Ne nous laissons pas gagner par la sinistrose de Noël ! En ces temps moroses de crise interplanétaire, de pouvoir d'achat qui fuit comme du mazout à travers le fond de cale d'un bateau rouillé, en ces temps de campagnes publicitaires rougeoyantes et pleines de " Bonnes Fêtes ! " et de frustration consumériste à peine avouée par les trentenaires banquiers cadres et sans un sou, n'oublions pas de nous marrer un peu !
J'appelle donc à la barre Pierre Desproges.
Pierre Desproges représente une génération d'humoristes qui avait les yeux ouverts sur leur société et le monde qui les entouraient. Comme Coluche, il savait voir autour de lui les absurdités qui font nos quotidiens, et, surtout, en rire. Doté d'un sens de l'auto-dérision rare — quand il apprend qu'il est atteint d'un cancer, il file dans un restaurant manger du crabe et s'esclaffe « 1 partout ! » — , il développe un humour noir grinçant et n'élude aucun sujet, s'attaquant aux traditions françaises les plus ancrées comme aux Juifs, aux femmes et à l'Afrique.
L'humoriste a utilisé toutes les formes d'expression : le sketch, la chronique de presse (les fameux Réquisitoires du Tribunal des flagrants délires (1) sur France Inter), l'aphorisme (« Noël au scanner, Pâques au cimetière ! ») et, donc, le dictionnaire. Dans son Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis, il se livre à un abécédaire virulent, atteignant des sommets de style et de rhétorique. Sélection subjective de passages croustillants.
F comme Femme :
« Au bout de ces neuf mois, le petit d'Homme vient au monde. L'accouchement est douloureux. Heureusement, la femme tient la main de l'Homme. Ainsi, il souffre moins. »
G comme Guerre :
« L'ennemi est bête, il croit que c'est nous l'ennemi, alors que c'est lui ! »
Et enfin, puisque c'est d'actualité, N comme Noël :
« D’après les chiffres de l’UNICEF, l’équivalent en riz complet de l’ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s’en émeuve, occupé qu’Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s’ouvre que pour roter. »
Desproges représente le politiquement incorrect le plus abouti et osé — sûrement — qu'il nous ait été donné d'entendre en France. Difficile à présent de lui trouver des héritiers dignes, tant le monde de l'humour s'est uniformisé et, surtout, tant les thèmes se sont appauvris. Ainsi ne voit-on plus guère d'humoriste s'attaquer aux complexités de notre temps et interroger les hommes sur leur paradoxes. Stéphane Guillon, qui avait repris très largement le principe du Tribunal des flagrants délires de Desproges, a été censuré. Gad Elmaleh ne travaille que sur des clichés superficiels et épidermiques. Pour ne citer qu'eux deux.
Enfin, Desproges avait l'art de donner à son propos le ton juste et sa maîtrise parfaite de la langue française et de l'histoire lui permettait d'exprimer au mieux ses idées, percutantes et d'une drôlerie sans équivalent, comme en témoigne son sketch Les Juifs, véritable morceau de bravoure humoristique.
(1) s'adressant à Daniel Cohn-Bendit le 14 septembre 1982, il y dit : « Je n'ai rien contre les rouquins. Encore que je préfère les rouquins bretons qui puent la moule aux rouquins juifs allemands qui puent la bière. D'ailleurs, comme disait à peu près Himmler : " Qu'on puisse être à la fois juif et allemand, ça me dépasse. " C'est vrai, faut savoir choisir son camp. »
une réaction
1 De Renaud M. - 12/12/2011, 11:10
Desproges... Le seul fait de prononcer son nom suscite en moi des sentiments aussi contradictoires qu'euphorie et mélancolie.
Euphorie en pensant à l'homme, à ses talents d'orateur et à son sens du burlesque (je reste encore aujourd'hui sidéré devant La Minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, bouffonnerie complètement loufoque diffusée pendant deux ans à 20h30 sur FR3). Son attitude vis-à-vis de son propre cancer, comme tu le dis Clément, illustre une auto-dérision sans faille, à la limite de la démence. On devrait rendre obligatoire (comme simple hygiène de vie) l'écoute quotidienne de ses Chroniques de la haine ordinaire, critiques atemporelles ou simples humeurs du moment qui l'amenaient à évoquer, plus ou moins sérieusement, des thèmes aussi variés que les non-handicapés, les portions de crème de gruyère, la rumeur ou encore la démocratie. À noter également son talent sur scène, comme par exemple au Théâtre Fontaine en 1984 (d'où est extraite la vidéo je pense).
Mélancolie en pensant au présent (les temps changent, c'est plus ce que c'était, etc.), tout simplement. Les chroniques de Guillon (dont le licenciement, soit dit en passant, a été jugé « injustifié » aux prud'hommes en janvier 2011, tout comme celui de Didier Porte) sur France Inter étaient certes aiguisées et souvent pertinentes, mais à mon sens sans commune mesure. Mais ce n'est qu'un avis, on peut débattre... ;-)
Quelques conseils personnels pour terminer. Le Tribunal des flagrants délires, moment exquis aux côtés de Claude Villers et Luis Rego, reste un grand classique ; il existe un DVD comportant quelques uns des grands procès en intégralité : Jean-Marie Le Pen (à l'origine de la célèbre saillie « On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde », et de la remarquable conclusion « Les chiffres sont accablants : il y a de plus en plus d'étrangers dans le monde »), François Cavanna (« Croyez-moi, Cavanna, seule la virulence de mon hétérosexualité m'a empêché à ce jour de vous demander en mariage ») pour ne citer qu'eux. Dans le même genre que l'abécédaire à l'origine de ce billet, on peut aussi conseiller le Manuel de savoir-vivre à l'usage des rustres et des malpolis. Enfin, moins connu, son unique roman Des Femmes qui tombent écrit en 1985 : le support est différent, mais la plume reste la même.
Merci infiniment, Clément !