vendredi 12 mai 2023

A Foul Form, de Thee Oh Sees (2022)

a_foul_form.jpg, mai 2023

Au terme d'un petit tour d'horizon de la discographie du groupe très prolifique de Thee Oh Sees (aussi connu sous les dénominations OCS, Osees, et bien d'autres comme en témoigne leur page RYM), je suis tombé sur ce A Foul Form très Garage et très Punk, en rupture assez nette avec les courants précédents de la formation, originellement plus typés Psychedelic Rock voire Heavy Psych. Première constatation : il est bien énervé le John Dwyer ! En même temps, après autant d'années passées à faire du Rock Prog je comprends tout à fait que ça explose... A Foul Form est un concentré de Punk dans une veine agressive surprenante si on l'écoute dans la continuité des albums des dernières années. On retrouve l'énergie chaotique de Carrion Crawler / The Dream en un sens, et c'est pas plus mal en ce qui me concerne, même si c'est pour livrer quelque chose de très standard en matière de punk 80s simple et régressif qui tient sur à peine plus de 20 minutes. Encore un exercice de style pourrait-on dire, mais je préfère largement les Osees dans ce registre bête et méchant, avec quelques originalités Krautpunk (Too Late For Suicide) et en hommage aux Dead Kennedys (Perm Act).

Extrait de l'album : Too Late For Suicide.

À écouter également : A Foul Form, Perm Act, Scum Show.

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jeudi 11 mai 2023

Infidèlement vôtre, de Preston Sturges (1948)

infidelement_votre.jpg, mars 2023
"Well, it's better to do it in public than not to do it at all!"

Comédie sophistiquée américaine (utilisant d'ailleurs le potentiel comique du contraste avec les airs très british de Rex Harrison) assez particulière appartenant au sous-registre des farces qui explorent les aspects fantasmatiques des turpitudes humaines — en l'occurrence, la jalousie d'un chef d'orchestre qui se fait des films au sujet de son épouse qui la tromperait avec son secrétaire. Les territoires sondés sont donc très éloignés de ceux que le très bon Tár sillonnait récemment. Unfaithfully Yours se découpe de son côté assez ouvertement en trois parties : une première un peu longuette qui pose le cadre et explique en quoi les germes de la jalousie ont conduit Sir Alfred a être persuadé de l'infidélité de sa jeune femme, une seconde plutôt détonnante figurant les fantasmes tour à tour morbides et magnanimes en plein concert, et une dernière complètement axée sur le burlesque lorsqu'il s'agit de mettre en œuvre ces plans qui paraissaient si parfaits dans les pensées, mais dans une exécution au comble de la maladresse.

Les parties introductive et conclusive sont malheureusement un peu poussives et pénibles par leur durée exagérée, semant la petite graine d'ennui qui peut éventuellement faire rater le coche de l'embrayage sur la folie de la partie centrale. Même si la mise en scène déploie des outils alimentant un raffinement assez typique de ce cinéma américain des années 1950 et 1960, c'est bien une fois la folie établie dans le cerveau malade de Harrison que les choses dégénèrent avec malice.

En trois grands temps au sein d'un concert mené par le chef d'orchestre, Rossini, Wagner et Tchaïkovski se font successivement les supports de trois types de conclusion pour laver un honneur perdu, croit-il. D'abord, le plan le plus machiavélique, avec l'acte jouissif et libératoire de l'assassinat de sa femme en faisant accuser son secrétaire ; puis le sens du sacrifice à travers le pardon et la signature d'un gros chèque pour la laisser partir ; enfin la tragédie d'une résolution par suicide à la roulette russe (à ne pas confondre avec la russian bank, autrement appelée crapetten, une jeu de mots parmi les centaines que compte le film, plus ou moins lourdingues :"For me, there's nobody handle Handel like you handle Handel! And your Delius – delirious!"). Portrait d'une jalousie ouvertement pathologique donc, qui se fait franchement crue et frontale dans l'exécution du premier fantasme — quand le mari lacère sa femme à coups de rasoir, on se demande si on est bien dans un rêve quand même ! Malgré tout, le concept s'épuise très vite et le burlesque de la dernière partie vire à l'enchaînement stérile de petits gags inoffensifs.

