans l'oisiveté la plus confortable. Mais en réalité ils sont désormais les heureux propriétaires d'un taudis insalubre, criblé de dettes, avec trois employés assez âgés et aux portes de la sénilité. Le cinéma s'appelle "Le Bijou" (in French dans le texte), l'unique salle est dans un état calamiteux, et ils vont devoir lutter car un grand patron local souhaite racheter l'immeuble pour une bouchée de pain afin de le démolir et en faire un parking. Seule solution pour eux : rouvrir le cinéma, et montrer que c'est un lieu encore tout à fait enviable.

Basil Dearden combinait à l'occasion de Sous le plus petit chapiteau du monde ce mélange de comédie et d'austérité d'après-guerre si particulier, comme si le néoréalisme italien s'était mélangé à l'humour deadpan britannique en cette année 1957 pour étayer les prémices d'un discours que Peter Bogdanovich complètera dans The Last Picture Show. Le film pourrait aussi se concevoir comme une parodie de la méga-production signée Cecil B. DeMille sortie quelques années auparavant, Sous le plus grand chapiteau du monde (aka The Greatest Show on Earth, 1952), mais le duo formé par Virginia McKenna et Bill Travers fonctionne très bien au-delà du parallèle, avec une toile de fond bien organisée autour des personnages secondaires — parmi lesquels on discerne un tout jeune Peter Sellers (vieilli pour l'occasion). L'émotion des anciens employés à l'annonce de la réouverture de leur cinéma trouve un écho jovial et décalé dans les séquences où, alors que la salle est comble, un train passe tout proche et remue les fondations du bâtiment : tout le monde prend le spectacle de ce cinéma particulièrement immersif à la rigolade, sauf peut-être le projectionniste qui reste agrippé à son matériel. C'est en ce sens une très belle déclaration d'amour sans nostalgie mielleuse au cinéma à l'ancienne, maladroit, rouillé, mais à la dimension artisanale sincère et émouvante.

img1.jpg, janv. 2024 img2.jpg, janv. 2024 img3.jpg, janv. 2024 img4.jpg, janv. 2024

lundi 12 février 2024

L'Énigme du Chicago Express (The Narrow Margin), de Richard Fleischer (1952)

enigme_du_chicago_express.jpg, janv. 2024
"This train wasn't designed for my tonnage. Nobody loves a fat man except his grocer and his tailor!"

Il est à la fois curieux et intéressant de voir Richard Fleischer investir le registre du film noir de série B au cours du premier temps de sa filmographie (et ce après [enfin, plutôt avant, du point de vue de la chronologie] le classicisme de Le Génie du mal), au début des années 50, longtemps avant l'établissement d'une renommée internationale. Le qualificatif de cinéma bis vient assez naturellement en regardant L'Énigme du Chicago Express, étant données la concision du scénario et l'absence de grosses célébrités dans la distribution, mais il ne faudrait pas l'entendre au sens d'une quelconque faiblesse qualitative : le film est efficace, laconique dans ses effets mais habile dans les ressorts de mise en scène qu'il parvient malgré tout à déployer, tout en ménageant une tension constante et une remarquable absence de temps mort.

90% du film se déroulera à bord d'un train. On pourrait même dire dans une voiture-bar, deux wagons-lits, et trois couloirs... Deux agents fédéraux ont la responsabilité d'escorter la veuve d'un grand gangster récemment assassiné, cette dernière étant appelée à témoigner contre la mafia. Dès la cinquième minute, l'un des deux meurt — probablement une autre contrainte budgétaire liée à un tournage sur 13 jours seulement — et le reste ne sera que voyage ferroviaire entre Chicago et Los Angeles avec une petite nuée de malfrats à la recherche de la femme dont ils ignorent l'apparence physique. On est en droit de se demander en quoi la mise à leur disposition d'une photo pour les guider était si problématique, mais ce n'est qu'un détail au sein de toutes les limitations dans l'écriture d'une telle série B. Le plus important, c'est le périple du flic devant assurer la sécurité d'une personne dans ce huis clos particulièrement hostile qui comporte une quantité infinie de recoins, de zones d'ombre et de faux-semblants.

