dimanche 02 mars 2025

Visage, de Visage (1980)

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L'exercice n'est pas du tout aussi singulier que la synthpop industrielle allemande composée par Kraftwerk une décennie plus tôt, mais la veine pop romantique britannique de Visage pour leur premier album dispose de sérieux arguments pour convaincre. Clairement il faut adhérer à l'esthétique un peu new-wave et 80s car elle est très prononcée, il suffit de réécouter le tube Fade To Grey, avec sa poésie minimaliste alternant entre français et anglais. Plusieurs morceaux instrumentaux, quelques délires hypnotisants (Moon Over Moscow, quel morceau de drogué), de nombreux passages mélancoliques : autant d'éléments qui confèrent à leur premier album une tonalité iconique de la période électronique post-punk du début des années 1980.

Extrait de l'album : Fade To Grey.

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À écouter également : Blocks On Blocks et Moon Over Moscow.

Suivront d'autres albums d'intérêt variable, The Anvil constituant le haut du panier et Beat Boy marquant le début de la catastrophe.

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vendredi 28 février 2025

La Grotte des rêves perdus (Cave of Forgotten Dreams), de Werner Herzog (2011)

grotte_des_reves_perdus.jpg, 2025/02/12
"Are we today the crocodiles who look back into the abyss of time when we see the paintings of Chauvet cave?"

Manifestement, j'en suis arrivé à un point où je peux me satisfaire de peu de la part de ce cher Werner. Je n'en suis pas encore à racler les fonds de tiroir à la recherche de son obscur court-métrage disparu, mais j'ai la sensation qu'il n'y aura plus d'émerveillement à la Leçons de ténèbres ou Le Pays du silence et de l'obscurité. Les années 2010 de la carrière de Herzog semblent contenir beaucoup de ces films documentaires où on le voit traîner son vieux corps et son accent inimitable sur différentes thématiques qui confortent bien l'idée que l'on peut avoir de ses lubies, et manifestement La Grotte des rêves perdus s'inscrit très bien dans cette dynamique-là.

Le sujet, c'est l'immense grotte Chauvet située en Ardèche, découverte dans les années 1990 après qu'un pan rocheux s'est effondré, ouvrant à cette occasion un accès pour la première fois en plusieurs dizaines de milliers d'années. Au fond de cette grotte, des centaines de peintures rupestres (ours mammouths, et lions étaient les espèces dominantes locales) réalisées il y a plus de 30 000 ans, et de nombreux restes de mammifères datant d'une époque où les hommes de Néandertal peuplaient le coin.

Et l'intérêt principal de Cave of Forgotten Dreams, c'est sans surprise la façon qu'a Herzog de nous faire accéder à ces lieux dans lesquels seulement de très rares personnes ont été autorisées à pénétrer. C'est donc une gourmandise à destination de ce qui apprécient le style et l'homme — pour les autres, ce ne sera qu'un défilé d'images de qualité assez médiocre (le personnel et le matériel étaient très limités, et la 3D n'était probablement pas une technologie très mature) sur fond de commentaires anglais avec un étrange accent germanique, sans prise sur son humour particulier. Qui d'autre que lui pour nous partager l'ampleur de la découverte, la beauté du voyage, la magie de ce qui se trame au fond de cette grotte à l'abri des regards... Un exemple : "In a forbidden recess of the cave, there's a footprint of an eight-year-old boy next to the footprint of a wolf. Did a hungry wolf stalk the boy? Or did they walk together as friends? Or were their tracks made thousands of years apart? We'll never know."