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023

mercredi 10 mai 2023

Meat, de Frederick Wiseman (1976)

meat.jpg, mars 2023
Engraissement, conditionnement, asservissement.

Rarement le côté méthodique de Wiseman dans l'observation d'une chaîne de processus au sein d'une institution aura été aussi efficace et approprié pour découper une suite logique d'actions unitaires et reconstituer au montage un mouvement de très grande envergure — en l'occurrence, tout ce qui fait passer les vaches de leur enclos aux morceaux de viande enveloppés dans du plastique. À ce titre, Meat est une très bonne version américaine de documentaires français sur le sujet comme Saigneurs (Vincent Gaullier et Raphaël Girardot, 2017) ou Entrée du personnel (Manuela Fresil, 2013), même si les séquences à l'intérieur des abattoirs font plus directement penser au film de Franju de 1949, Le Sang des bêtes, avec ce noir et blanc fort à propos pour limiter l'écœurement devant autant de barbaque fumante tout en conférant au sang encore chaud qui ruisselle abondamment aux pieds des ouvriers une couleur noire hypnotisante.

Toute la chaîne est respectée, avec la neutralité admirable qu'on connaît à la caméra de Wiseman : les parcs d'engraissement intensif (les fameux "feedlots" américains qui voient défiler des centaines de milliers de bêtes chaque année) dans lesquels des cowboys mènent le bétail, l'entrée à l'abattoir et la mise à mort, toutes les étapes de la chaîne de production (en prenant le soin de détailler le travail spécifique des ouvriers à chaque poste), le conditionnement avant empaquetage et enfin l'expédition dans les camions frigorifiques. La continuité du processus de transformation de la viande sur deux heures est d'une limpidité éclatante. C'est un film qui par son caractère objectif et respectueux de toutes les parties devait parfaitement convenir à l'entreprise industrielle de meatpacking du Colorado, propriété de la société Monfort depuis rachetée par le groupe ConAgra.

On retrouve le fil conducteur de l'intégralité des films de Wiseman : les séquences qui ouvrent des espaces de discussion, ici en l'occurrence pour expliciter les rapports hiérarchiques entre personnel et direction ainsi que pour contextualiser l'environnement économique de l'industrie. Un bonheur pour ceux qui apprécient les éléments garnissant un cadre plus large, en plus de circonscrire les enjeux aux années 1970. On a droit à la visite guidée des lieux proposée à des cadres japonais, les bureaux où les commerciaux laissent libre cours à leurs talents de négociateurs (à l'achat ou à la vente) par téléphone, quelques réunions techniques du conseil d'administration, et surtout un échange clé entre un représentation de la direction et des syndicalistes, pépite archétypale de l'optimisation du travail à la chaîne selon le point de vue patronal, opposant la réalité décrite par ceux qui travaillent et les objectifs abstraits de rentabilité qui passent par la réduction des temps mort, la diminution du personnel par poste, l'augmentation des charges de travail, etc. De la pénibilité en veux-tu en voilà...

Wiseman n'oublie pas pour autant son sens de l'humour, même si l'espace est particulièrement réduit ici. Un court passage sur l'élocution diabolique des commissaires-priseurs lors d'une vente aux enchères, un homme qui regarde un match de foot entre deux découpages de viscères sur un tapis roulant, un commercial envoûté par son invention (des jaunes d'œuf en tube) qui souhaite conquérir le marché européen, mais pas grand-chose de plus. En toile de fond, quand même, on entend parler de salariés qui s'inquiètent de l'évolution des fonds de placement censés garantir leurs retraites, et un dirigeant affirmer que "dans l'avenir, les guerres n'auront pas lieu pour la politique ou l'idéologie de manière traditionnelle, elles auront lieu sur le terrain économique, pour la nourriture et le pétrole". Glaçant.

