samedi 14 juin 2025

PeteStrumentals, de Pete Rock (2001)

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Hip Hop presque entièrement instrumental en provenance du Bronx, dans des variations jazz clean and chill. PeteStrumentals est le quatrième album de Pete Rock, et c'est une vraie grosse bonne surprise, surtout après la déception franche du précédent Soul Survivor. Largement de quoi démontrer voire confirmer les talents de production de son auteur, qui étaient déjà évidents sur ses premières œuvres au début des années 1990, Mecca and the Soul Brother et The Main Ingredient (des albums plus typés conscious rap, à recommander aux amateurs de groupes comme A Tribe Called Quest). Il y a bien un petit côté répétitif, sans doute en lien avec une signature rythmique presque constante à travers les morceaux, mais pour peu qu'on soit bon client l'expérience devient vite hypnotisante. Une heure tellement fluide, tellement classe...

Extrait de l'album : Pete's Jazz.

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À écouter également : A Little Soul, Something Funky, The Boss, et For The People.

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jeudi 12 juin 2025

Vivre et aimer (Sadie McKee), de Clarence Brown (1934)

sadie_mckee.jpg, 2025/05/12
Vertus et limites de l'ascension

Ce portrait tenu tout du long par Joan Crawford d'une femme issue des classes très modestes en pleine ascension sociale, au sein d'un environnement particulièrement perturbé et tumultueux, reflet des États-Unis des années 1930, appartient à cette étrange catégorie des films du Pre-Code tardif, sortis sans doute quelque temps seulement avant la mise en application de la censure en 1934. Cette dimension-là n'est absolument pas prédominante et ne conditionne en aucune manière le contenu de Sadie McKee (parfois connu sous l'appellation "Vivre et aimer" en France), mais elle contribue à créer une atmosphère assez bizarre, un peu décalée, classique au sens premier mais légèrement borderline en termes d'allusions sexuelles. Crawford incarne une fille de cuisinière, servante auprès de riches aristocrates, reconvertie en rabatteuse dans un bar après avoir démissionné suite à l'humiliation de trop, qui connaîtra diverses aventures romantiques avec des profits très différents.

Le plus remarquable, c'est celui du personnage interprété par Edward Arnold, un milliardaire faisant preuve d'une surprenante bienveillance à son égard sur son lieu de travail, et dont l'alcoolisme sera révélé un peu plus tard dans le récit. La façon de décrire son rapport à l'alcool comme une maladie terrible est particulièrement originale — et l'investissement de la protagoniste dans son rétablissement, suggérant qu'il aurait perdu la vie sans son soutien inconditionnel, rajoute une couche d'originalité dans leurs rapports. Un précédent à The Lost Weekend (1945, Billy Wilder), à ce titre. C'est avec beaucoup de douceur que le film dévoile les limites de la réussite sociale à laquelle elle aspirait profondément, en contrechamp d'un amour déçu suite à la rupture avec son premier fiancé. Le mélodrame prend le pas dans le dernier temps, en la faisant se rapprocher de ce dernier dans un sanatorium — sous le regard bienveillant de son riche mari tiré d'affaire, situation assez singulière encore une fois —afin de colorer la narration d'un filtre amer un peu précipité. Mais ces formes scénaristiques rigides sont compensées par quelques traits d'esprit, quelques répliques saillantes pour l'époque (une femme disant à deux amants non-mariés recherchant une chambre "if you've lost your marriage certificate, don't worry, very broad minded, this landlady").

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mardi 10 juin 2025

Hoop Dreams, de Steve James (1994)

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"I should've said to them: if I don't make it, don't you forget about me."

Hoop Dreams, ou le petit court-métrage de 30 minutes originellement produit pour la télévision américaine qui se transforma en un long-métrage de près de 3 heures à la renommée planétaire, plébiscité quasiment unilatéralement par les critiques institutionnelles autant que par les spectateurs. Manifestement une part de la réputation du documentaire de Steve James est à chercher du côté du contenu qui évolue de manière indépendante du sujet principal apparent, à savoir le basket — la preuve : je ne m'intéresse pas du tout à ce sport et le visionnage n'a pas pour autant été pénible ou soporifique, simplement quelques longueurs un peu difficiles à digérer dans l'ensemble. Le cœur est ailleurs que dans le sport à proprement parler : l'étude sociologique n'est bien sûr pas loin, puisque suivre les deux jeunes aspirants basketteurs noirs permet de décrire des environnements infiniment plus larges, du contexte familial aux banlieues craignos de Chicago, des stratégies de recrutement des clubs universitaires aux matchs à proprement parler. Difficile de comprendre comment on pourrait y voir une illustration des vertus de l'American Dream...

