lundi 02 juin 2025

L'Homme qui voulait savoir (Spoorloos), de George Sluizer (1988)

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L'horreur de l'incertitude et de la recherche de la vérité

Regarder L'Homme qui voulait savoir permet au moins une chose : réaliser à quel point Bernard-Pierre Donnadieu aura été un acteur sous-exploité et largement cantonné à des seconds rôles peu signifiants durant toute sa carrière alors qu'il était doté d'un potentiel évident (et glaçant, ici), sous la direction du réalisateur néerlandais George Sluizer. C'est la première chose qui frappe, cette interprétation singulière, même s'il s'agit d'un élément presque secondaire au regard de l'ambiance générale tout à fait exceptionnelle qui enveloppe ce film, nourrissant un climat qui favorise des sentiments aussi distincts que le malaise pénétrant et la curiosité difficilement contrôlable. On aurait beaucoup de mal à définir le ou les registres auxquels pourrait appartenir Spoorloos (qui signifie "sans laisser de traces", littéralement), sorte de thriller psychologique jouant sur plusieurs tableaux qui observe initialement deux personnages (Gene Bervoets et Johanna ter Steege) en vacances, jusqu'à ce que cette dernière disparaisse soudainement sur une aire d'autoroute. Le reste, développé de manière non-chronologique et non-continue, au gré de flashbacks / flashforwards et de grandes ellipses s'intégrant très harmonieusement à la narration, collera aux basques de l'homme chez qui l'obsession autour de cette disparition (l'identité du responsable, les conditions, puis les raisons) ne faiblira jamais.

Il est parfois reproché au film sa mise en scène anodine, commune, passe-partout. Mais c'est probablement cet environnement ayant trait à une certaine normalité qui lui confère toute sa puissance glaciale : dans un écrin de quasi-téléfilm, l'ombre du sordide plane et se trouve renforcée par la dimension banale des événements. Cela ne veut pas nécessairement dire que Spoorloos est dénué d'artifices, d'effets un peu lourds, d'automatismes d'écriture qui auraient été facilement évitables, mais ils n'entravent jamais totalement l'immersion dans l'univers hypnotisant de son intrigue. Par exemple l'insistance à dépeindre le personnage de Donnadieu comme un bon père de famille bienveillant, un prof de chimie méthodique et rigoureux, et globalement une personne discrète et intelligente, peut parfois apparaître comme excessive et maladroite (et dans un second temps, l'insistance portera sur la construction de la psychologie du personnage, confronté dès son plus jeune âge à l'arbitraire de la normalité, à l'équilibre entre bien et mal, et sur la volonté de démontrer que d'autres choix que le chemin "normal" s'offrent à lui). Une partie de la symbolique du film est parfois appuyée avec une certaine lourdeur, c'est notamment le cas de l'image du tunnel (et de la lumière que l'on aperçoit au bout) dans lequel les deux amants ont failli se perdre en introduction ou de celle du rêve de la femme (elle est enfermée dans un œuf d'or errant dans l'espace) rappelé graphiquement à la toute fin à l'occasion d'une première page de journal, ainsi que d'une multitude de détails qui communiquent pas échos. On pourrait aussi voir dans L'Homme qui voulait savoir une préoccupation zélée pour son final, simili-twist jouant la carte de la surprise un peu fortement (quand bien même l'effet serait aussi rapide que brutal).

Mais tout cela n'empêche pas la fiction de déployer un charme vénéneux, de nous maintenir comme sous hypnose, notre curiosité tenue prisonnière en miroir de la curiosité dévorante de l'homme ne sachant que faire après trois années de recherches infructueuses pour retrouver son amie : abandonner et la reléguer à une hypothétique vie lointaine, ou s'acharner à accéder à la vérité au risque de se perdre dans cette quête qui le consume entièrement. Le film ne relâche à aucun moment son emprise cauchemardesque, explicitée par une phrase de Donnadieu à Bervoets : "Et l'incertitude? Cette éternelle incertitude... C'est ça le pire." Le thème de la banalité est d'ailleurs largement constitutif de son personnage, notamment au travers de la description de ses préparatifs, de ses expérimentations en matière d'enlèvement, et de ses nombreuses tentatives ayant échoué. Sluizer insiste sur la part conséquente de hasard dans la tragédie, puisque c'est au moment où il avait renoncé à son projet que la providence se présente à lui sur un plateau d'argent. Et dans un second temps, le sujet se décentrera sur le personnage de Bervoets pour observer comment son obsession de combler un vide inexpliqué (plus que d'accéder à la vérité) le conditionnera à se jeter dans la gueule du loup — avec un parallèle évident établi avec le spectateur placé dans la position du voyeur, dans une sorte de lutte inexorable contre l'incertitude.