Davantage que les commentaires des différents scientifiques interviewés qui partagent quelques informations sur la symbolique des dessins ou la cartographie laser de la caverne, c'est la malice du cinéaste qui prend le dessus, à mes yeux. Son émerveillement, son emphase, ses élans métaphysiques, et ses divagations caractéristiques — la dernière scène avec les crocodiles baignant dans l'eau chaude de la centrale de Tricastin, hors-sujet magique, une pépite ("It is hard to determine whether these creatures are dividing into their own doppelgangers and do they really meet or is it just their own imagining mirror reflection? Are we today the crocodiles who look back into the abyss of time when we see the paintings of Chauvet cave?"). Sa façon de nous décrire comment l'oxygène de l'air pourrait altérer les peintures, de nous présenter un archéologue farfelu vêtu de peaux de bêtes avec sa flûte paléolithique (structurée en gamme pentatonique, interprétation de l'hymne américain Star-Spangled Banner à l'appui), de voir dans certains dessins représentant des animaux en mouvement avec beaucoup de pattes une forme de proto-cinéma, ou encore de demander une démonstration à ce documentaliste pour qu'il essaie en vain une sorte de lanceur de lance (censé permettre de tuer un cheval à 50 mètres)... Du petit lait.

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jeudi 27 février 2025

Le Pays de la violence (I Walk the Line), de John Frankenheimer (1970)

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"People here just try to survive, that's all. Some make a little moonshine, don't really harm nobody."

Plus on farfouille dans la filmographie de John Frankenheimer et plus on trouve d'éléments bigarrés, de périodes qui s'accordent assez peu entre elles, du navet fin de siècle avec Jean Reno Ronin au classique du thriller SF 60s L'Opération diabolique avec Rock Hudson, je suis à chaque fois impressionné. Le Pays de la violence sort au tout début des années 1970 mais il y a dans le décor automnal de cette petite ville du Tennessee un avant-goût du crépuscule de la décennie, sensation étrange — mais sans que les thématiques ne soient comparables au laisser-aller des années 80, tragique pour Frankenheimer qui se perdra dans des films d'action vraiment (mais vraiment) tout pourris. C'est un style, un cadre, et une histoire très originaux conférant au récit un petit côté bizarroïde : tout part d'un shérif s'ennuyant dans sa triste vie, perdu dans sa vie monotone au creux d'un bled l'enfermant chaque jour un peu plus dans la morosité, qui un jour tombe nez-à-nez avec une jeune femme, l'éclair du renouveau amoureux (et plus généralement, émotionnel) qu'il attendait sans le savoir depuis trop longtemps et qui pourrait bien le sortir de sa vie terne. Mais un problème conséquent se profile à l'horizon : c'est la fille du distillateur hors-la-loi local, avec son whisky clandestin de moonshiner.

Gregory Peck, avec ses épaules larges mais vieillissantes, incarne étonnamment bien cet homme un peu âgé qui se retrouve face à un dilemme insondable. Pour la première fois de sa vie, il semble retrouver goût à la vie au contact de la jeune Alma (cliché de l'épouse trop vieille spotted) interprétée par Tuesday Weld. Mais pas de bol, cette romance entrave son sens moral puisqu'il va devoir fermer les yeux sur les activités interdites du père... Et autant dire qu'il le paiera au prix fort. Dommage que Peck semble autant à côté de ses pompes.

Ce n'est pas tant le scénario qui brille par son originalité, mais plutôt tout le contexte. L'ambiance de petite ville perdue dans la campagne américaine, les flics qui se font globalement chier, les couleurs automnales qui circonscrivent les lieux, la petite entreprise familiale de whisky de contrefaçon, la musique composée par Johnny Cash — qui donne son titre original au film, "I Walk the Line", bien supérieure à la version française, avec son double sens et sa suggestion quant à la soumission aux normes du coin. La région semble peuplée de gens maltraités par les conditions, dépourvus d'espoir, assis sous leur porche toute la journée à regarder passer les voitures. Plus triste encore, le personnage de Peck semble victime de sa faiblesse de caractère, lui qui perdra tout faute d'avoir pris une vraie décision. Au centre des enjeux du film : sa relation avec Alma, catalysant des intérêts divergents que certaines âmes malveillantes tentent d'exploiter à leur profit.