Mon seul regret tient au fait que l'ampleur supposée du matériau de base, qui porte quand même sur cinq années au total (grosso modo la période 15-20 ans des adolescents), ne transparaît pas de manière incroyable, exceptionnelle, ou évidente — au même titre que des documentaires comme, au hasard, Life of Crime 1984-2020 de Jon Alpert (2021), Sam Now de Reed Harkness (2022), Minding the Gap de Bing Liu (2018). Je ne sais pas à quoi tient cette absence de sensation de temps long,

Cela n'enlève rien au fond du sujet, le bouleversement dans la vie des deux protagonistes William Gates et Arthur Agee à qui on offre la possibilité de faire des études dans une prestigieuse fac états-unienne, grâce à leur talent en basket (en classe on fera remarquer à l'un d'eux qu'il doit sacrément bien jouer pour avoir été accepté, vues ses notes). Tout le background social est là, sans forcer : famille en difficulté d'une façon ou d'une autre, volonté de s'extraire de leur condition, et ce rythme alimenté par une oscillation entre illusions et désillusions (pour l'un à cause de blessures répétées au genou, avec une séquence d'opération chirurgicale in vivo miam miam). On voit bien comment leur condition les rattrape même quand ils pensent avoir fait le plus dur, à cause de frais de scolarité que la famille ne peut plus payer / à cause d'un père tombé dans une addiction à la drogue / à cause d'une mère qui a perdu son emploi devant vivre avec 300 dollars mensuels... A posteriori, sans surprise, on apprend que les morts jalonnent les parcours des intervenants, le demi-frère d'Agee, le grand-frère de Gates, ainsi que le père d'Agee furent tous tués dans les années qui suivirent la sortie du film.

Le ton général observé par Steve James maintient un équilibre stable entre succès et échecs, que ce soit sur le terrain du sport ou de l'éducation. Quelques passages notables redynamisent la longueur du docu, comme la découverte pour Agee de ce lycée avec beaucoup d'étudiants blancs (sous-entendu, dans son ghetto, c'est une chose rare) ou l'angoisse chez Gates d'échouer ("That's why when somebody say when you get to the NBA, don't forget about me and that stuff, well, I should've said to them if I don't make it, don't you forget about me"). On peut également voir Spike Lee à l'occasion d'une courte séquence, en cours, disant aux élèves noirs : "You have to realize that nobody cares about you. You're black. You're a young male. All you're supposed to do is deal drugs and mug women. The only reason why you're here is that you can make their team win. If their team wins, these schools get a lot of money. This whole thing is revolving around money."

Portrait de deux adolescents qui essaient de poursuivre un rêve, qui se débattent au milieu de leurs déterminismes sociaux, qui passent 3 heures dans les transports chaque jour pour aller étudier loin de leur foyer, mais avec des différences notables dans les parcours de vie — en termes de soutien financier, de réussites sportives ou scolaires, de visibilité, et d'aspirations qui peuvent s'éloigner du basket.

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vendredi 06 juin 2025

What Could Possibly Go Wrong, de Dominic Fike (2020)

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Une introduction que j'adore sur un album que je déteste. Ce ne sera pas la première ni la dernière appréciation paradoxale... Tout était parti d'une scène du film Presence de Steven Soderbergh (pas un incontournable du cinéma de genre au passage, même s'il dispose de ses petites zones attrayantes), quand le fils est affalé sur le canapé avant d'être drogué par son pote qui lui dit que la musique qu'il écoute est déjà périmée. C'était le morceau Come here, le premier de l'album What Could Possibly Go Wrong" de Dominik Fike, qui a fonctionné sur moi comme un hameçon. Mais ça restera un album d'une unique chanson pour moi, à peine plus d'une minute de lo-fi presque garage avec ses saturations omniprésentes.