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lundi 26 mai 2025

Hunky Blues, de Péter Forgács (2009)

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Poésie de l'exil, kaléidoscope de témoignages

Évocation très personnelle et dans un style très singulier du mouvement d'émigration hongroise aux États-Unis au tournant du XIXe et du XXe siècles, à l'époque où le continent nord-américain était synonyme d'asile, de vie meilleure, de terre d'espoir et d'amélioration des conditions de vie. Péter Forgács réalise un travail d'historien autant que de documentariste dans Hunky Blues, du nom péjoratif (les hunkies) donné aux immigrants originaires de Hongrie, en exhumant et en exhibant une myriade de documents antiques, photos d'époque, témoignages et récits de vie qui se combinent pour former un ensemble très original, tableau constellé d'épisodes intimes retraçant l'histoire des centaines de milliers de Hongrois qui traversèrent l'Atlantique entre 1890 et 1921 pour nourrir leur American Dream.

La forme du documentaire emprunte régulièrement les codes et les schémas du cinéma expérimental (beaucoup d'effets contribuent à l'ambiance floue d'un rêve), multiplie les points de vue, enchaîne les modes de narration, avec en toile de fond la naissance du cinéma — des extraits de courts-métrages muets jalonnent périodiquement les témoignages. Que ce soit au travers de documents graphiques (photos de famille, films amateurs, documents institutionnels) ou de retranscriptions audio de témoignages (extraits de lettres, journaux, interviews), Forgács aborde le kaléidoscope de situations qui faisaient le quotidien des migrants hongrois, les complications lors de l'arrivée, les étapes de l'intégration (marquée par des discriminations), le rapport au travail (harassant, sans surprise) et toutes les confrontations culturelles que l'on peut imaginer avec la société états-unienne ("my back marked with chalk and told to get out"). Un des fils rouges de ces récits tient notamment à ce qui anime les émigrants : l'accès à une terre moins hostile pour garantir une vie plus sereine à sa descendance. La diversité des expériences humaines et personnelles est le résultat d'un effort de recherche qu'on imagine colossal de la part du réalisateur, alimentant une œuvre fragmentaire étonnamment poétique sur l'exil.

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jeudi 22 mai 2025

Prince of Broadway, de Sean Baker (2008)

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Fake American Dream

Nouvelle pierre d'un édifice consacré au quotidien de marginaux à mettre au crédit de la filmographie de Sean Baker, qui au fil des films vus ressemble de plus en plus à une sorte de Larry Clark un peu moins destroy et un peu plus adulte. Prince of Broadway est l'une de ses premières réalisations et les thématiques explorées pourraient paraître consensuelles, peu aventurières : sous le vernis d'un vendeur de contrefaçons errant dans les rues de New York, on retrouve un portrait kaléidoscopique de la paternité, de l'immigration, et surtout de la débrouille dans un environnement constellé de sollicitations diverses et souvent contradictoires.

On suit à ce titre les pérégrinations de Lucky, un Ghanéen néo-new-yorkais vendant des marchandises contrefaites en utilisant l'arrière-boutique de son patron et meilleur ami, multipliant les combines pour vivoter dans une zone de simili stabilité — qui se révèle être plutôt l'œil d'un cyclone. Un jour, une ancienne amie débarque et lui balance littéralement dans les bras un enfant en prétendant qu'il s'agit du sien : finies les improvisations quotidiennes, c'est dans la contrainte qu'il va devoir trouver un semblant d'organisation. Avec le gamin dans les bras, une seule question le taraude : pourquoi on ne le remarque plus dans la rue ?

