vendredi 11 janvier 2013

Brassens libertaire, de Marc Wilmet

Je suis anarchiste au point de toujours traverser dans les clous pour ne pas avoir à discuter avec la maréchaussée.

brassens_libertaire.jpg

Georges Brassens est l'un des artistes français les plus appréciés. Ses textes demeurent et demeureront — à juste titre — dans l'imaginaire populaire. Cependant, malgré sa célébrité (il serait d'ailleurs bien embêté d'en apprendre l'existence), il n'en reste pas moins fortement méconnu du grand public, qui n'a souvent que l'image répandue du sympathique chanteur amateur de chats. Marc Wilmet nous permet de découvrir une facette intéressante de Brassens, à savoir son amour de l'anarchie et son engagement inébranlable et humaniste pour la liberté.

brassens.jpg

Si le livre s'articule autour de trois phases de vie de Brassens (le chroniqueur marginal, le chansonnier déroutant et l'écrivain semi-officiel), il s'attarde plus particulièrement sur son passé de chroniqueur pour Le Libertaire, revue anarchiste de la fin des années 40. Sous le pseudonyme de Geo Cédille, il écrivit en 1947 une dizaine d'articles, commentant l'actualité avec un style déjà plein d'humour et de provocation. Brassens, qui a lu Proudhon, Bakounine et Kropotkine, s'attaque à la religion, à la police (« Les policiers tirent en l'air mais les balles fauchent le peuple », titre une des chroniques de Geo Cédille) et aux diverses personnalités en vue de l'époque, dont « Aragon, dorénavant soumis à la force capitaliste » (Brassens qui par ailleurs connut le succès en chantant le magnifique poème d'Aragon Il n'y a pas d'amour heureux prit alors soin de retirer la dernière strophe qui parle d'amour de la patrie).

Qu'attend la masse pour se soulever ? Le mercantilisme insolent de la guerre et de la paix n'a pas dissuadé les Français de participer au scrutin pour la Constitution de la Quatrième République (13 octobre). Puisse le peuple se réveiller (piller les commerces, rosser les boutiquiers...), prendre conscience de sa force, refuser à l'avenir la domination des riches !

Wilmet (qui est linguiste) s'amuse à disséquer les thèmes évoqués par Brassens, sa poésie, l'évolution de sa pensée et de son style. Jamais Brassens ne sera apparu au lecteur dans une telle globalité, révélant ainsi l'incroyable cohérence de son œuvre, et sa richesse.  

mercredi 05 décembre 2012

Le Parc, d'Angelin Preljocaj (1994)

Angelin Preljocaj est un des plus grands chorégraphes de son temps, c'est-à-dire le nôtre. Né à Sucy-en-Brie en 1957, son premier contact avec la danse se fait, comme souvent, avec la danse classique. Plus tard, il s'oriente vers la danse contemporaine et apprend avec les plus grands, notamment Karin Waehner et Merce Cunningham. D'abord danseur, donc, il s'oriente au gré de ses collaborations vers une carrière de chorégraphe. En 1984, il crée la Compagnie Preljocaj pour lesquelles il imagine des chorégraphies (Larmes blanches, À nos héros) qui lui apportent la notoriété. Auteur d'une cinquantaine de chorégraphies, il se place à la frontière entre la danse néo-classique et la danse moderne. La richesse de son oeuvre témoigne de la remise en question permanente qu'il s'impose, prenant souvent son public à contre-pied. En 1995, il refuse la direction du Ballet national contemporain de Toulon après qu'un maire d'extrême-droite ait été élu.

Le Parc, créée en 1994 pour l'Opéra Garnier, est une oeuvre lyrique et sensuelle magnifique, superbement interprétée par Aurélie Dupont et Manuel Legris sur une musique de Mozart. D'une beauté à couper le souffle. 