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023

vendredi 05 mai 2023

Des filles pour l'armée, de Valerio Zurlini (1965)

filles_pour_l-armee.jpg, mars 2023
Gestion de marchandise humaine

Malgré l'austérité et la rigidité de sa narration parfois un peu trop sèche, les arguments en faveur de Des filles pour l'armée ne manquent pas. Cinquième film de la carrière aride de Valerio Zurlini qui s'étala sur 20 ans et 8 longs-métrages (un ratio vraiment très faible à l'échelle du cinéma italien du milieu du XXe siècle particulièrement prolixe), il propose une plongée dans un versant de la Seconde Guerre mondiale rarement évoqué au cinéma, à savoir la guerre entre l'Italie et la Grèce — motivée essentiellement par l'orgueil de Mussolini qui voulait opérer par là même une action de séduction et de démonstration de force pour son allié allemand. On suit ainsi des troupes italiennes, au gré de leur parcours sur les terres grecques, sillonnant des territoires animés par une résistance tenace, dans une mission un peu particulière : un lieutenant d'infanterie (Tomás Milián) a reçu à contrecœur l'ordre d'escorter des prostituées jusqu'à différentes bases, à destination de différents groupes de soldats jusqu'à la frontière albanaise.

Le décor est posé très vite au départ d'Athènes : dans ce camion militaire, il y a trois hommes correspondant à trois niveaux hiérarchiques (dont un bel exemple de chemise noire), et une douzaine de femmes qui ont uniquement accepté cette tâche ingrate dans le but de survivre en temps de guerre, pour l'argent et la nourriture. Les bordels militaires ne font évidemment rêver personne. Sur ce chemin périlleux, jalonné par les assauts ennemis et les pulsions de mâles en rut, les interactions entre hommes et femmes se multiplient et déplacent tous les centres de gravité, du point de vue des sentiments, des intérêts, et des différentes formes de subordination. Peu à peu, le lieutenant développe un sentiment d'affection et une solidarité franche naît pour les filles, à mesure que son désir de les protéger des humiliations nombreuses se fait de plus en plus clair. Au milieu des relations qui se nouent et des tensions qui se dressent.

C'est un film qui arbore une relative sobriété dans son très net antifascisme, en ce milieu des années 1960 italiennes. Les crimes de l'armée sont montrés, la barbarie survient de manière épisodique, la dimension tragique autant que vaine du conflit se dévoile progressivement, et au milieu de tout ça, les corps féminins sont parqués, déplacés, et distribués exactement comme du bétail. À chaque point de dépôt, on signe le formulaire de livraison pour attester la bonne réception de la marchandise. Rien n'épargne les femmes dans Le soldatesse, ni les pulsions sexuelles, ni les relations de domination, ni les balles mortelles, amies ou ennemies. Il faut à ce titre saluer les prestations d'un trio de choix, Anna Karina / Elenitza, Marie Laforêt / Eftikia et Lea Massari / Toula, qui donnent corps à trois personnages évoluant dans un milieu alternant entre des zones de tendresse et des moments de grande cruauté. Un film qui scrute plusieurs niveaux d'absurdité, dans la guerre et dans les bordels de guerre, avec la pudeur et l'honneur clairement arborées par des femmes.

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023 img5.png, mars 2023

mercredi 03 mai 2023

La Fabrique du consommateur, de Anthony Galluzzo (2020)

fabrique_du_consommateur.jpg, mars 2023
Notes de lecture

Dans le prolongement du travail de Anthony Galluzzo présenté récemment dans son excellent livre Le Mythe de l'entrepreneur, retour rapide et un peu brut sur la lecture de son précédent ouvrage, La Fabrique du consommateur, à travers ces quelques notes de lecture livrées en l'état.