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mercredi 26 février 2025

Deaf, de Frederick Wiseman (1986)

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Le long chemin vers l'autonomie

Deaf forme avec Blind un diptyque évident sur le thème du handicap, et Frederick Wiseman procède exactement de la même manière pour observer une institution, passer en revue la méthodologie d'apprentissage, donner du temps aux débats et autres discussions administratives. Les deux documentaires sortis en 1986 étudient les infrastructures du même état d'Alabama, et comme il l'avait fait avec la cécité, le travail autour de la surdité est retranscrit dans de nombreuses variations — avec en prime cet effet de capsule temporelle en nous plongeant dans la mode, les habitudes, et l'ambiance des années 1980. Il parvient encore une fois à insérer de très discrètes touches humoristiques (volontaires ou non, recherchées ou non) et à faire surgir des émotions / réflexions que l'on n'avait absolument pas anticipées. La différence notable entre les deux réside in fine essentiellement dans la durée (c'est-à-dire le travail de montage de la part de l'ami Fred), puisque Deaf appartient à la frange un peu trop longue de ses productions : on atteint presque les trois heures, et c'est vraiment un peu trop généreux, le film aurait gagné à s'alléger d'une bonne demi-heure.

Mais bon, quand on apprécie la technique et le style Wiseman, on ne compte pas.

Il y a deux séquences absolument collector dans Deaf qui justifient presque à elles seules le visionnage, aussi réducteur que soit cette assertion. Une très longue, une assez brève.
La première, assez courte, s'inscrit dans un cadre très particulier puisqu'on fait visiter aux enfants un centre pénitencier — bon, c'est pas le genre de visite à laquelle on pense spontanément quand on parle de si jeunes enfants, mais bon, on est aux États-Unis... En tous cas, au milieu de la séquence, alors que le groupe s'apprêtait à quitter les lieux, on surprend un petit groupe d'enfants observant un de leurs camarade en train de taper la discute avec un détenu (dont on ne verra que les mains dépassant de sa cellule, à travers les barreaux), maîtrisant visiblement la langue des signes. On ne sait pas ce qu'ils se sont dit, Wiseman ayant choisi de ne pas sous-titrer la séquence, mais le moment est vraiment insolite.
La seconde, beaucoup plus expansive, s'étale sur près de 45 minutes et prend place dans un cadre très classique chez le documentariste américain, une discussion / réunion. Le directeur de l'établissement et une psychologue échangent avec la mère de l'un des adolescents du centre, concernant son comportement difficile. Ce dernier rentrera dans le bureau dans un second temps, et on constatera rapidement l'étendue des problèmes : la rupture de communication entre la mère et son fils est abyssale. Il y aurait énormément de choses à relever dans cette séquence, comment le rôle des adultes est exposé dans son autorité imposée (on dit au gamin qu'il se trompe dans le choix de ses mots, qu'il n'éprouve pas de la haine contre sa mère mais de la colère, passage qui instille un gros malaise, comme si une surcouche de correction venait s'ajouter à une communication déjà rendue délicate à cause du handicap). On montre le travail des encadrants mais dans le même temps on voit un enfant qui se sent rejeté et à qui on vole les mots, les pensées, pour les remplacer par quelque chose de plus acceptable socialement — alors qu'on comprendra que la mère n'a pas été parfaitement irréprochable dans ses actes et sa façon d'être, il suffit de voir qu'elle n'a pas pris la peine d'apprendre la langue des signes ou comment elle balance à la gueule de son enfant "ton père biologique ne t'aime pas". La scène est déchirante dans tout ce qu'elle expose comme sous-entendus, quand bien même cette entrevue se terminerait dans une ambiance plus favorable qu'à son commencement.