Baker n'est pas du genre à faire la morale, et il n'y aura pas de discours lénifiant sur la paternité naturelle, spontanée, presque transcendante. En réalité, Lucky dans ce film correspond un peu à Halley de The Florida Project, un personnage interprété par un acteur non-professionnel s'illustrant dans une marginalité singulière — et on pourrait trouver des passerelles avec la tentative de normalisation chez Mikey dans Red Rocket ou encore avec les péripéties d'Ani dans Anora. Le plus délicat dans Prince of Broadway, c'est ce style de mise en scène, impossible à éviter (et auquel il faut s'adapter, s'habituer), tout en caméra à l'épaule, plans serrés autour des visages, et caméra tremblante. Un procédé extrêmement désagréable au début, mais qu'on peut finir par oublier dès qu'on s'immerge dans cet environnement réaliste captivant. Il y a bien des longueurs épisodiques, notamment en termes d'oscillations entre attraction et répulsion père / fils, mais le film n'est pas avares en moments surprenants, entre confusion et sidération, en utilisant le potentiel de contraste entre ce père toujours à l'arrache et ce pauvre môme perdu dans un univers inadapté aux enfants.

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lundi 19 mai 2025

...Tick... Tick... Tick... Et la violence explosa ! (...Tick... Tick... Tick...), de Ralph Nelson (1970)

tick_tick_tick_et_la_violence_explosa.jpg, 2025/04/28
"I'm the sheriff. Not the white sheriff. Not the black sheriff. Not the soul sheriff. But, the sheriff!"

Ralph Nelson est principalement connu pour son western critique Soldat bleu de 1970, dénonçant violemment le massacre historique de Sand Creek, mais finalement ce sera cette série B ...Tick... tick... tick... sortie la même année qui aura ma préférence, bien qu'elle souffre de limitations évidentes. Une plongée crasseuse dans les États-Unis du sud où des restes du passif esclavagiste infusent encore dans la société, où la ségrégation a gangrené toutes les strates de la ville. Mais malgré son emballage de série B, il faut ici reconnaître à Nelson un sens étonnant de la mesure (un peu trop par moment, clairement, à trop vouloir équilibrer les choses une forme de symétrie trop parfaite prend le dessus) pour aborder le sujet brûlant et éternel du racisme. Franchement, 55 ans plus tard, les signes d'évolution paraissent bien timides.

On peut voir cette chronique des forces de l'ordre dans le comté de Colusa comme un récit cousin de l'australien Wake in Fright, dans lequel la chaleur écrasante fait ruisseler les gouttes de sueur sur les corps, et où l'on aurait substitué au personnage de l'instit paumé dans un village de fous furieux tueurs de kangourous celui d'un shérif noir au milieu d'une petite ville dans laquelle le KKK gagnerait haut la main des élections. Il n'empêche : Jim Brown incarne cet homme qui s'est imposé face à son rival George Kennedy à l'élection du shérif local, et débarque dans ce coin miné par la défiance.

Et là où on attend une grosse série B qui tache avançant ses pions sur un échiquier de la morale convenue, Ralph Nelson fait preuve d'une mesure et d'une subtilité tout à fait surprenantes. Surprise : les gentils et les méchants ne sont pas répartis selon les camps des blancs ou des noirs, les rapports entre personnages qu'on pensait bassement conflictuels et uniquement articulés par un exercice quelconque de la violence se révèlent beaucoup plus complexes et nuancés, et la toile des relations et des contraintes structurant le microcosme forme un réseau très étonnant dans la dynamique des rapports de force.

Cela n'empêche pas le scénario d'arborer des grosses ficelles et de se faire un peu bourrin pour placer ses arguments : on a droit au personnage du parvenu méprisable fils de riche notable se croyant tout permis (y compris sortir de prison après avoir tué une fille dans un accident de voiture), au revirement de situation final qui permet de boucler l'histoire sur une note positive, aux bons et mauvais points distribués presque méthodiquement des deux côtés blancs / noirs. Malgré tout, la provocation bien pesée que le film cultive sur le terrain des tensions raciales parvient à maintenir un niveau de tension (et d'attention) constant. On voit des gens changer d'avis là où d'autres s'obstinent dans leur bêtise, on voit des comportements parfaitement cyniques essayant de tout faire pour ne pas se mouiller dans cette situation explosive. Un thème que Nelson reprendra (moins habilement) dans Le Vent de la violence (1975), mais qui se situe bien plus du côté du célèbre Dans la chaleur de la nuit (1967).