Un travail touffu, orné d'une solide biblio et très agréable à lire sur l'évolution du mouvement de croissance et de diversification de la consommation, du milieu du 19ème siècle jusqu'au début du 21ème siècle. Un spectre large d'un peu moins de 200 ans qui épouse l'avènement du marché mondial, à travers l'interconnexion planétaire selon une quantité sans cesse croissante d'objets et de modes, et ce en prenant pour point d'origine la subsistance autonome des paysans français qui vivaient en autarcie vers 1800.

La contextualisation de la problématique au début du 19ème siècle, dans la France rurale et fragmentée en parties indépendantes, est assez intéressante : une époque où les contraintes de transport (routes et moyens de locomotion essentiellement) enfermaient les habitants dans leurs villages, formant des ilots autarciques qui maîtrisaient, sous la contrainte de survie bien sûr, toute la chaîne de production. L'exemple du quotidien paysan est éloquent, de la possession d'outils actifs plutôt que d'objets passifs, du conditionnement du cochon (hier activité plurielle et familiale, aujourd'hui réduit pour beaucoup aux barquettes sous vide du supermarché).

Le chapitre portant sur la marque comme transfert de responsabilité et de standardisation montre comment elle agit sur les imaginaires et les représentations, comment elle constitue une sorte de palliatif à la dépersonnalisation des échanges, phagocytant la valeur d'usage. Dans un registre connexe, il est question de la translation de l'intérêt des boutiquiers vers les grands magasins : passage de peu d'articles chers où la négociation avait sa place à un stock d'articles peu chers, dans un flux continu au sein d'une spectacularisation de la marchandise (cf. la psychologie des foules chez Gustave Le Bon). Apparaît à ce moment la notion de cathédrale de la consommation, avec sédentarisation de la clientèle sur le lieu de vente, socialisation de la clientèle féminine, et étourdissement des clients devant l'infini de consommation qui s'offre à eux.

L'histoire de la culture matérielle bourgeoise prend le relais, avec les objets vivants (domestiques, femmes), l'économie de la valeur-signe (cf. Baudrillard et Thorstein Veblen) en plus des valeurs d'échange et d'usage en économie classique. La peur de l'homogénéisation, avec le besoin de cultiver une singularité, pousse à devenir l'entrepreneur de sa propre distinction.

Le passage du magasin au magazine, avec un modèle économique précis qui conditionne fortement le contenu éditorial. Le cinéma comme éducation à la consommation, avec implémentation d'un imaginaire et normalisation de la marchandise : les flappers (garçonnes en français), métaphore du changement social où l'identité passe par l'apparence. Sous les traits de la femme émancipée naît la consommatrice moderne. La femme et l'enfant vus comme catalyseurs puissants de consommation, de nouveaux marchés à conquérir, de nouveaux relais du discours publicitaire. La contre-culture, aussi, comme vecteur puissant de l'ordre capitaliste à même de trouver dans n'importe quel mouvement le support de sa croissance.

mardi 02 mai 2023

Mattiel, de Mattiel (2017)

mattiel.jpg, mai 2023

Attachante découverte du côté d'Atlanta, avec ce groupe formé autour de Mattiel Brown sur des sonorités très 60s, un petit peu Garage et beaucoup Indie. Les influences sont très prononcées (difficile de ne pas penser à Nancy Sinatra en écoutant Count Your Blessing, et on se croirait dans Kill Bill) mais sans jamais se révéler désagréable. Ils ont aussi beaucoup écouté les Strokes, si je me base sur l'habillage musical de Bye Bye, Baby Brother semble tout droit sorti de la Soul d'il y a 60 ans, Five And Tens sonne comme les débuts un peu sales des White Stripes. C'est plus la deuxième moitié de l'album qui retombe un peu dans des ballades Indie un peu Pop qui me convainquent beaucoup moins. Mais ne serait-ce que pour les deux morceaux en ouverture et celui cité plus haut, d'une efficacité redoutable, ce premier album du groupe est très recommandable, à la différence des deux qui ont suivi et qui sont nettement moins intéressants.