Extrait de l'album : Come Here.

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jeudi 05 juin 2025

The Song of Lunch, de Niall MacCormick (2010)

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"And yonder all before us lie / Deserts of vast eternity."

Exercice de style cinématographico-littéraire, The Song of Lunch réalise l'adaptation d'un poème de Christopher Reid — déjà original à l'origine — racontant l'histoire d'un éditeur britannique jamais nommé retrouvant son ancien amour, jamais nommée non plus, à l'occasion d'un déjeuner dans l'ancien restaurant italien de Soho qu'ils fréquentaient régulièrement du temps de leur relation. Toute l'originalité tient à la nature de la narration (partagée par l'œuvre littéraire et le film), basée presque exclusivement sur un monologue de l'éditeur alternant entre des humeurs poétiques et nostalgiques dans un premier temps, et au format adopté pour l'adaptation au cinéma (arborant la concision d'un court long-métrage de 50 minutes). Au menu de cette réunion : Alan Rickman et Emma Thompson.

La dimension ludique de l'exercice est à double tranchant, on imagine sans peine qu'elle puisse être reçue comme quelque chose de passablement pénible. Il y a même une robe de prétention pouvant envelopper le discours sans fin et quelque peu autosatisfait du personnage de Rickman, tellement occupé à manipuler le langage avec dextérité et élégance qu'il ne voit pas que la situation avec Thompson lui échappe complètement. Mais de cette prétention interne au récit peut découler une prétention extra-diégétique, dans l'effet recherché par Niall MacCormick, critique qui n'est pas totalement infondée il me semble. Quoi qu'il en soit, le portrait est saillant et malicieux : d'une situation de départ montrant l'homme en pleine possession de ses moyens, attentifs à tous les détails, précautionneux, optimiste quant au déjeuner, on évolue vers une totale perte d'adhérence, une sortie de piste remarquée et lubrifiée par la montée de son taux d'alcoolémie — alors que face à lui, la femme est d'une remarquable tenue, droite et digne.

Une grande part de la mécanique qui contrôle les enjeux passe par le déraillement d'une situation qu'on croyait sous contrôle : et ce déraillement passe par une lente et savante décorrélation entre les pensées du personnage masculin (qui nous sont partagées, par une voix off) et la réalité de la relation en train de se dérouler sous nos yeux. La mise en scène joue beaucoup avec l'état de confusion du mâle en perdition, ce dernier interprétant très maladroitement beaucoup de signaux de la part de son amie — un peu à l'image des conseils que donnerait un coach en développement personnel masculiniste. Une façon de tenir ses couverts, une caresse sur le revers de la main, un refus de prendre davantage de vin, etc. Peu à peu, son aigreur contamine tout et son comportement profond prend le dessus, faisant de lui un poète raté impuissant face à une femme subtile et insaisissable.

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lundi 02 juin 2025

L'Homme qui voulait savoir (Spoorloos), de George Sluizer (1988)

homme_qui_voulait_savoir.jpg, 2025/05/05
L'horreur de l'incertitude et de la recherche de la vérité

Regarder L'Homme qui voulait savoir permet au moins une chose : réaliser à quel point Bernard-Pierre Donnadieu aura été un acteur sous-exploité et largement cantonné à des seconds rôles peu signifiants durant toute sa carrière alors qu'il était doté d'un potentiel évident (et glaçant, ici), sous la direction du réalisateur néerlandais George Sluizer. C'est la première chose qui frappe, cette interprétation singulière, même s'il s'agit d'un élément presque secondaire au regard de l'ambiance générale tout à fait exceptionnelle qui enveloppe ce film, nourrissant un climat qui favorise des sentiments aussi distincts que le malaise pénétrant et la curiosité difficilement contrôlable. On aurait beaucoup de mal à définir le ou les registres auxquels pourrait appartenir Spoorloos (qui signifie "sans laisser de traces", littéralement), sorte de thriller psychologique jouant sur plusieurs tableaux qui observe initialement deux personnages (Gene Bervoets et Johanna ter Steege) en vacances, jusqu'à ce que cette dernière disparaisse soudainement sur une aire d'autoroute. Le reste, développé de manière non-chronologique et non-continue, au gré de flashbacks / flashforwards et de grandes ellipses s'intégrant très harmonieusement à la narration, collera aux basques de l'homme chez qui l'obsession autour de cette disparition (l'identité du responsable, les conditions, puis les raisons) ne faiblira jamais.