Au final, ce qui semble intéresser Wiseman, c'est le chemin vers l'autonomie qu'empruntent tous ces enfants en difficulté. Un chemin semé d'embûches, cela va sans dire. Il observe avec beaucoup d'attention les gestes techniques et leur apprentissage complexe, comment épeler des mots en langue des signes, les appareils auditifs, la lecture des lèvres, le passage à l'écrit. Il montre le succès de certains (l'équipe de basket et ses exploits sportifs malgré le handicap), il s'appesantit sur des détails inintelligibles pour beaucoup (comment expliquer à quelqu'un qui n'entend pas la différence entre les consonnes occlusives dentales voisées et sourdes, grosso modo la différence entre un "b" et un "p" à l'aide d'une feuille de papier devant la bouche pour montrer la quantité d'air nécessaire). Et il fait toujours preuve de la même ironie, ici tout particulièrement dans le discours final, très long, d'un riche et vieux donateur qui explique à quel point les personnes handicapées ont de la chance de vivre dans leur pays — autrement dit, selon lui, il vaut mieux être sourd aux États-Unis, terre de l'individualité, qu'entendant en Russie.

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mardi 25 février 2025

El Chuncho (Quién sabe?), de Damiano Damiani (1967)

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"Don't buy bread with your money! Buy dynamite! Dynamite! Dynamite! Dynamite!"

Je connaissais Damiano Damiani essentiellement sous l'angle de ses réalisations politiques des années 70, quadrillant sans pitié la société italienne avec Franco Nero en figure de proue — rien que les titres : Nous sommes tous en liberté provisoireComment tuer un juge, ou encore le très bon Confession d'un commissaire de police au procureur de la République. Mais c'est en remontant le cours de sa filmographie qu'un versant complémentaire est apparu, du côté du western 60s, illustrant plus précisément dans El Chuncho un sous-genre particulier, le western spaghetti zapatiste.

Quelque part entre la verve des westerns de Leone et la crasse de ceux de Corbucci, et finalement pas si éloigné de la composante politique de ceux du troisième Sergio, Sollima, Damiani traçait une autre voie. L'immense majorité des films fondateurs des auteurs énumérés sont sortis à la fin des années 1960, et Quién sabe? apporte en 1967 sa pierre à l'édifice en prenant pour cadre l'éternelle révolution mexicaine du début du XXe siècle et en y opposant les figures classiques du bandit, du guérillero, du révolutionnaire, ou encore de l'espion. Si l'on est en capacité de passer au-delà de certaines spécificités et limitations, à l'image de l'ambiance de série B qui flotte sur l'ensemble, du niveau d'interprétation moyen (indice : un personnage secondaire de prêtre barjot est joué par Klaus Kinski), et du sort réservé aux personnages féminins (la fameuse séquence où une femme montrée comme hystérique est remise dans le droit chemin grâce à la baffe salutaire d'un homme), la veine anarchisante portée presque entièrement par Gian Maria Volonté sème quelques pépites sur le chemin.

Des attaques de trains, des armes volées revendues aux révolutionnaires, des massacres, des personnages paillards, l'attrait du magot... On est forcément familier avec tous ces codes du spaghetti. La particularité ici tient principalement à deux choses : le personnage très ambivalent et charismatique de Volonté, et la menace incertaine qui plane autour d'un autre personnage, celui interprété par Lou Castel (plus rigide dans l'interprétation, tu meurs). C'est le jeu derrière le scénario, observer la relation qui s'installe entre les deux, les objectifs secrets mais évidents de l'un et la confiance accordée rapidement par l'autre. Clairement, cette dimension aurait gagné à être affinée, car en l'état le mystère ne tient pas vraiment longtemps concernant les intentions du yankee — en déficit de charisme, qui plus est. C'est aussi une sorte de récit d'apprentissage, puisque le personnage éponyme se construira une éthique et une conscience révolutionnaire au fil de l'intrigue, lui qui partait vraiment de très loin avec sa bêtise, son inculture politique, et sa cupidité chevillée au corps. Sa tirade finale, déclamée après avoir donné une valise pleine d'or et une fois retirées sa veste et sa cravate, retrouvant son esprit révolutionnaire, est sans équivoque : "Don't buy bread with your money! No, hombre! Buy dynamite! Dynamite! Dynamite! Dynamite!".

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lundi 24 février 2025

Les Vieux, de Claus Drexel (2024)

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"On ne devrait pas vivre aussi vieux." vs "Je vais mourir en hurlant !"