Extrait de l'album : Count Your Blessings.

À écouter également : Whites Of Their Eyes, Send It On Over.

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vendredi 28 avril 2023

Le Métier des armes, de Ermanno Olmi (2001)

metier_des_armes.jpg, mars 2023
Un tournant dans l'art des guerres médiévales

Ermanno Olmi était jusqu'alors connu pour ses chroniques de la vie quotidienne italienne des années 60, tout en minimalisme et en humour absurde discret (L'Emploi, Les Fiancés), ainsi que pour la fresque paysanne de plus de trois heures qui observait la vie d'une métairie à la fin du XIXe siècle (L'Arbre aux sabots, palme d'or en 1978). Il était donc en un sens plutôt naturel d'être loin de l'imaginer, à 70 ans, investir un récit médiéval du début XVIe siècle autour de la personne de Jean de Médicis, dit Jean des Bandes Noires, un jeune chevalier de 28 ans capitaine de l'armée papale engagé contre les lansquenets, fantassins de l'empereur d'Allemagne Charles Quint. Dans cette perspective historique, Le Métier des armes raconte autant la guerre d'escarmouches qu'il livra au général Frundsberg, se soldant par la mort de Jean de Médicis et par le sac de Rome en 1527, que le point de bascule dans la vision tactique et idéologique de la guerre entre Moyen Âge et Renaissance.

Pour un non-initié à la période des guerres d'Italie et ses onze conflits étalés sur près d'un siècle, on peut assez instinctivement penser que le film d'Olmi ne permettra pas de saisir l'intégralité du contexte. L'introduction est d'ailleurs une sorte d'aveu de ce point de vue, car les 10 premières minutes se révèlent parfaitement incompréhensibles, avec une profusion d'informations, de personnages et de lieux laissant le commun des mortels dans un état de perdition avancé. Mais cette introduction n'est que le point de départ plantant le décor, à savoir la mort du Jean de Médicis, pour mieux revenir une semaine auparavant et relater les événements ayant conduit à l'événement tragique de manière beaucoup plus intelligible et appréciable.

Le Métier des armes se sert de l'invention du fauconneau, une pièce d'artillerie légère présentée comme la première capable de transpercer les armures des chevaliers, pour illustrer le basculement d'une guerre aux allures héroïques, constituées de batailles rangées et de sacrifices correspondant à la norme chevaleresque, vers une guerre beaucoup plus tournée vers la tactique, avec ses escarmouches et ses attaques surprises — Jean de Médicis sera dans le film autant auteur que victime de cette transformation, auteur dans le harcèlement des troupes luthériennes et victime par sa blessure à la jambe qui sera gagnée par la gangrène. Le refus du spectaculaire pourra à ce titre être rebutant, pour qui s'attend à quelque chose à ce niveau-là.

La description de cette bascule historique est vraiment passionnante, sorte de révolution militaire qui n'est sans doute pas consciente à l'époque (même si le film prend le soin de montrer la fabrication des canons avec beaucoup d'emphase, une scène qui rappelle directement celle de la cloche dans Andrei Roublev), un art de la guerre en mutation explicitement cité au travers de lectures politiques de Machiavel. Olmi instaure un climat d'une froideur incroyable, imposant une distance qu'il faut apprécier, compensée par une composition proprement fabuleuse. La beauté de la photographie est d'une intensité folle, avec de très nombreuses séquences capturées comme des tableaux de la Renaissance, dans des jeux de lumière stupéfiants: les éclairages dans les forteresses, les torches qui bravent la tempête en extérieur, les arbres nus desquels pendent des cadavres, les paysages enneigés couverts de brume, l'architecture des intérieurs immenses, tout cela est fascinant pour les yeux.