Il est parfois reproché au film sa mise en scène anodine, commune, passe-partout. Mais c'est probablement cet environnement ayant trait à une certaine normalité qui lui confère toute sa puissance glaciale : dans un écrin de quasi-téléfilm, l'ombre du sordide plane et se trouve renforcée par la dimension banale des événements. Cela ne veut pas nécessairement dire que Spoorloos est dénué d'artifices, d'effets un peu lourds, d'automatismes d'écriture qui auraient été facilement évitables, mais ils n'entravent jamais totalement l'immersion dans l'univers hypnotisant de son intrigue. Par exemple l'insistance à dépeindre le personnage de Donnadieu comme un bon père de famille bienveillant, un prof de chimie méthodique et rigoureux, et globalement une personne discrète et intelligente, peut parfois apparaître comme excessive et maladroite (et dans un second temps, l'insistance portera sur la construction de la psychologie du personnage, confronté dès son plus jeune âge à l'arbitraire de la normalité, à l'équilibre entre bien et mal, et sur la volonté de démontrer que d'autres choix que le chemin "normal" s'offrent à lui). Une partie de la symbolique du film est parfois appuyée avec une certaine lourdeur, c'est notamment le cas de l'image du tunnel (et de la lumière que l'on aperçoit au bout) dans lequel les deux amants ont failli se perdre en introduction ou de celle du rêve de la femme (elle est enfermée dans un œuf d'or errant dans l'espace) rappelé graphiquement à la toute fin à l'occasion d'une première page de journal, ainsi que d'une multitude de détails qui communiquent par échos. On pourrait aussi voir dans L'Homme qui voulait savoir une préoccupation zélée pour son final, simili-twist jouant la carte de la surprise un peu fortement (quand bien même l'effet serait aussi rapide que brutal).

Mais tout cela n'empêche pas la fiction de déployer un charme vénéneux, de nous maintenir comme sous hypnose, notre curiosité tenue prisonnière en miroir de la curiosité dévorante de l'homme ne sachant que faire après trois années de recherches infructueuses pour retrouver son amie : abandonner et la reléguer à une hypothétique vie lointaine, ou s'acharner à accéder à la vérité au risque de se perdre dans cette quête qui le consume entièrement. Le film ne relâche à aucun moment son emprise cauchemardesque, explicitée par une phrase de Donnadieu à Bervoets : "Et l'incertitude? Cette éternelle incertitude... C'est ça le pire." Le thème de la banalité est d'ailleurs largement constitutif de son personnage, notamment au travers de la description de ses préparatifs, de ses expérimentations en matière d'enlèvement, et de ses nombreuses tentatives ayant échoué. Sluizer insiste sur la part conséquente de hasard dans la tragédie, puisque c'est au moment où il avait renoncé à son projet que la providence se présente à lui sur un plateau d'argent. Et dans un second temps, le sujet se décentrera sur le personnage de Bervoets pour observer comment son obsession de combler un vide inexpliqué (plus que d'accéder à la vérité) le conditionnera à se jeter dans la gueule du loup — avec un parallèle évident établi avec le spectateur placé dans la position du voyeur, dans une sorte de lutte inexorable contre l'incertitude.

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lundi 26 mai 2025

Hunky Blues, de Péter Forgács (2009)

hunky_blues.jpg, 2025/05/05
Poésie de l'exil, kaléidoscope de témoignages

Évocation très personnelle et dans un style très singulier du mouvement d'émigration hongroise aux États-Unis au tournant du XIXe et du XXe siècles, à l'époque où le continent nord-américain était synonyme d'asile, de vie meilleure, de terre d'espoir et d'amélioration des conditions de vie. Péter Forgács réalise un travail d'historien autant que de documentariste dans Hunky Blues, du nom péjoratif (les hunkies) donné aux immigrants originaires de Hongrie, en exhumant et en exhibant une myriade de documents antiques, photos d'époque, témoignages et récits de vie qui se combinent pour former un ensemble très original, tableau constellé d'épisodes intimes retraçant l'histoire des centaines de milliers de Hongrois qui traversèrent l'Atlantique entre 1890 et 1921 pour nourrir leur American Dream.