De Claus Drexel, j'avais beaucoup aimé son Au bord du monde dans lequel il chroniquait avec son style particulier le quotidien d'une poignée de sans-abris et un peu moins son compte-rendu des laissés-pour-compte de l'Arizona dans le sobrement intitulé America. Le programme est ici à la fois très clair et très cadré, dans le même temps limité dans son champ d'observation et ouvert à une multitude de digressions : Les Vieux peut se résumer à des plans fixes focalisés sur une ou deux personnes très âgées, entre 80 et 100 ans, sans thématique fléchée, divaguant au gré des pensées et du moment. Régulièrement, des images (toujours en plans fixes) produisent du contexte, que ce soit dans les détails intérieurs ou au travers de paysages extérieurs. Un documentaire de niche, donc, avec son thème unique, qui fascinera ceux qui nourrissent une passion même infime pour les peaux parcheminées, pour les souvenirs vieux de près d'un siècle, tout en laissant les autres indifférents.

L'absence de cadre thématique imposé aux conversations est à la fois la grande force et la potentielle faiblesse d'un film comme Les Vieux : on imagine sans difficulté le travail de montage conséquent auquel Drexel a dû s'adonner pour aboutir à ce condensé de 90 minutes de témoignages. C'est toute la beauté de ce dispositif, on parcourt la France de nord au sud et d'est en ouest, on observe avec attention les soudaines variations d'accent, on constate les différences monumentales de vécu, de tempérament, d'origines. Leur point commun tout aussi monumental : ils ont traversé le même gros bout d'histoire, avec tous les bouleversements qu'a connu le XXe siècle. Ils sont tour à tour apaisés ou hantés par le regret, décontractés vis-à-vis de la mort ou désireux d'en finir au plus vite avec la vie, empreints de lucidité ou incroyablement drôles, marqués par une âme rebelle ou très émouvants.

Les Vieux prend le parti de ne jamais s'appesantir trop longtemps sur chaque personnalité, et avance comme un kaléidoscope de portraits fugaces. Cela peut dans un premier temps générer un certain inconfort, en lien avec l'absence de construction d'une potentielle relation avec eux, mais dans un second temps cela participe à former une mosaïque de témoignages passionnants, unis dans leur retranscription d'une mémoire conséquente. Leur état de santé, physique ou mentale, est très variable, certains entretiennent des rapports sociaux quotidiens là où d'autres vivent dans un isolement parfois pesant, mais tous ont survécu aux aléas du siècle écoulé, tous ont été marqués par les guerres, les maladies, le travail. Il y a cette femme qui souhaite donner son corps à la science (maintenant qu'elle ne peut plus faire don de ses organes devenus trop vieux), cet homme qui fait le récit de ses traumatismes de guerre (Seconde Guerre mondiale, Indochine, Algérie). Ceux qui attendent paisiblement la mort tout en l'exprimant de manière claire, posée, déterminée. Celles qui sont profondément fatiguées de vivre et qui l'expriment sans détour dans un sentiment d'inutilité assez marquant ("Je n'ai plus aucune utilité, on ne devrait pas vivre aussi vieux"). Et celles qui débordent d'énergie et d'enthousiasme en criant "Je vais mourir en hurlant !".

Drexel considère Werner Herzog comme un maître, et comme lui recherche davantage la "vérité extatique" que la "vérité du comptable" dans ses documentaires, il cherche à aller au-delà de ce que la simple énumération de petites vérités factuelles pourrait produire, sans travestir les témoignages. Et de fait, il se dégage de ces portraits des conditions tellement disparates, des considérations tellement contrastées, entre ceux qui veulent profiter de ce temps libre comme un enfant et ceux qui désirent plus que tout mourir, entre cet ancien baron déchu de sa noblesse et cet ancien mineur de fond. Cette somme conséquente de souvenirs et d'expériences, agencée de la sorte, mise de cette façon face au vide de la disparition prochaine, ne laisse résolument pas indifférent.