..

mercredi 14 novembre 2012

Smara, de Michel Vieuchange (1932)

Le 10 septembre 1930, Michel Vieuchange se lance dans un défi fou : rallier à pied les ruines de la cité interdite de Smara (Maroc) et devenir le premier occidental à y poser le regard. Son carnet de route raconte son parcours dans la solitude, les cailloux et le vide des déserts, des vallées, des plaines.

Smara.jpeg

Vieuchange a 26 ans quand il entreprend son incroyable parcours. Il est passionné par l'Antiquité Grecque et désire être un homme d'action, pionnier, explorateur, comme Saint-Exupéry et Rimbaud ! Il part de Tiznit, déguisé en femme berbère et accompagné de ses guides, dont le Chibani et le Mahboul, qui le suivront jusqu'à son retour. Ensemble, ils parcourront 1400 kilomètres, tantôt à pied, tantôt à chameau, affrontant le froid, la chaleur, le sable, la pierre et l'hostilité des indigènes qu'il faut sans cesse éviter.

Hier la plus étrange veillée que j'aie eue sans doute dans ma vie. Pour nous protéger du vent et du froid, accroupis le Mahboul et moi, dans une première faille entre deux roches, les chikhs, le Chibani dans une seconde, plus bas, les deux trous réunis par un troisième plus profond et étroit où se trouve le feu. La fumée, les flammes tantôt jetées contre nous, tantôt contre les chikhs; les verres de thé qu'on se tend par-dessus la flamme; le bruit du vent; la pâtée d'orge et d'huile d'argane. J'écris et recharge l'appareil dans l'obscurité.

C'est un quotidien terrible que nous découvrons, fait de longues attentes dans des chambres sombres, basses, infestées de poux, de mouche, de maladie, et puis le désert, total. Vieuchange photographie beaucoup et Phébus nous offre en livret quelques-uns des clichés conservés (il y en avait 52 dans l'édition originale de 1932 publiée par Plon), comme pour mieux s'imprégner de cette chaleur pleine de vide imposant.

Vieuchange.jpeg

Peu à peu, le désert semble s'immiscer dans les veines de Vieuchange, les pas se font lents, durs. La maladie vient, après ces viandes crues et cette eau croupie. Pourtant, comme animé par une lumière intérieure plus brillante que celle du désert, qui le frappe quand elle est au zénith, il s'acharne, avance, accélère le rythme, malgré les manquements et les chameaux qui, exténués, doivent être abandonnés en route.

Je ne puis plus penser aux miens, à l'avenir, au passé. Je me sens dans un éloignement, dans une solitude presque inhumaine. Une seule chose s'impose qui n'admet pas qu'un instant je m'en sépare. Je n'ai plus de ces craintes, maladies, oued Dra enflé, puits desséchés, hommes de mauvaises volonté, fourberie des chikhs, rien de tout cela. Les jours ne comptent plus. Je suis un peu comme le joueur qui perd et qui s'entête.

Vieuchange semble scruté par son destin à chaque pas qu'il fait, chaque photographie qu'il prend. Il fait l'expérience profonde de son âme par le simple souffle d'un vent, d'un mot, Smara.

mardi 06 novembre 2012

Nicéphore Niépce

Célébrons (!) dignement le tout nouveau tiroir "Photo" par un petit billet sur celui sans qui rien n'aurait été possible : Nicéphore Niépce !

niepce.jpeg

Originaire de Chalons-sur-Saône où il naquit en 1765, il échappe de peu à une carrière écclésiastique pour finalement s'engager dans l'armée (entre la peste et le choléra... blablabla). Dix ans plus tard, il rentre en Bourgogne et commence sa longue série de recherches qui mènera à une étonnante liste d'inventions visionnaires.