La forme du documentaire emprunte régulièrement les codes et les schémas du cinéma expérimental (beaucoup d'effets contribuent à l'ambiance floue d'un rêve), multiplie les points de vue, enchaîne les modes de narration, avec en toile de fond la naissance du cinéma — des extraits de courts-métrages muets jalonnent périodiquement les témoignages. Que ce soit au travers de documents graphiques (photos de famille, films amateurs, documents institutionnels) ou de retranscriptions audio de témoignages (extraits de lettres, journaux, interviews), Forgács aborde le kaléidoscope de situations qui faisaient le quotidien des migrants hongrois, les complications lors de l'arrivée, les étapes de l'intégration (marquée par des discriminations), le rapport au travail (harassant, sans surprise) et toutes les confrontations culturelles que l'on peut imaginer avec la société états-unienne ("my back marked with chalk and told to get out"). Un des fils rouges de ces récits tient notamment à ce qui anime les émigrants : l'accès à une terre moins hostile pour garantir une vie plus sereine à sa descendance. La diversité des expériences humaines et personnelles est le résultat d'un effort de recherche qu'on imagine colossal de la part du réalisateur, alimentant une œuvre fragmentaire étonnamment poétique sur l'exil.

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jeudi 22 mai 2025

Prince of Broadway, de Sean Baker (2008)

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Fake American Dream

Nouvelle pierre d'un édifice consacré au quotidien de marginaux à mettre au crédit de la filmographie de Sean Baker, qui au fil des films vus ressemble de plus en plus à une sorte de Larry Clark un peu moins destroy et un peu plus adulte. Prince of Broadway est l'une de ses premières réalisations et les thématiques explorées pourraient paraître consensuelles, peu aventurières : sous le vernis d'un vendeur de contrefaçons errant dans les rues de New York, on retrouve un portrait kaléidoscopique de la paternité, de l'immigration, et surtout de la débrouille dans un environnement constellé de sollicitations diverses et souvent contradictoires.

On suit à ce titre les pérégrinations de Lucky, un Ghanéen néo-new-yorkais vendant des marchandises contrefaites en utilisant l'arrière-boutique de son patron et meilleur ami, multipliant les combines pour vivoter dans une zone de simili stabilité — qui se révèle être plutôt l'œil d'un cyclone. Un jour, une ancienne amie débarque et lui balance littéralement dans les bras un enfant en prétendant qu'il s'agit du sien : finies les improvisations quotidiennes, c'est dans la contrainte qu'il va devoir trouver un semblant d'organisation. Avec le gamin dans les bras, une seule question le taraude : pourquoi on ne le remarque plus dans la rue ?

Baker n'est pas du genre à faire la morale, et il n'y aura pas de discours lénifiant sur la paternité naturelle, spontanée, presque transcendante. En réalité, Lucky dans ce film correspond un peu à Halley de The Florida Project, un personnage interprété par un acteur non-professionnel s'illustrant dans une marginalité singulière — et on pourrait trouver des passerelles avec la tentative de normalisation chez Mikey dans Red Rocket ou encore avec les péripéties d'Ani dans Anora. Le plus délicat dans Prince of Broadway, c'est ce style de mise en scène, impossible à éviter (et auquel il faut s'adapter, s'habituer), tout en caméra à l'épaule, plans serrés autour des visages, et caméra tremblante. Un procédé extrêmement désagréable au début, mais qu'on peut finir par oublier dès qu'on s'immerge dans cet environnement réaliste captivant. Il y a bien des longueurs épisodiques, notamment en termes d'oscillations entre attraction et répulsion père / fils, mais le film n'est pas avares en moments surprenants, entre confusion et sidération, en utilisant le potentiel de contraste entre ce père toujours à l'arrache et ce pauvre môme perdu dans un univers inadapté aux enfants.