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dimanche 23 février 2025

Viene de mí, de La Yegros (2013)

viene_de_mi.jpg, 2025/01/29

Comment ne pas être immédiatement et durablement hypnotisé par le premier titre éponyme de l'album... Une nouvelle variation argentine de la cumbia colombienne, où se mélangent des sonorités d'horizons très divers, percussions et guitares caractéristiques mêlées à de l'accordéon ou des productions beaucoup plus électroniques. Il y a même quelques accents hip hop sur des morceaux comme Illuminada, et des ambiances singulières qui ne ressemblent pas à grand-chose d'autre (Trocitos De Madera). Une découverte revigorante — et un équilibre entre les ingrédients qui ne se retrouvera sur aucun autre des albums du groupe.

Extrait de l'album : Viene de mí.

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À écouter également : Trocitos De Madera et Iluminada.

la_yegros.jpg, 2025/01/29

vendredi 21 février 2025

Goupi Mains Rouges, de Jacques Becker (1943)

goupi_mains_rouges.jpg, 2025/02/12
"Les paysans, tu apprendras à les connaître. Ils ont le respect de l'argent, parce que c'est du travail. La terre est basse, comme on dit."

Certains films français du début des années 40 n'ont décidément pas la même saveur que les autres, il y a comme un ingrédient secret qui leur confère ce petit quelque chose vaguement indéfinissable. L'effet de capsule temporelle est souvent très particulier lui aussi, puisqu'il nous contraint à replonger dans la France vichyste, ce qui est rarement une partie de plaisir — l'exemple le plus célèbre étant probablement la version de Henri-Georges Clouzot avec Le Corbeau, sorti la même année que Goupi mains rouges en 1943.

Chose étonnante (me concernant), ce presque premier long-métrage de Jacques Becker est un film à personnages que je trouve réussi. Pour le dire autrement, il prend la forme d'une chronique familiale mêlant un grand nombre de personnages importants, et il parvient à tisser une intrigue relativement anodine (en apparence au moins) au creux d'une toile assez passionnante, jouissant d'une écriture soignée. En dépit de toutes les rigidités techniques et discursives de la décennie des années 1940, cette histoire de paysans nous projette dans un microcosme rural, un petit village de Charente, et nous force à faire connaissance avec la dizaine de membres que compte la famille Goupi. Un peu comme l'un d'entre eux débarquant de Paris, on se retrouve projeté dans un référentiel un peu barjot, paumé au milieu de tous ces fous.

Car la galerie de personnages est très gratinée, mais sans que les excès de chacun ne soient pénibles : c'est d'ailleurs avec un arrière-plan comique que l'on passe en revue l'ensemble des intéressés, faisant régulièrement oublier les horreurs qui jalonnent une fausse enquête policière. Fausse car il n'y a pas de policier pendant l'essentiel de l'intrigue, et fausse car l'enquête est une sorte de prétexte pour révéler toutes les déviances de la maisonnée. Et on peut dire que les portraits alimentent une composante bien noire de ce film paysan, partagés entre mesquinerie, mensonge, avidité et arrivisme, le tout baignant dans une ambivalence des plus fourbes et teintée d'ironie — les morts ne le sont pas nécessairement, les assassins ne sont pas ceux qu'on croit. Le récit parvient à entremêler à ces retournements de situations de nombreuses trames annexes, des rivalités amoureuses, des pétages de plombs, des révélations très amères, et plus généralement une succession de querelles qui minent le clan familial, pourri par la radinerie et le repli sur soi, pétrifié par l'hypocrisie et les soupçons.