S'il ne travailla que sur les principes de fixation de la lumière sur support, il n'en est pas moins communément désigné comme l'un des inventeurs de la photographie (les principes optiques du sténopé étant connus depuis Ibn al-Haytham au Xème siècle, voire même depuis Aristote qui en fit la description). Il ne faut pas oublier de considérer également Daguerre, inventeur du daguerréotype et contemporain de Niépce avec qui il collabora, comme un autre pionnier français de la photographie. Si Niépce est rendu si célèbre qu'il en occulte presque les autres, c'est qu'il fournit la première photographie fixée de l'Histoire ! En 1826, son procédé semble au point et il l'essaie. Que fait-il alors ? Il prend la vue depuis la fenêtre de son laboratoire ! Cela donne le Point de vue du Gras, photographie étonnamment bonne et probablement prise avec un sténopé. 

premiere_photo.jpeg

La photographie était née. Mais Niépce ne s'arrêta pas là : en 1832, il imagine le photoromanographe : l'ancêtre du cinéma ! Il s'agit d'un simple bras tournant à intervalles réguliers les pages d'un livre, permettant à un conteur ou un musicien d'accompagner le défilement des images. Mort subitement en 1833, il ne put construire de prototype de cette machine, ressuscitée en 2005 par un duo d'artistes toulousains, Lucie B. et Dominique Arriumérès du "collectif" Sans Paradis Fixe.

mardi 09 octobre 2012

À ceux qu'on foule aux pieds, par Victor Hugo (1872)

Je reproduis ici un extrait d'un poème en alexandrins de Victor Hugo, magnifique plaidoyer populaire écrit en 1872 pour la défense des Communards, à une époque où la forme littéraire était encore utilisée pour donner de la force à un propos.

Oh ! je suis avec vous ! j’ai cette sombre joie.
Ceux qu’on accable, ceux qu’on frappe et qu’on foudroie
M’attirent ; je me sens leur frère ; je défends
Terrassés ceux que j’ai c
ombattus triomphants ;
Je veux, car ce qui fait la nuit sur tous m’éclaire,
Oublier leur injure, oublier leur colère,
Et de quels noms de haine ils m’appelaient entre eux.
Je n’ai plus d’ennemis quand ils sont malheureux.
Mais surtout c’est le peuple, attendant son salaire,
Le peuple, qui parfois devient impopulaire,
C’est lui, famille triste, hommes, femmes, enfants,
Droit, avenir, travaux, douleurs, que je défends ;
Je défends l’égaré, le faible, et cette foule
Qui, n’ayant jamais eu de point d’appui, s’écroule
Et tombe folle au fond des noirs événements ;
Etant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
À vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suites,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté ;
Ils n’ont rien dont leur âme obscure se repaisse ;
Ils cherchent des lueurs dans la nuit, plus épaisse
Et plus morne là-haut que les branches des bois ;
Pas un phare. A tâtons, en détresse, aux abois,
Comment peut-il penser celui qui ne peut vivre ?
En tournant dans un cercle horrible, on devient ivre ;
La misère, âpre roue, étourdit Ixion.
Et c’est pourquoi j’ai pris la résolution
De demander pour tous le pain et la lumière.

mercredi 23 mai 2012

Slowburn Gag, de Gotlib

slowburn.png Un de mes gags préférés de Gotlib qui me donne l'occasion de vous parler un peu de lui. Maître de l'humour absurde et glacé, il distille depuis près de 50 ans ses planches décapantes et franchement drôles. Créateur de Fluide Glacial en 1975, il est l'auteur de nombreux albums. Ses chef-d'œuvres resteront sans nul doute Les Dingodossiers (scénarisés par René Goscinny) et la Rubrique-à-brac (5 tomes qui vous fatigueront les zygomatiques !), dont est extrait ce Slowburn Gag (éditions Dargaud). La Rubrique-à-brac laisse libre court à son imagination débortante et fait un large usage de personnages redondants placés dans des contextes désopilants : Isaac Newton (qui finit toujours par se prendre un truc sur la tête), le professeur Burp, spécialiste animalier qui propose des exposés pour le moins originaux (dans celui sur les chameaux, il nous évoque avec poésie la version désechée de cet animal qu'il suffit de jeter à l'eau pour regonfler), Bougret et Charolles (le chef prétentieux et son adjoint admiratif) et enfin la coccinelle (qui commente, critique ou contredit l'histoire principale).

