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« Pourquoi devrait-on suivre les principes d'une morale hypocrite ? Pourquoi telle ou telle morale serait-elle obligatoire ? Pourquoi serais-je moral ? » Voilà la base du raisonnement d'un des théoriciens de l'anarchie, Pierre Kropotkine, dans La Morale Anarchiste, une œuvre courte mais fondamentale parue en 1889. Les premières lignes de ce texte donnent le ton, résolument révolutionnaire, dans la droite lignée de Pierre-Joseph Proudhon (Qu'est-ce que la propriété ?, 1840) et Charles Fourier (Théories des quatre mouvements et des destinées générales, 1808), et en bon contemporain de Mikhaïl Bakounine (Dieu et l’État, 1882), Paul Lafargue (Le Droit à la Paresse, 1880), Friedrich Engels (L'Idéologie Allemande, 1845, et Manifeste du Parti communiste, 1848, co-écrit avec tonton Marx) et Karl Marx (1), donc :

« L'histoire de la pensée humaine rappelle les oscillations du pendule [...]. Après une longue période de sommeil arrive un moment de réveil. Alors, la pensée s'affranchit des chaînes dont tous les intéressés – gouvernants, hommes de loi, clergé – l'avaient soigneusement entortillée. »

Le constat est simple : les actions de l'Homme, réfléchies ou simplement conscientes, vertueuses ou vicieuses, ont toujours la même origine. Elles répondent à un besoin naturel chez l'individu : la recherche du plaisir, le désir d'éviter une peine. Voilà l'essence même de la vie. Là où veut en venir Kropotkine, c'est que les questions posées en début de billet ne sont pas les bonnes.

« La moralité qui se dégage de l'observation de tout l'ensemble du règne animal [...] peut se résumer ainsi : " Fais aux autres ce que tu voudrais qu'ils te fassent dans les mêmes circonstances." Et elle rajoute : "Remarque bien que ce n'est qu'un conseil ; mais ce conseil est le fruit d'une longue expérience de la vie des animaux en société et chez l'immense masse des animaux vivant en sociétés, l'homme y compris, agir selon ce principe a passé à l'état d'habitude". »

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Ainsi, le sens moral serait une faculté naturelle, au même titre que l'odorat et le toucher ; nul besoin d'institutions prosélytes pour en garantir l'application, forcément partiale. La Loi et la Religion (à qui tout bon anarchiste se doit de déclarer sa profonde aversion), grandes prêcheuses de ce principe de solidarité, l'ont simplement escamoté pour en couvrir leur marchandise, c'est-à-dire leur prescription à l'avantage du conquérant, de l'exploiteur et du prêtre. N'oublions pas que ce texte date de la fin du 19ème siècle ; gageons que des progrès ont depuis été faits, au moins en matière de Justice (pour les sceptiques : voir le billet consacré à Denis Robert).
Mais se déclarer anarchiste, c'est aussi transcender l'opposition qui peut exister entre égoïsme et altruisme, étant donnée l'origine commune de ces deux affects.

« En nous déclarant anarchistes, nous proclamons d'avance que nous renonçons à traiter les autres comme nous ne voudrions pas être traités par eux ; que nous ne tolérons plus l'inégalité qui permettrait à quelques-uns d'entre nous d'exercer leur force, ou leur ruse ou leur habileté, d'une façon qui nous déplairait à nous-mêmes. Mais l'égalité en tout, synonyme d'équité, c'est l'anarchie même. »

Pierre Kropotkine fait état d'un homme de convictions, hostile à toute forme de compromis. La disctinction entre sentiments égoïstes et sentiments altruistes qui semblent régir la vie de l'homme utilitariste est absurde à ses yeux. L'anarchiste ne se repaît pas dans l'oisiveté de la suffisance et des bons sentiments ; à l'inverse, l'intégrité est son maître mot, et les luttes quotidiennes jalonnent son existence.

« Une fois que tu auras vu une iniquité et que tu l'auras comprise – une iniquité dans la vie, un mensonge dans la science, ou une souffrance imposée par un autre , révolte-toi contre l'iniquité, contre le mensonge et l'injustice. Lutte ! La lutte c'est la vie d'autant plus intense que la lutte sera plus vive. Et alors tu auras vécu, et pour quelques heures de cette vie tu ne donneras pas des années de végétation dans la pourriture du marais. » (2)


N.B. : À lire, dans un genre un peu plus subversif, un brûlot anarchiste allemand qui expose de long en large « comment réussir à foutre complètement le boxon » (dixit Noël Godin, le célèbre entarteur belge, dans le Siné Mensuel de décembre 2011). Ça s'appelle Manuel de communication-guérilla, de Autonome a.f.r.i.k.a. gruppe, Luther Blisset, Sonja Brünzels, adapté de l'allemand par Olivier Cyran, chez Zones, l'édition (géniale) des Sentiers de l'Utopie.


(1) Si celui-ci ne vous dit rien, ce n'est peut-être pas la peine de continuer... On peut aussi citer, dans un courant socialiste « authentique » aux antipodes des partis sociaux-démocrates actuels auxquels le Parti (dit) Socialiste appartient, des personnalités comme Jean Jaurès, Jules Guesde et Léon Blum.
(2) Extrait qui n'est pas sans évoquer Indignez-vous !, de Stéphane Hessel
, au moins dans une certaine mesure.