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jeudi 15 mai 2025

Grizzly Man, de Werner Herzog (2005)

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La passion, le ridicule, et le grizzly

Grizzly Man n'est certainement pas le plus fin des films réalisés par Werner Herzog, avec son portrait de Timothy Treadwell aka un candidat sérieux aux Darwin Awards 2003 qui aimait passer ses vacances d'été en camping au milieu des grizzlis, sur la base de ses propres images tournées à l'aide d'une caméra DV d'époque. Ce qu'il fera pendant des dizaines d'années, accumulant des centaines d'heures de vidéo sur la population d'ursidés d'un petit coin perdu d'Alaska, avant de connaître un sort tragique désormais assez largement connu — spoiler : on retrouva des restes de son corps et de celui de sa compagne (Amie Huguenard) dans l'estomac d'un vieil ours abattu (ce qui l'aurait sans aucun doute profondément anéanti) peu de temps après. Mais c’est un moment marquant pour moi : c’est le dernier film assez réputé du réalisateur allemand qu’il me restait à voir, une dizaine d’années après le début de l’exploration méthodique de sa filmographie (avec le premier coffret Potemkine).

Herzog évolue sur une ligne de crête franchement très étroite et confectionne un film à connotation documentaire sur la base d'images dont il n'est pas l'auteur, en grande partie, exactement comme il le fera avec Happy people : un an dans la Taïga quelques années plus tard sur la vie de trappeurs au fond de la taïga sibérienne. Il faut faire preuve de beaucoup de clémence et lui accorder une grosse dose de bénéfice du doute pour voir dans ce film un geste herzogien, c'est-à-dire en l'occurrence une sorte de traité baroque sur la folie extraordinaire, reflet de notre humanité. Il faut s'armer d'un puissant second degré pour affronter toutes les séquences témoignages, que ce soit concernant son ancienne compagne (avec larmes face caméra, écoute discrète de la bande sonore relatant les derniers instants de vie de Timothy, effroi ostensible, l'indécence est juste là) ou tout un panel de personnages lunaires (le meilleur d'entre eux étant probablement ce médecin légiste filmé en grand angle nous racontant en détail lacérations et autopsie).

En revanche, à aucun moment on ne trouve dans Grizzly Man la moindre trace de voyeurisme ou de sensationnalisme : ce serait bien mal connaître la carrière de Herzog, jalonnée par ce genre d'hurluberlus qui défient l'entendement. On sent néanmoins poindre le début d'une écriture automatique, l'avènement de sujets un peu trop faciles, la multiplication de réalisations confortant l'image très stéréotypée qu'on peut avoir du cinéaste bavarois.

Malgré tout, et avec le recul, le personnage de Tim Treadwell s'avère franchement passionnant au sens où il se plaçait à l'avant-poste de la mise en scène de soi, très longtemps avant la constitution d'une cohorte d'influenceurs peuplant notre présent. C'est aussi un personnage typiquement états-unien, façonné par tous les extrêmes imaginables — d'une scène à l'autre, il s'amourache d'un petit renard tout mignon qui le suivra pendant un moment en lui parlant d'une voix toute enfantine, avant d'insulter copieusement face caméra les responsables de la gestion du parc qui, selon lui, respectent davantage les braconniers que les animaux sauvages. Même chose pour la scène où il est dans sa tente alors qu'une tempête nocturne s'abat sur la région, en serrant fort son ours en peluche.

Évidemment, l'image est parfaite, c'est presque du sur-mesure : le militant écologiste qui aura passé les quinze dernières années de sa vie à militer pour la protection des ours, à donner de sa personne comme peu en seraient capables, à participer activement et bénévolement à la vulgarisation scientifique à l'école, et qui finira croqué par la nature qu'il décrivait comme douce, harmonieuse et paisible. Sa connaissance du danger n'est à ce titre pas tout à fait claire, car il n'est ni totalement ignorant des risques auxquels il s'expose en s'approchant à quelques pas d'un grizzly de 3 mètres et de 300 kilos, ni évidemment sensé étant donné son comportement exposé tout du long. On peut penser que son histoire, avec un passif chargé en addictions (alcool et drogue), n'est pas étrangère aux cases qui lui font ostensiblement défaut. Herzog exploite ses images magnifiques de nature nord-américaine, d'une valeur inestimable j'imagine, et a dû y trouver un écho à certains de ses personnages comme Aguirre ou Fitzcarraldo — il fait le parallèle avec ses propres risques pris en tournant dans la jungle. Bien sûr, Herzog nous fait part de ses désaccords avec Treadwell, comme un dialogue posthume, loin d'une vision de bisounours, et avance sa conception de la nature, faite de chaos, de violence et de prédation. Mais c'est en ce sens que ce personnage d'illuminé total est passionnant, ancien déviant, ancien champion de nage et de plongeon, ancien acteur raté qui avait trouvé sa rédemption dans la défense du monde animal. La personnalité multiple qui se dégage de ce portrait est troublante à plus d'un titre, infantile, agressive, sentimentale, égocentrique, réfléchie, tête brûlée. Et surtout l'auteur de soliloques inimitables, seul face à sa caméra, perdu dans un coin d'Alaska, partagé entre ridicule extrême et passion inextinguible.