Olmi referme son film sur une atmosphère chargée d'une mélancolie indélébile, un sentiment diffus de solitude coriace renforcé par l'éclairage sur les derniers jours pour le moins éreintants de la vie de Jean de Médicis, au travers d'une succession de tableaux retraçant un segment de l'évolution du métier de soldat. Un récit tout sauf héroïque, moins porté sur les troupes et les combats que sur les trahisons et les réminiscences intimes au moment de l'agonie. Un film sur la vanité humaine, aussi, avec des déambulations méditatives : le décor de la chambre dans laquelle le héros succombe est un écrin de choix avec toutes ses peintures et sculptures. À la mort du condottiere, il fut demandé l'abolition des armes à feu nous font comprendre les dernières minutes du film : une demande qui resta bien sûr lettre morte.

img1.jpg, mars 2023 img2.jpg, mars 2023 img3.jpg, mars 2023 img4.jpg, mars 2023 img5.jpg, mars 2023 img6.jpg, mars 2023 img7.jpg, mars 2023 img8.jpg, mars 2023 img9.jpg, mars 2023 img10.jpg, mars 2023 img11.jpg, mars 2023 img12.jpg, mars 2023 img13.jpg, mars 2023 img14.jpg, mars 2023 img15.jpg, mars 2023 img16.jpg, mars 2023 img17.jpg, mars 2023

jeudi 27 avril 2023

Un homme dans la foule, de Elia Kazan (1957)

homme_dans_la_foule.jpg, mars 2023
"I'm not just an entertainer. I'm an influence, a wielder of opinion, a force... a force!"

C'est peu dire que je n'attendais pas Kazan sur le terrain de la critique des médias et de la société du spectacle, avec toutes les thématiques afférentes, que l'on a instinctivement envie de ranger non loin du jalon de Lumet Network (1976), en filiation avec l'excellent film de Wilder Le Gouffre aux chimères (1951) — et pour compléter la liste, Quizz show de Robert Redford. C'est un peu l'autre face, négative cette fois-ci, de la pièce formée avec les films de Capra beaucoup plus ancrés dans une perspective d'humanisme naïf comme Mr. Deeds Goes to Town (1936), Mr. Smith Goes to Washington (1939), ou encore Meet John Doe (1941) qui mettaient en scène un candide face au rouleau-compresseur du système. Mais ici, le reversement des valeurs est total en comparaison, puisqu'on s'intéresse à une vision extrêmement cynique du capitalisme médiatique, toujours à une époque ou cette critique même satirique n'était pas du tout aussi profusément formulée qu'aujourd'hui.

C'est le tout premier film de Andy Griffith, et on a bien du mal à le croire tant le personnage brille par sa gouaille, son assurance, sa grande gueule. Il parvient à se créer une identité particulièrement forte, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur du film d'ailleurs. Son charisme l'attire sans doute un peu, mais je suis un peu déçu du traitement très caricatural réservé aux thèmes abordés ici, en regard de l'incroyable modernité du discours. La dénonciation est excellente pendant une grosse partie du film, et dans le dernier gros morceau Kazan et ses scénaristes se sont sans doute senti pousser des ailes pour s'autoriser un tel déluge d'excès... Au point de faire dérailler le film de la bienséance psychologique, en rupture de continuité assez franche avec ce qui précédait. Clairement, il me manque des bouts de film pour comprendre comment ce gars qui se foutait de la gueule des actionnaires et de leurs pubs débiles devient un tel objet volontaire prêt à vendre son âme tout en se foutant aussi ouvertement des gens à qui il s'adresse — ce qui causera sa perte. La trajectoire est séduisante, mais elle n'est reste pas moins incohérente — ou du moins invraisemblable.