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lundi 19 mai 2025

...Tick... Tick... Tick... Et la violence explosa ! (...Tick... Tick... Tick...), de Ralph Nelson (1970)

tick_tick_tick_et_la_violence_explosa.jpg, 2025/04/28
"I'm the sheriff. Not the white sheriff. Not the black sheriff. Not the soul sheriff. But, the sheriff!"

Ralph Nelson est principalement connu pour son western critique Soldat bleu de 1970, dénonçant violemment le massacre historique de Sand Creek, mais finalement ce sera cette série B ...Tick... tick... tick... sortie la même année qui aura ma préférence, bien qu'elle souffre de limitations évidentes. Une plongée crasseuse dans les États-Unis du sud où des restes du passif esclavagiste infusent encore dans la société, où la ségrégation a gangrené toutes les strates de la ville. Mais malgré son emballage de série B, il faut ici reconnaître à Nelson un sens étonnant de la mesure (un peu trop par moment, clairement, à trop vouloir équilibrer les choses une forme de symétrie trop parfaite prend le dessus) pour aborder le sujet brûlant et éternel du racisme. Franchement, 55 ans plus tard, les signes d'évolution paraissent bien timides.

On peut voir cette chronique des forces de l'ordre dans le comté de Colusa comme un récit cousin de l'australien Wake in Fright, dans lequel la chaleur écrasante fait ruisseler les gouttes de sueur sur les corps, et où l'on aurait substitué au personnage de l'instit paumé dans un village de fous furieux tueurs de kangourous celui d'un shérif noir au milieu d'une petite ville dans laquelle le KKK gagnerait haut la main des élections. Il n'empêche : Jim Brown incarne cet homme qui s'est imposé face à son rival George Kennedy à l'élection du shérif local, et débarque dans ce coin miné par la défiance.

Et là où on attend une grosse série B qui tache avançant ses pions sur un échiquier de la morale convenue, Ralph Nelson fait preuve d'une mesure et d'une subtilité tout à fait surprenantes. Surprise : les gentils et les méchants ne sont pas répartis selon les camps des blancs ou des noirs, les rapports entre personnages qu'on pensait bassement conflictuels et uniquement articulés par un exercice quelconque de la violence se révèlent beaucoup plus complexes et nuancés, et la toile des relations et des contraintes structurant le microcosme forme un réseau très étonnant dans la dynamique des rapports de force.

Cela n'empêche pas le scénario d'arborer des grosses ficelles et de se faire un peu bourrin pour placer ses arguments : on a droit au personnage du parvenu méprisable fils de riche notable se croyant tout permis (y compris sortir de prison après avoir tué une fille dans un accident de voiture), au revirement de situation final qui permet de boucler l'histoire sur une note positive, aux bons et mauvais points distribués presque méthodiquement des deux côtés blancs / noirs. Malgré tout, la provocation bien pesée que le film cultive sur le terrain des tensions raciales parvient à maintenir un niveau de tension (et d'attention) constant. On voit des gens changer d'avis là où d'autres s'obstinent dans leur bêtise, on voit des comportements parfaitement cyniques essayant de tout faire pour ne pas se mouiller dans cette situation explosive. Un thème que Nelson reprendra (moins habilement) dans Le Vent de la violence (1975), mais qui se situe bien plus du côté du célèbre Dans la chaleur de la nuit (1967).

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jeudi 15 mai 2025

Grizzly Man, de Werner Herzog (2005)

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La passion, le ridicule, et le grizzly

Grizzly Man n'est certainement pas le plus fin des films réalisés par Werner Herzog, avec son portrait de Timothy Treadwell aka un candidat sérieux aux Darwin Awards 2003 qui aimait passer ses vacances d'été en camping au milieu des grizzlis, sur la base de ses propres images tournées à l'aide d'une caméra DV d'époque. Ce qu'il fera pendant des dizaines d'années, accumulant des centaines d'heures de vidéo sur la population d'ursidés d'un petit coin perdu d'Alaska, avant de connaître un sort tragique désormais assez largement connu — spoiler : on retrouva des restes de son corps et de celui de sa compagne (Amie Huguenard) dans l'estomac d'un vieil ours abattu (ce qui l'aurait sans aucun doute profondément anéanti) peu de temps après. Mais c’est un moment marquant pour moi : c’est le dernier film assez réputé du réalisateur allemand qu’il me restait à voir, une dizaine d’années après le début de l’exploration méthodique de sa filmographie (avec le premier coffret Potemkine).