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mercredi 14 mai 2025

Hold-Up (Plunder Road), de Hubert Cornfield (1957)

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De l'or et de la route

Bien qu'il apparaisse dans la période tardive du film noir, Plunder Road (en version originale) ressemble à une sorte de définition matricielle du genre. Tous les ingrédients sont là, dans un format essoré au maximum pour n'en laisser que le strict minimum nécessaire. Il n'y a de place que pour l'essentiel et rien d'autre : pas de contexte, pas de description psychologique, pas de gras. Deux parties bien disjointes composent l'intrigue : une première, plus courte, traite du pillage éponyme à proprement parler. Pas n'importe quel braquage : celui d'un train transportant des tonnes d'or. Dans la grande tradition du film noir laconique, il n'y aura quasiment aucune ligne de dialogue pendant cette séquence, et c'est dans un silence pluvieux et coordonné que les cinq hommes effectuent leur besogne. Puis, dans la seconde partie, c'est un triple road movie sous tension, avec le groupe s'étant divisé en trois camions (avec leurs couvertures respectives : déménagement, café, et produit chimique) et trois tiers de magot pour maximiser les chances de succès dans la fuite.

Tout le programme est là. Hold-Up, aussi connu sous la dénomination "Les Pillards de la route", ne contient aucune véritable surprise, et à ce titre ne décevra pas pour peu qu'on s'y soit rendu en connaissance de cause. Un film noir pur à destination des amateurs — les autres finiront aussi exaspérés qu'un non-amateur de western tradi devant un John Ford. Mais Hubert Cornfield encapsule le scénario sec qu'on lui a confié dans une certaine élégance de mise en scène pour conférer une tension efficace, nocturne et vive, à la scène de casse et une tension plus diffuse lorsque tous les flics de la région se mettront à la recherche des 10 millions de dollars disparus. On aura même droit à une séquence de fonderie pour transformer l'or en pare-chocs et en enjoliveurs... Si l'on n'est pas trop regardant sur les bévues prévisibles et les seconds rôles particulièrement rigides, et si la morale très classique servie en mode automatique ne gêne pas trop, alors la série B se fera tranchante et captivante.

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mardi 13 mai 2025

Beaucoup trop pour un seul homme (L'immorale), de Pietro Germi (1967)

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<a href=beaucoup_trop_pour_un_seul_homme_B.jpg, 2025/04/14
Les affres de la polygynie un peu subie

Beaucoup trop pour un seul homme, ou "L'immorale" en version originale, est une comédie italienne atypique de son époque qui se propose de prendre un acteur comique réputé (Ugo Tognazzi) et de faire le récit de ses déboires sentimentaux : le pauvre homme est prisonnier d'une vie hautement compliquée, pris en tenaille par les familles de sa femme et de ses deux maîtresses, avec des enfants qui se comptent presque par dizaines. Sur le papier on imagine bien le genre de comédie que cela aurait pu donner : le quotidien rythmé par les différentes obligations au sein des trois foyers, la masculinité italienne guidant les agissements du protagoniste entre différentes figures féminines, avec quelques bouts de moralité ou d'immoralité par-ci par-là. Si tout cela est relativement fidèle au contenu du film de Pietro Germi, un aspect primordial domine l'ensemble : en partant du postulat comique de l'homme pressé courant d'une femme à l'autre (au milieu desquelles on retrouve Stefania Sandrelli), évoluant progressivement vers la confession (non-orthodoxe, certes) auprès d'un curé pour le moins troublé, c'est sous un angle profondément dramatique et même tragique que les péripéties s'orientent.

Mais pas du tout le drame du pauvre gars qui ne saurait pas comment gérer ses frasques passées devenues incontrôlables : au contraire, la tragédie de l'homme sincèrement amoureux de trois femmes, sincèrement préoccupé par le bonheur de toutes et de toute sa progéniture, et sincèrement épuisé par sa volonté de subvenir à tous les besoins en multipliant les boulots, jour (violoniste dans un orchestre) et nuit (pianiste dans un bar). Un homme totalement dépassé par ses passions ingérables, un matériau comique transformé en tragédie existentielle.