Dans Slowburn Gag, Gotlib est au zénith de l'absurde et, dans une ambiance de western, nous offre un crescendo magnifique de violence puérile autour du « je te tiens, tu me tiens, par la barbichette ... ». Cliquez sur l'image et laissez vous aller !

(Attention, fou rire garanti.)

vendredi 11 mai 2012

La revue 6 Mois

Non contents d'avoir redonné vie au grand reportage avec la revue XXI (que j'avais présentée dans ce billet), Patrick de Saint-Exupéry et Laurent Beccaria continuent leur coup de balai sur l'univers aseptisé de la presse avec une nouvelle revue : 6 Mois. Avec eux, le photoreportage renaît.

cover.jpg

Reprenant les recettes qui font le succès de XXI avec un design original et une qualité de contenu inégalée, 6 Mois est paru pour la première fois au printemps 2011. Le biannuel réussit à passionner le lecteur avec des reportages photos variés, fouillés et saisissants. 6 Mois soigne la forme avec un papier glacé et une impression de belle qualité. Les photos sont ainsi mises en valeur et le support ne contraint pas la lecture. Même remarque que pour XXI : le prix qui peut paraître élevé — 25 euros — est la juste valeur d'un travail accompli, profond et large (plus de 300 pages). Je présente ici la revue à travers son numéro 2 paru à l'automne 2011. Un numéro plus récent vient néanmoins de sortir, à vos librairies !

sommaire.jpg

Les rubriques sont moins variées que dans XXI : la revue s'articule autour d'un triptyque (ici, sur des destins de femmes). Sinon, on retrouve une photobiographie (Vladimir Poutine), un entretien avec un photographe (David Goldblatt, grand photographe sud-africain qui a voué sa vie à photographier son pays à travers les évolutions de sa société, sans jamais se perdre dans l'actualité) et des récits variés. Les photographies sont souvent accompagnées d'une courte légende qui permet au lecteur de comprendre le contexte et le sujet. Comme dans XXI, les travaux sont conclus par un texte d'approfondissement : interview du photographe, d'un des sujets, dossier sur le contexte ...

dames.jpg

Le triptyque de ce numéro aborde le thème de la femme. On y retrouve un reportage sur les femmes Cosaques, membre d'une école militaire qui tente de redonner vie à ces peuples cavaliers et guerriers. On y découvre un contexte géopolitique complexe et des relations avec la Russie ambigües. 

Le deuxième récit dresse le portrait de Cecilie, jeune cadre danoise, qui décide de partir à Katmandou sauver une enfant orpheline touchée d'un cas rare et grave d'hydrocéphalie dont elle a vu la photo dans un journal. On y découvre le sort terrible de ces enfants dont on attend la mort par manque de moyen. Pourquoi Cecilie n'a-t-elle pas tourné simplement la page comme beaucoup l'auraient fait ? Une belle plongée dans les paradoxes de notre monde occidental et de ses individus. 

Le dernier récit, illustré ci-dessus, raconte l'histoire de ces femmes venues de l'Est qui viennent en Italie pour travailler comme badanti, dames de chevet. Elles laissent souvent famille et mari pour venir gagner de l'argent en s'occupant des personnages âgées et seules dont regorge l'Italie, à la population vieillissante. Elles sont roumaines ou géorgiennes et racontent leur histoire.  

somerset.jpg

Parmi les autres récits, difficile d'en choisir un et inconcevable d'en faire une liste exhaustive : le lecteur curieux préfèrera se laisser surprendre. De la bourgeoisie huppée de New-York aux prisons de la drogue en Birmanie, les sujets passionneront votre regard et questionneront vos certitudes. 