Dommage car la façon dont le personnage se trouve courtisé par les médias et les politiques est à certains moments jouissives, de par l'inconfort créé par sa dimension insaisissable de bête sauvage. Il faut vraiment voir ses monologues enragés : "This whole country's just like my flock of sheep! Rednecks, crackers, hillbillies, hausfraus, shut-ins, pea-pickers - everybody that's got to jump when somebody else blows the whistle. They don't know it yet, but they're all gonna be 'Fighters for Fuller'. They're mine! I own 'em! They think like I do. Only they're even more stupid than I am, so I gotta think for 'em. Marcia, you just wait and see. I'm gonna be the power behind the president - and you'll be the power behind me!". Procès à charge de la démagogie donc, autant que de la publicité, empesé par sa lourdeur démonstrative. Mais bon, difficile de ne pas être agréablement étonné par le niveau de violence du pamphlet outrancier. Et puis il y a un Walter Matthau assez jeune qui traîne par-là... Non vraiment, le film aurait gagné à travailler sa transition, son retournement d'opinion, et sa ridiculisation des figures d'autorité.

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023

mercredi 26 avril 2023

Sex-shop, de Claude Berri (1972)

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"J’ai deux passions dans la vie, la sexualité de groupe et les maisons normandes."

La face connue de la carrière de Claude Berri navigant entre pépites comme Uranus et déchets comme Une femme de ménage ne laissait pas vraiment supposer l'existence de curiosité anarchisante pareille, caractéristique du cinéma français de la fin des années 60 et du tout début des années 70, dans la lignée de pamphlets libertaires à tendance féministe comme La Fiancée du pirate de Nelly Kaplan. Mais si Sex-shop n'atteint manifestement pas ce niveau d'avant-gardisme dans cette direction-là, il se révèle malgré tout comme une comédie gauloise très agréable et intéressante à regarder encore (ou surtout) 40 ans après sa sortie.

Les deux gros arguments du film, ce sont certainement les deux rôles masculins principaux, avec Claude Berri en libraire un peu austère et triste qui transforme sa boutique en sex-shop pour éviter la faillite et Jean-Pierre Marielle en dentiste fort avenant aux perversités multiples l'entraînant dans divers coups fourrés caractéristiques de sa lubricité déviante. Comment le dire autrement : ils sont parfaits dans leurs rôles respectifs, l'acteur-réalisateur dans la peau de ce vieux garçon au physique ingrat emprisonné dans une grisaille existentielle et qui se découvre une passion pour les pratiques sexuelles non-orthodoxes, et la superstar Marielle des grands jours, dans une forme olympique qui rappelle des étincelles grivoises du type Les Galettes de Pont-Aven même s'il occupe un rôle moins prépondérant ici.

On peut regretter la relative faiblesse des rôles féminins peu développés, Nathalie Delon et Juliet Berto peinant dans l'ensemble à occuper l'espace laissé par leurs maris, à commencer par elles. Même Claude Piéplu en officier enclin aux plaisirs charnels ou Jacques Martin en pote aux bons plans marquent davantage les esprits en dépit d'une présence beaucoup plus ténue. Disons que aussi fort que soit poussée la remise en cause des normes phallocentrées (dans le style "ben chéri, si tu veux qu'on fasse un plan à trois avec une fille, j'ai le droit de vouloir la même chose avec un homme"), avec un naturel très étonnant pour évoquer diverses pratiques sexuelles en 1972, il est difficile de ne pas voir l'objectification du corps féminin à l'œuvre tout de même.

Mais tout de même, c'est un sacré film planté le décor du cinéma français de l'époque, agrémenté d'un thème musical composé par Serge Gainsbourg. Ironiquement le film traite également du fait que certains plaisirs ne peuvent pas être achetés dans un sex-shop (comme par exemple l'amour qui existe entre l'homme et sa compagne). Mais c'est surtout la folie et l'impertinence de certaines séquences qu'on retiendra, au moins autant que les nombreuses tirades de Marielle le partouzard toujours collector, "Mon cher Claude, j’ai deux passions dans la vie, la sexualité de groupe et les maisons normandes" avec un grand sourire caché derrière sa moustache, ou encore, autour de la norme, "Imaginez un monde normal, où à partir de 12 ans on vous apprendrait à bien faire l’amour et à ne pas être jaloux. Je vous le dis tout de suite : j’aime bien mon métier, je suis dentiste, mais alors je laisse tout tomber je me fais prof".