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mercredi 19 février 2025

Hollywoodgate, de Ibrahim Nash’at (2023)

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Le coffret à jouets des talibans à la tête de l'armée de l'air

Dans la catégorie "immersion au sein d'une communauté atypique", les images qu'Ibrahim Nash’at a réussi à capturer et monter sur une année au plus près des talibans, suite au retrait militaire états-unien d'Afghanistan, sont d'une valeur inestimable et le placent juste un cran en-dessous de l'inégalable Talal Derki avec Djihadistes de père en fils qui se consacrait au portrait d'un père aimant, et accessoirement combattant syrien d'Al-Qaeda. Hollywoodgate est notamment affaibli par les commentaires en voix off de son auteur au début et à la fin du film (totalement superflus, du genre "one thing I cannot move past is the obscene power of those who worship war", au-delà de la précision concernant le contexte de la contrainte) ainsi que par l'utilisation certes réduite d'une musique anxiogène pas vraiment nécessaire. Mais ce sont des considérations presque négligeables en regard du contenu : les premiers pas du taliban Malawi Mansour, commandant nouvellement nommé de l'armée de l'air au lendemain du départ des États-Unis, au moment où il découvre l'existence d'un complexe nommé "Hollywood Gate" et dans lequel la plus grande armée du monde y a laissé plus de 7 milliards de dollars de matériel.

Comme un gamin qui ouvrirait un coffre à jouets rempli à ras bord, les talibans découvrent une armada technologique qu'ils n'auraient même pas imaginée en rêve. De la salle de gym suréquipée aux avions de chasse, des fusils mitrailleurs ("bien plus légers que les kalachnikovs") aux médicaments, ils sont au paradis. Ainsi Nash’at suit leurs premières réactions, sous le regard réprobateur de très nombreuses personnes hostiles à cette caméra acceptée par le grand chef à condition qu'il décide de ce qui peut être filmé — le but probable étant de produire des images qui susciteront chez les adversaires de la crainte et de la peur face une telle puissance. Et honnêtement, ça n'a pas de prix. Si initialement le commandant suprême donne des ordres sérieux après avoir témoigné d'un état profondément déconcerté devant l'ampleur de la trouvaille — faire l'inventaire de tout le matériel, réparer les avions (que l'armée américaine a tenté de rendre inutilisables avant de partir) — on accède très vite à un régime puissamment surréaliste, à mesure que la milice islamiste se transforme en département militaire.

Aussi on verra le nouveau commandant taliban essayer les tapis de course ("faites-moi en livrer un chez moi, il faut que je perde un peu du ventre») avant d'interdire au réalisateur de filmer les hélicoptères tant qu'ils ne sont pas réparés. On le voit assurer ses proches qu'ils règneraient sur la terre entière s'ils jouissaient des mêmes ressources militaires que les États-Unis, on le voit se faire mal à la main en giflant un camarade taliban qui a essayé de monter dans un avion malgré son interdiction. C'est un personnage fascinant, qui pourrait régulièrement sortir de l'imaginaire d'un dessinateur de bande-dessinée. Les faits marquants sont innombrables, et vont des menaces incessantes à l'encontre du réalisateur (qui ne le réalisera qu'a posteriori, lors du montage, et le grand manitou rassure ses ouailles en affirmant que "if his intentions are bad, he will die soon", lui qui menacera de mort le ministre de la défense tadjik à la fin du film) à une parade militaire montrant soldats, lance-roquettes, chars d'assaut, avions fraîchement réparés, et... un bataillon de kamikazes à moto. Du gars qui s'amuse à pointer son fusil automatique vers diverses personnes à celui qui se lance dans une variante littéralement improbable de la tirade de Forrest Gump "Life is like a box of chocolates" — en substance : les femmes c'est comme du chocolat, tu voudras pas manger celui qui a traîné par terre s'il n'était pas emballé. Le chocolat a sans doute son avis là-dessus, mais c'est au-delà de ses capacités et la démonstration irréfutable n'a pas autant convaincu que ce qu'il espérait, petit moment comique incongru.

90 minutes qui résument de manière géniale une chronique de la vie quotidienne au sein de l'armée de l'air talibane en cours de structuration. Même si les talibans contrôlent la prise d'image cela n'empêche en rien Hollywoodgate de se faire extrêmement pertinent, au-delà des intentions propagandistes initiales. Une séquence hilarante les montre d'ailleurs galérer concernant une multiplication, personne ne sait combien font 67x100, on propose 21000 et finalement la réponse acceptée sera 67000 — avant de demander un peu plus tard "Est-ce que quelqu'un sait comment piloter un Blackhawk ?"... Le surréalisme documentaire à son apogée, au creux d'une alternance entre scènes de tous les jours et contexte péri-apocalyptique.