J'évoque ici plus en détail le travail de Venetia Daerden qui s'est plongée dans l'univers intemporel du Somerset, cette région du Sud-Ouest de l'Angleterre où gitans, hippies et jeunes en quête de la terre viennent y chercher la liberté d'une vie rurale et partagée. On y croise des familles vivant dans des roulottes et d'autres habitants la maison de leurs ancêtres. Tous sont épris d'un amour de ces paysages sereins, d'un respect profond pour la nature et le travail de la terre. Un voyage déconcertant et bouleversant. 

Toute tentative de décrire plus en profondeur ces travaux photographiques souvent issus d'années et d'années de travail, de présence et de rencontres serait vaine. Si le photoreportage se doit d'exister, c'est qu'il dit l'indicible. Il est en cela bien supérieur au reportage de presse classique car il touche tous les domaines de notre émotivité. Comme disait Cartier-Bresson, la photographie, c'est « mettre sur la même ligne la tête, l'oeil et le coeur ».

lundi 26 mars 2012

La revue XXI

L'atypique revue XXI bouleverse le monde de la presse écrite depuis 4 ans. Un succès mérité à la hauteur de la qualité du contenu proposé par le trimestriel. Tour du propriétaire à travers le numéro 17 (Hiver 2012).

XXI.jpg

Lorsqu'on découvre XXI, la première chose qui étonne est son format et son design très originaux. Les couvertures sont en format paysage (alors que le contenu est en portrait), les couleurs sont vives et la page pas tout à fait A4. Avec ses deux cents pages environ, elle en impose. On est en réalité à l'interface entre le livre et la revue. Pour preuve, ne la cherchez pas dans les kiosques à presse, vous ne la trouverez pas : elle ne se vend presque intégralement que dans les libraires (clin d’œil aux toulousains : XXI annonçait récemment que c'est Ombres Blanches qui vend le plus de numéros !). Choix assumé de favoriser la librairie indépendante. Deux cents pages donc, deux cents pages de dossiers travaillés et de reportages fouillés aux formats variés (BD, reportage classique, photoreportage). Et pas une seule page de publicité. Allez je donne le prix et après on s'y met : 15,50 euros. Oui, bon, c'est une somme non négligeable, mais c'est le prix de la qualité, point. A titre comparatif, n'importe quelle revue hebdomadaire truffées de pubs et de reportages foireux coûte environ 3 euros. Faites le calcul ...

XXI est sous-titré « l'information grand format ». Le désir des auteurs est double : rompre avec l'instantanéité d'une presse superficielle et « donner à penser ». À ce titre, les reportages sont longs (au moins 10 pages denses), bien écrits et cherchent à présenter le sujet avec recul et objectivité. En substance, si l'auteur peut choisir son sujet et présenter une problématique qu'il juge nécessaire à l'appréhension du monde, il ne peut pas penser pour le lecteur. 

sommaire.jpg

Chaque numéro s'oriente autour d'un dossier principal contenant toujours trois reportages. D'autres reportages sans lien avec le dossier et des rubriques plus courtes complètent la revue. 

On commence par le sommaire, puis deux pages de courrier des lecteurs et on attaque par la rubrique « Dans l’œuf ». Ce sont les quatre pages les plus proches de l'actualité traditionnelle de la revue. Quatre pages qui exposent avec recul différents événements souvent peu médiatisés autre part, des découvertes scientifiques, des projets. Ensuite viennent les deux pages de la rubrique « Détonant », quelques brèves qui font froid dans le dos. « Flash-Back » propose un retour arrière sur des destins atypiques ou des affaires anciennes. « De l'intérieur » est une interview qui présente souvent un point de vue marginal d'un problème médiatisé. « Il a dit » est une magnifique double page de citations récentes et anciennes d'une personnalité (ce trimestre-ci, le Dalaï-Lama). « Contrechamp » aborde avec recul un problème de société en le regardant sous des angles plus larges (« Taxes graisses et sodas : santé, business ou finances publiques ? »). La dernière petite rubrique est pour moi la plus intéressante. « Ils font avancer le monde » propose des portraits qui donnent espoir, tout simplement.