Là où la comédie de Germi fonctionne, c'est qu'elle prend à revers les stéréotypes masculins du cinéma italien de l'époque : Tognazzi n'est absolument pas le mâle alpha dominant, grand séducteur et maître de ses émotions. Au contraire, il paye le prix fort de ses errances passées et s'astreint à une intégrité matrimoniale (et péri-matrimoniale) presque sans faille — si l'on excepte évidemment les mensonges répétés. Il veille consciencieusement au confort de chacun des foyers, il s'efforce de souhaiter les anniversaires des uns et des autres, il mémorise les tailles et pointures de tous ses enfants, il enchaîne les repas jusqu'à l'ulcère. Et le film restera relativement ambigu, loin de promouvoir la polygamie (le sort du protagoniste est funeste) tout en soulignant l'humanité de son personnage, vivant dans une pression permanente à force d'avoir voulu embrasser simultanément trois existences. Le jeu de Tognazzi peut finir par lasser dans son surjeu, et une petite routine s'installe assez rapidement ; mais le tourbillon de mensonges et d'absurdités dans lequel il s'engouffre avec sincérité ne laisse pas indifférent.

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lundi 12 mai 2025

Nuée d'oiseaux blancs (千羽鶴, Senbazuru), de Yasuzō Masumura (1969)

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Fantômes de familles

Yasuzō Masumura et Ayako Wakao, encore. Il faudra donc ajouter à la longue et passionnante liste de collaborations entre les deux artistes (Confessions d'une épouse, Passion, La Femme de Seisaku, Tatouage, et L'Ange rouge pour les plus réputées et/ou les plus marquantes) ce très obscur drame romantique sorti plus tardivement, en 1969 : Nuée d'oiseaux blancs. Mais de manière très surprenante, Wakao interprète un personnage presque secondaire, d'une part, et d'autre part, elle n'est pas du tout aussi convaincante que dans les sommets précédemment cités. Cette adaptation d'un roman de Yasunari Kawabata n'en reste pas moins séduisante sous certains aspects, dans l'observation des relations que va être amené à avoir le fils d'un professeur de cérémonie du thé récemment décédé avec les femmes qui gravitaient dans la vie de ce dernier.

Tout le film s'articule autour des interactions complexes entre cet homme de 28 ans, Kikuji, et deux anciennes maîtresses de feu son père. D'un côté, Chikako (Machiko Kyô), elle aussi spécialiste de cérémonie du thé, dépeinte comme une femme insensible, entreprenante, et caractérisée par une tâche de naissance occupant une large part de sa poitrine aussi repoussante que fascinante pour le protagoniste (un souvenir d'enfance le lie à la particularité physique de cette femme). De l'autre, madame Ota (Ayako Wakao), sorte de personnalité opposée, fragile, peu sûre d'elle, et exhibant une faiblesse émotionnelle particulièrement marquée. La première semble n'avoir jamais digéré le fait d'avoir été abandonnée par le père, et la seconde trouvera dans le personnage du fils un miroir à peine déformant de son ancien amour — quand les lignes de démarcation entre parents et enfants commencent à vaciller, ce n'est jamais bon signe, et on se doute du potentiel mélodramatique de la suite...

La tragédie prend une forme très élégante en constituant des relations imbriquées, reflet l'une de l'autre, entre Kikuji et son père pour le pôle masculin et madame Ota et sa fille pour le pôle féminin. À ce titre, l'acteur dans le rôle de Kikuji a la lourde tâche d'exister au sein de ce très solide casting féminin, et c'est peu dire que la chose reste très difficile — dans l'ensemble, c'est manifestement Machiko Kyô qui brille tout en haut et de loin, volant la vedette à Wakao, cette dernière disparaissant d'ailleurs du récit au bout d'une heure. En marge de ces considérations, Masumura travaille tout un sous-texte fait d'oppositions entre le traditionnel et le moderne, entre la cérémonie du thé extrêmement marquée sur le plan culturel national et l'environnement professionnel très occidentalisé dans lequel évolue le fils. Mais en premier lieu, une presque histoire de fantôme, de revenant, de double réincarnation, et de tourments à connotation sexuelle.