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mardi 18 février 2025

La Sixième Partie du monde (Шестая часть мира, Chestaya tchast mira), de Dziga Vertov (1926)

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Ode à l'aigle kirghiz et au renne cru, à la production agricole et aux ovins qui se baignent

La Sixième Partie du monde, en référence à l'étendue de l'Union Soviétique par rapport aux autres territoires de la planète, peut se concevoir de plusieurs façons, selon le degré d'adhésion ou de rejet au matériau de propagande ainsi qu'au langage cinématographique développés durant toute sa carrière par Dziga Vertov. Mais le principal message du film est lié à l'exploitation de la diversité culturelle immense présente sur ces plus de 20 millions de kilomètres carrés, tout au long du XXe siècle. Des frontières chinoises jusqu'aux cimes enneigées du Caucase, des régions désertiques aux territoires prisonniers des glaciers, des forêts millénaires aux zones littorales, Vertov consacre l'essentiel du film à célébrer l'incroyable pluralité des cultures qui composaient ce sixième de Terre.

L'incise insérée par Vertov au tout début du film est toutefois d'une étonnante agressivité : le tableau esquissé en cinq minutes de la société capitaliste de l'époque est extrêmement virulent, en dénigrant le foxtrot et en pointant du doigt l'esclavage et l'asservissement des populations noires... Il faut reconnaître qu'au milieu des années 1920, l'URSS n'a pas encore inventé le goulag et l'idéologie soviétique s'annonce comme un chant utopique exhortant les peuples à l'émancipation, à la maîtrise des moyens de production. À mettre au crédit du réalisateur russe, l'éloquence frappante de La Sixième Partie du monde emporte tout sur son passage, que ce soit au travers d'intertitres gigantesques martelant ses messages d'agitprop avec vigueur ou par l'entremise de ce montage acéré qui mitraillera des fragments de paysages, de personnes, de cultures, et de travaux pendant un peu plus d'une heure.

Et l'effet produit se situe du côté du rouleau-compresseur, celui qui venait tracer la route de la victoire à coup de dynamite à la fin du film de Mikhaïl KalatozovLe Sel de Svanétie. Vertov interpelle avec ferveur le spectateur (un plan s'adresse directement à des personnes assises dans une salle de cinéma) comme il harangue les peuples de toute l'Union Soviétique, en multipliant les "TOI" (un carton qui emplit tout l'écran de ces trois lettres) qui composent ce 1/6 planétaire. Le ciné-poème est tourné à l'évidence à la gloire de l'expérience communiste, avec quelques figures de Lénine érigées dans le dernier segment, mais c'est vraiment la diversité du territoire soviétique qui constitue la base des célébrations. Au-delà des aspects purement propagandistes, la myriade d'images glanées aux quatre coins du continent conduit à une forme d'hypnose, une forme d'hallucination internationale — que l'accompagnement musical vient compléter, sur un versant plus désagréable me concernant, dans la lignée de ces musiques composées sous LSD bien trop envahissantes. Les modes de vie explosent sous une forme kaléidoscopique, avec un appel au rassemblement sous une même bannière, celle de la société socialiste complète. L'importance de la production agricole et des exportations, l'achat et la construction de machines variées, des mosquées et des tramways, un aigle kirghiz et un ours sibérien, un renard piégé et la chasse à la martre, le bain des moutons dans la mer (avec de nombreux intertitres surréalistes), l'élevage de rennes, des trappeurs apportant leurs fourrures en échange d'autres biens, un court passage en stop-motion consacré à l'empaquetage d'oranges, la fabrication du caviar, les blés battus et le coton filé, et la marche du progrès même si des gens croient encore en Mahomet, le Christ ou Bouddha et si d'autres mangent du renne cru. C'est fascinant.

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