Herzog évolue sur une ligne de crête franchement très étroite et confectionne un film à connotation documentaire sur la base d'images dont il n'est pas l'auteur, en grande partie, exactement comme il le fera avec Happy people : un an dans la Taïga quelques années plus tard sur la vie de trappeurs au fond de la taïga sibérienne. Il faut faire preuve de beaucoup de clémence et lui accorder une grosse dose de bénéfice du doute pour voir dans ce film un geste herzogien, c'est-à-dire en l'occurrence une sorte de traité baroque sur la folie extraordinaire, reflet de notre humanité. Il faut s'armer d'un puissant second degré pour affronter toutes les séquences témoignages, que ce soit concernant son ancienne compagne (avec larmes face caméra, écoute discrète de la bande sonore relatant les derniers instants de vie de Timothy, effroi ostensible, l'indécence est juste là) ou tout un panel de personnages lunaires (le meilleur d'entre eux étant probablement ce médecin légiste filmé en grand angle nous racontant en détail lacérations et autopsie).

En revanche, à aucun moment on ne trouve dans Grizzly Man la moindre trace de voyeurisme ou de sensationnalisme : ce serait bien mal connaître la carrière de Herzog, jalonnée par ce genre d'hurluberlus qui défient l'entendement. On sent néanmoins poindre le début d'une écriture automatique, l'avènement de sujets un peu trop faciles, la multiplication de réalisations confortant l'image très stéréotypée qu'on peut avoir du cinéaste bavarois.

Malgré tout, et avec le recul, le personnage de Tim Treadwell s'avère franchement passionnant au sens où il se plaçait à l'avant-poste de la mise en scène de soi, très longtemps avant la constitution d'une cohorte d'influenceurs peuplant notre présent. C'est aussi un personnage typiquement états-unien, façonné par tous les extrêmes imaginables — d'une scène à l'autre, il s'amourache d'un petit renard tout mignon qui le suivra pendant un moment en lui parlant d'une voix toute enfantine, avant d'insulter copieusement face caméra les responsables de la gestion du parc qui, selon lui, respectent davantage les braconniers que les animaux sauvages. Même chose pour la scène où il est dans sa tente alors qu'une tempête nocturne s'abat sur la région, en serrant fort son ours en peluche.

Évidemment, l'image est parfaite, c'est presque du sur-mesure : le militant écologiste qui aura passé les quinze dernières années de sa vie à militer pour la protection des ours, à donner de sa personne comme peu en seraient capables, à participer activement et bénévolement à la vulgarisation scientifique à l'école, et qui finira croqué par la nature qu'il décrivait comme douce, harmonieuse et paisible. Sa connaissance du danger n'est à ce titre pas tout à fait claire, car il n'est ni totalement ignorant des risques auxquels il s'expose en s'approchant à quelques pas d'un grizzly de 3 mètres et de 300 kilos, ni évidemment sensé étant donné son comportement exposé tout du long. On peut penser que son histoire, avec un passif chargé en addictions (alcool et drogue), n'est pas étrangère aux cases qui lui font ostensiblement défaut. Herzog exploite ses images magnifiques de nature nord-américaine, d'une valeur inestimable j'imagine, et a dû y trouver un écho à certains de ses personnages comme Aguirre ou Fitzcarraldo — il fait le parallèle avec ses propres risques pris en tournant dans la jungle. Bien sûr, Herzog nous fait part de ses désaccords avec Treadwell, comme un dialogue posthume, loin d'une vision de bisounours, et avance sa conception de la nature, faite de chaos, de violence et de prédation. Mais c'est en ce sens que ce personnage d'illuminé total est passionnant, ancien déviant, ancien champion de nage et de plongeon, ancien acteur raté qui avait trouvé sa rédemption dans la défense du monde animal. La personnalité multiple qui se dégage de ce portrait est troublante à plus d'un titre, infantile, agressive, sentimentale, égocentrique, réfléchie, tête brûlée. Et surtout l'auteur de soliloques inimitables, seul face à sa caméra, perdu dans un coin d'Alaska, partagé entre ridicule extrême et passion inextinguible.

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