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jeudi 08 mai 2025

Hill of Freedom (자유의 언덕, Jayuui eondeok), de Hong Sang-Soo (2014)

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Rencontre fragmentée et kaléidoscopique

Le milieu des années 2010 est décidément ma période favorite chez Hong Sang-Soo, jusqu'à présent. Il a pris ses distances avec ses débuts à mon goût un peu artificiels, il n'a pas encore sombré dans le stakhanovisme industriel de ces dernières années qui se complaît dans de la répétition soporifique de thèmes rohmériens, et il joue avec quelques motifs techniques entrant en résonance avec le cœur de son récit. Le petit truc ici est tout bête : un homme japonais se rend à Séoul dans l'espoir d'y retrouver la femme qu'il aime (ce qui n'était pas réciproque, à une époque donnée tout du moins) et en attendant de la retrouver, il s'installe non loin de chez elle et passe son temps à lui écrire des lettres racontant les différentes rencontres qu'il y fait. Et le film, Hill of Freedom, du nom du café dans lequel il passe l'essentiel de son temps, raconte ces différents temps-recontres de manière désordonnée, dans l'ordre dans lequel la femme en question parcourt lesdites lettres non-datées qu'elle a malencontreusement tombées et mélangées.

C'est tout con, mais la légèreté qui en résulte produit une ambiance étonnamment apaisée, avec une simplicité de façade qui masque à peine une complexité des détails jamais chiante. Au début, on comprend que quelque chose de bizarre se trame, on saisit les soucis de non-linéarité du récit sans pouvoir précisément réaliser ce qui se passe. Et puis petit à petit le puzzle se forme, on voit la femme lire les lettres, et on voit l'homme faire des rencontres, avec des motifs entrant en écho avec d'autres, faisant le lien chronologique entre différentes vignettes perdues dans le temps. Évidemment, pour les moins assidus, le protagoniste aborde cette thématique centrale du temps en décrivant le livre qu'il est en train de lire à une femme rencontrée lors de son séjour, et avec laquelle il aura une relation (probablement, se dit-on pendant un moment). Un ouvrage intitulé "Le Temps" qui aborde la question de la construction intellectuelle de la chronologie temporelle, qui rejoint une série d'autres détails singuliers (comme le chien, qui s'appelle "rêve") contribuant à perdre le personnage dans une chronologie et une temporalité floues, bien au-delà du simple désordre des séquences qui défilent. À travers la perte de certaines lettres lues par la femme qu'il recherche, Hong appuie sur le fait que des éléments de l'histoire font défaut, dans un geste assez radical tournant la page de la rencontre passagère.

La capacité de l'histoire à produire de la fascination est très surprenante, car la première partie de ce film très court (à peine plus d'une heure) ne laisse augurer rien de captivant. Des situations anodines, des interprétations très pauvres, des répétitions multiples, et le tout englobé dans un anglais contraint renforçant la dimension surréaliste : peu à peu, le kaléidoscope de moments aléatoires finit par créer une illusion agréable, autour des aléas sentimentaux et des liens impromptus. Et peu importe notre volonté de mettre de l'ordre dans tous ces moments désordonnés, la référence temporelle, rationnelle, devient parfaitement superflue.

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mardi 06 mai 2025

Invocaçao (2018) et Curannera (2023) de Yaràkä

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Invocaçao est le premier album de Yaràkä. Cette musique folk italienne (à défaut d'avoir une prise plus directe avec la dénomination du registre approprié) en provenance des Pouilles développe des sonorités originales, d'inspiration afro-brésilienne, marquée essentiellement par le style des percussions et la place accordée à la flûte traversière. L'ensemble compte d'autres instruments, guitare et violoncelle / contrebasse notamment, mais le résultat est difficilement descriptible, très méditerranéen. Très surprenant et très agréable. La production s'étoffera notablement sur leur second album, Curannera, sur lequel la flûte traversière disparaîtra. Le contenu reste relativement semblable, avec d'un côté des chansons prenantes et hypnotisantes (comme l'introduction A Sand’Ánne) et d'autres très douces et emphatiques (un peu trop à mon goût, Tuppe Tuppe (Laude Drammatica) étant une bonne illustration de ce penchant). Un paysage musical néanmoins toujours aussi original.

Extrait de l'album Invocaçao : Maletiembè.

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À écouter également : Santa Morena, Dançape, et Tarantella Del Gargano.

À écouter sur Curannera : A Sand’ánne et Maletìmbe.

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