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023 img4.png, mars 2023

mardi 25 avril 2023

Ordre de tuer, de Anthony Asquith (1958)

ordre_de_tuer.jpg, mars 2023
"It's not your business to sit in judgement - it's your business to kill."

De la part d'Anthony Asquith on s'attend forcément à quelque chose de raffiné, le côté british distingué début de siècle dernier, si l'on garde en tête des films comme L'Ombre d'un homme, Le Chemin des étoiles, ou encore Winslow contre le roi et en un sens, malgré ses différences notables de genre, Orders to Kill s'insère assez naturellement dans cette veine. Il y a un soin remarquable porté à la description des différents temps de cette mission, pendant la Seconde Guerre mondiale, visant à éliminer un agent double infiltré dans les rangs de la résistance française. L'opération doit être menée par un jeune pilote de bombardier américain, après un passage du côté du Royaume-Uni, et se décompose entre trois grandes parties : la formation, la mission à proprement parler, et un dernier chapitre succinct concernant les conséquences.

Il y a beaucoup de choses surprenantes dans ce film aux contours assez insaisissables : il s'agit autant d'un film (en temps) de guerre qu'un thriller d'infiltration, il avance d'abord comme un film d'espionnage mais la tonalité générale ne correspond absolument pas à cette case, et il revêt dans sa seconde moitié une dimension beaucoup plus psychologique et morale en s'attachant au ressenti du protagoniste, en examinant ses sentiments de doute et de culpabilité. On peut également y voir une critique assez franche, en 1958, du principe même de guerre à travers ses victimes collatérales, comme en témoigne un long monologue de la part d'une femme occupant un rôle central au moment où le héros remet en question la légitimité de sa mission : "Murder? But this is war, war. And in a war the innocent and the guilty get killed together. When you were ordered to drop bombs over France, did you refuse because you might have killed innocent Frenchmen. Or women? Or children like yourself? Or cats? Or are you such a marksman that you can press a button and drop a bomb that will only kill Germans and collaborators? You didn't go whining back to your superior officers saying I couldn't do it, there might have been a man in the marshalling yard who loved his mother."

Petit aparté au sujet d'un drôle de choix de montage : on relève la présence de Lillian Gish dans le rôle de la mère, apparaissant seulement quelques secondes dans un flashback situé en introduction.

On peut regretter la légèreté avec laquelle est traitée toute la première longue phase de formation, tant on a parfois l'impression d'être dans un camp de vacances de scouts. Le scénario justifie assez rapidement le fait que la recrue n'est pas un tueur professionnel, mais quand même, pour assassiner un leader de la résistance qui serait un traître parfaitement infiltré, on a du mal avec les prémices du film qui avance pourtant que (seul) le cœur de l'histoire est basé sur des faits réels... Le soldat ne sait pas ce qu'est un sternum, il apprend à tuer par étranglement comme s'il s'agissait d'un jeu entre amis durant une séquence d'entraînement un peu longuette, et il fait preuve d'une immaturité assez incroyable dans l'exécution de sa mission.

Mais peu à peu, c'est précisément cette incompétence, cette hésitation voire cette maladresse qui le feront sortir d'un chemin tout tracé et qui poseront les bases d'un dilemme moral formant la pierre angulaire des enjeux. Il devient humain en quelque sorte, malgré les remontrances de l'agent local (le personnage de tante Léonie n'y va pas par quatre chemin, c'est même un peu bourrin : "Himmler likes cats. Goering likes pictures. Hitler likes music. Goebbels is a wonderful father. What of it?") et ce sera le début d'un nouveau parcours, le conduisant tout droit vers un final gorgé d'une amertume tenace.

img1.png, mars 2023 img2.png, mars 2023 img3.png, mars 2023

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