Dans le rôle principal c'est Charles McGraw qui s'y colle, nerveux, plutôt réservé, mais assez convaincant avec ses faux airs de Kirk Douglas, collant parfaitement à la sécheresse absolue de l'ambiance. 1h10 de suspense condensé, avec le souci évident de maintenir une tension permanente dans ces lieux exigus qui obligent à se montrer un minimum inventif (l'utilisation des vitres notamment). Cela passe autant par des moments comiques (la répétition de la problématique du croisement dans les couloirs étroits lorsqu'on croise le chemin d'un gars particulièrement obèse, ce qui donne un sens supplémentaire au titre original, The Narrow Margin) que par des séquences de confrontation dans des cadres surchargés de détails et de mobiliers. En parallèle d'un questionnement existentiel sur la probité du protagoniste (à peine effleuré), une dualité féminine entre la brune Marie Windsor (comme une cousine de Ida Lupino) et la blonde Jacqueline White, à l'origine d'un twist final assez surprenant. Tout aussi surprenant, sinon plus, j'avoue ne pas avoir compris pourquoi l'assassinat d'un personnage aussi important provoque aussi peu de remous vers la fin, comme si tout le monde s'en foutait de sa mort après la révélation sur l'identité d'un autre. C'est en tous cas le point de chute d'une histoire qui aura multiplié la mise en évidence d'erreurs tragicomiques, d'abord avec la mort un peu bête du partenaire du héros dans les premiers instants, puis avec une policière qui aura payé de sa vie l'évaluation de l'intégrité d'un collègue, et enfin avec la personne dont l'identité était dissimulée qui s'en sortait très bien toute seule jusqu'à sa rencontre fortuite avec le protagoniste (non sans menaces involontairement propagées).

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024 img4.png, janv. 2024

dimanche 11 février 2024

Polaroïd/Roman/Photo, de Ruth (1985)

polaroid_roman_photo.jpg, janv. 2024

Un album de Coldwave et Synthpop vraiment très étonnant, qui part régulièrement dans des délires à base de cuivres injectés dans une base Post-Punk. Ambiance 80s garantie avec des grosses notes de synthé disséminées un peu partout, que ce soit dans le morceau instrumental Thriller basant tout sur l'ambiance un peu chtarbée ou dans le morceau éponyme suivant, Polaroïd/Roman/Photo, dont le côté suranné est amplifié par les dictions et les timbres des deux voix. De la Synthpop qui s'essaie à quelques tentatives un peu expérimentales, avec seulement quelques échecs (2-3 titres inécoutables pour moi), et en prime une reprise de She Brings The Rain de Can, le seul morceau à peu près normal sur l'album Soundtracks transformé ici en quelque chose de brumeux et hypnotisant à la limite du dissonant. Les albums suivants de Thierry Müller seront tout autant originaux et protéiformes, mais n'auront pas le même charme.

Extrait de l'album : Thriller.

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À écouter également : Polaroïd/Roman/Photo, She Brings The Rain, Mots.

ruth.jpg, janv. 2024

samedi 10 février 2024

Les Deux Visages du Docteur Jekyll (The Two Faces of Dr Jekyll), de Terence Fisher (1960)

deux_visages_du_docteur_jekyll.jpg, janv. 2024
"I'm new to your wicked city. — It's only wicked if you're poor, sir."

Relecture intéressante par la Hammer de l'histoire du Docteur Jekyll / Mister Hyde, qui est opérée par Terence Fisher à l'époque de la pellicule couleur qui bave, tout début des années 1960 britanniques. Ce n'est évidemment pas la première fois qu'on est confronté à ce récit (la cinquième en ce qui me concerne, je dirais) qui explore la dualité de l'être humain, au gré d'une fiction évoluant sur les terrains de l'horreur et de la SF. Mais cette énième adaptation parvient à tirer son épingle du jeu en adoptant un contraste différent entre les deux personnages prisonniers du même corps, et en faisant du monstre Hyde un jeune homme séduisant à l'inverse du scientifique Jekyll, vieux et pas vraiment Don Juan.

Les premiers pas sont quant à eux parfaitement classiques : Jekyll nous parle de ses expériences au travers d'une scène d'exposition un peu plate, provoquée par des dialogues mous et convenus avec un personnage secondaire lambda. Il expérimente sur des animaux une nouvelle drogue capable de changer la personnalité, et on sait bien que c'est l'humain (lui-même en l'occurrence) qui sera le prochain cobaye. Reconnaissons à Paul Massie un plaisir palpable dans le changement de personnalité, avec un passage de Henry vers Edward très remarqué — il en fait des tonnes du côté du corps transformé, avec changement de voix et regard complètement halluciné avec ses yeux grands ouverts. Les personnages féminins sont principalement des faire-valoir, c'est regrettable, et souffrent d'une très faible écriture malheureusement, laissant le champ libre à l'opposition entre le protagoniste et lui-même mais aussi le personnage de Christopher Lee, amant de sa femme.

Le personnage du psychopathe alterne entre phases intrigantes ou engageantes, tant qu'on découvre ce dont il est capable avec cette nouvelle personnalité de grand séducteur, ce qu'il cherche à accomplir ou les malheurs qui s'abattent sur Jekyll une fois qu'il recouvre ses esprits. Fisher est un peu poussif quand il s'agit d'illustrer son impuissance à expliquer sa condition aux autres ou encore l'énième séquence de lutte entre les deux personnalités longtemps dominées par la part ignoble et malfaisante. En plus du retournement moral de cette adaptation, on pourra aussi se souvenir des passages vaguement érotiques, avec des danses de type French cancan ou d'autres plus surprenantes (faisant intervenir un serpent par exemple).

img1.png, janv. 2024 img2.png, janv. 2024 img3.png, janv. 2024

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