Après cette trentaine de pages hétéroclites, on rentre dans le vif du sujet avec le dossier. En vrac, quelques-uns traités par le passé : « La France du milieu, récits de gens ordinaires », « Les deux Israël, incroyables destins », « Des villes et des hommes, vivre ensemble », « Utopie, j'écris ton nom » et pour le numéro 17 : « Histoires de justes, dans la vie des autres ». Trois récits qui montrent des gens ordinaires qui ont vécu des passions et des drames et qui sont violemment confrontés à des actes qui les dépassent. Comme dirait Alain Souchon, des récits de « gens qui font ce qu'ils peuvent » et qui nous rappellent à tous la complexité de nos vies qu'on a tendance à oublier en jugeant les autres. 

lorethan.jpg

Parmi ces récits, le portrait de Erhard Lorethan, troisième homme à avoir gravi les 14 sommets de plus 8000 mètres que la Terre compte. L'histoire d'un enfant de la montagne à la vie tourmentée par les amis perdus dans les ascensions et par un homicide involontaire sur son bébé qu'il a secoué trop violemment un soir terrible. Récit passionnant d'un homme entre deux mondes.

Je laisse aux lecteurs la joie découvrir les reportages hors-champ de ce numéro (tels que cette superbe enquête sur la Grande Famine chinoise des années 50 orchestrée par Mao et tue par la Chine depuis) pour m'attarder sur les reportages aux formats différents.

novice.jpg

« La Novice du New Jersey » est un photoreportage qui plonge dans le quotidien d'une jeune américaine de 21 ans qui décide de rentrer dans les ordres pour vivre une vie cloîtrée. On y découvre la vie méconnue de ces femmes et les terribles lois du couvent, le silence, la joie, l'agriculture. 

Le "récit graphique" de ce numéro (un BD-reportage) parle des enfants des Kinshasa, 20000 enfants qui vivent dans la rue suite à des accusations de sorcellerie fomentées par les Églises évangéliques qui pullulent et se jouent de la crédulité d'une population souvent peu instruite. Emmanuel Guibert, l'auteur de la magnifique trilogie de BD Le Photographe a beaucoup collaboré à cette rubrique, avec notamment le récit Des nouvelles d'Alain qui nous plonge dans l'univers des Roms (XXI numéro 8). 

Il y aurait des pages et des pages à écrire sur XXI, tellement son contenu est riche et varié. Il est néanmoins temps de laisser la revue parler. Plongez-vous aussi sur leur excellent site web qui propose des compléments, des archives et vous permet de commander tous les anciens numéros. XXI ouvre des portes et vous laissera y entrer ou non. À la fin de chaque reportage, vous trouverez une double page « Pour aller plus loin » qui présente des éclaircissements sur les contextes et beaucoup de références bibliographiques pour approfondir le sujet. C'est toute la philosophie de XXI qui est symbolisée par ces pages. 

vendredi 16 mars 2012

Les Chambres, de Louis Aragon (1969)

Les Chambres d'Aragon, sous-titré poème du temps qui ne passe pas, est le dernier recueil de poésie du grand poète, publié 13 ans avant sa mort.

chambres.jpg

Recueil de poèmes en prose, à l'exception d'un poème en quatrains, Les Chambres est une longue méditation mélancolique. Aragon interroge sa vie passée et son amour fou et torturé pour Elsa (1), sa muse de toujours (lire les superbes recueils Elsa, Les Yeux d'Elsa, Le Fou d'Elsa). Il y évoque son obsession du temps et de la vieillesse, son manque et les attentes quand Elsa semblait perdue pour lui.

Le Poète y revisite violemment ses expériences passées et ses angoisses, qui prennent corps dans les nuits sans sommeil et dans les lits de l'amour, indissociables ici de la peur de le perdre. Contrairement aux précédents recueils qu'il dédia à Elsa, celui-ci évoque plus brutalement les moments sombres de leur histoire d'amour, ramenant à la vie celle qui peuple les plus beaux poèmes d'amour jamais écrits (lire avant tout Les Yeux d'Elsa, le poème, ce chef-d'œuvre).

«  J'ai des yeux pour pleurer
Quelle que soit la chambre
Les plafonds s'y ressemblent
Pour être malheureux »

Lorsqu'on lit Aragon, il faut prendre le temps d'observer sa versification complexe pour en prendre toute la mesure (il est entre autres l'inventeur de la "rime enjambée"). Et Les Chambres torture plus que jamais le vers traditionnel, jouant avec les sons, troublant le rythme de la lecture par une ponctuation presque absente, regorgeant de schémas de rime nouveaux. Cette forme est le terreau d'un chant fou, hésitant entre la terre et l'air, un chant en suspens.

« Toutes les chambres de la vie au bout du compte sont
Des tiroirs renversés Toutes les
Chambres de la vie et celles dont
Je ne dis rien toutes les chambres maintenant
Muettes et pourtant
Murmurantes tous les murs sans mots les fenêtres
Mortes »

Comme une triste prémonition, Aragon pleure déjà Elsa qui la quittera l'année suivante et lui dédie un dernier Poème, dernière preuve sublime de l'amour éternel qu'il porte à sa Muse.


(1) Elsa Triolet, écrivaine et résistante franco-russe, belle sœur de Vladimir Maïakovski (le monde est petit ...) (retour)

samedi 25 février 2012

Sur la Route, de Jack Kerouac (1957)

surlaroute.jpg

Sur la Route est le roman majeur de Jack Kerouac, une oeuvre vive, fondatrice et puissante. Pour la comprendre, il faut la remettre dans le contexte de la Beat Generation, mouvement littéraire et artistique américain des années 50. Kerouac, Ginsberg (lire le poème Howl, ce coup de tonnerre paru à San Francisco en 1956) et Burroughs (Le Festin Nu, paru d'abord en France en 1962) sont trois amis qui se sont rencontrés à New-York dans les années 40. Oppressés par une société américaine conservatrice, ils aspirent très vite à un mode de vie différent, mêlant créativité artistique sans borne et liberté totale. Ils entreprennent alors une quête spirituelle, à la recherche de vies pleines, d'expériences intenses et de voyages. Ces Beatniks sont des pré-hippies, qui influencèrent directement les mouvements libertaires des années 60.

Sur la Route raconte les road-trips sans argent de Sal Paradise et Dean Moriarty, à travers les États-Unis. Ce livre relève de l'autobiographie de voyage. Sal Paradise est Jack Kerouac ; Dean Moriarty est Neal Cassidy, figure majeure de la Beat Generation et frénétique compagnon de Kerouac. On y retrouve également Ginsberg sous les traits de Carlo Marx, et Burroughs sous ceux de Old Bull Lee.

Entre 1947 et 1950, les deux acolytes entreprennent trois voyages, les deux premiers de New-York à San Francisco, le dernier vers le Mexique. L'objet de ces voyages ? La route, simplement.

« — Hi! Sal, il faut y aller et ne pas s'arrêter avant d'y être.
— Et où ça, mon pote ?
— Je ne sais pas, mais faut y aller. »

map.jpg

On suit alors avec ravissement le récit de leurs aventures, de leurs nuits de beuverie dans les bars de San Francisco, de leurs trajets sur les routes droites des États-Unis. L'écriture est vive, presque automatique, et le rythme frénétique. Les situations sont loufoques, les journées sont pleines. Une fois commencée, il est très dur de s'arracher à la lecture, tant l'on goûte, le temps d'un rêve, à leur quête absolue de vie pleine et libre.

- page 1 de 2

Haut de page