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La Place Rouge sous Reagan

Je trouve cela assez sidérant, dans le contexte de l'industrie cinématographique américaine des années 80 (sous Reagan), de voir éclore un film comme Reds : une biographie romancée autour de l'histoire de John Reed, un journaliste américain connu pour ses revendications communistes et sa couverture de la révolution bolchévique (dont il tirera le livre Dix jours qui ébranlèrent le monde). Reds est un film étonnant à plus d'un titre : il brille par son absence de manichéisme dans la description des différents milieux politiques (côtés russe et américain) de la fin des années 1910, et il s'autorise une approche romantique enrichissante à travers le personnage de Louise Bryant, sa femme, écrivaine et féministe qui nourrira nombre de ses réflexions à travers leurs tout aussi nombreux débats. En couvrant la période 1915-1920, de leur rencontre jusqu'à sa mort, et en parsemant la fiction de témoignages discrets de personnes impliquées dans les événements relatés, Reds dresse un portrait relativement noir, juste et tragique de l'homme, de son engagement sincère et de son idéalisme brisé.

Le film est une succession de trajectoires, entre les États-Unis et l'Europe, façonnant la mentalité du couple au gré des épisodes historiques, cahotants, chaotiques. Certains passages communiquent leur enthousiasme avec vigueur, à l'instar de celui consacré aux prémices de la révolution d'Octobre à Pétrograd. Mais la résistance des appareils d'état à l'idéologie (socialiste ou communiste), de part et d'autre de l'Océan Atlantique, forme un obstacle de taille sur la route de la construction d'un tel mouvement, qui plus est lorsqu'il se veut rigoureux, structuré, et intègre. Même les classiques séquences de délibération en groupe, avec les débats d'idées antagonistes sujets à diverses scissions, sont traitées avec un soin remarquable. La volonté de conserver les aspérités pleines de sens est évidente, loin des entreprises de lissage traditionnelles et dans la limite imposée par le genre d'un tel exercice, mêlant romance et histoire politique dans un style qui reste tout de même hollywoodien, que l'on sent parfois hésitant.

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On peut aussi apprécier Reds simplement pour l'ambiance qu'il parvient à retranscrire avec une certaine habileté, ces années 10 du côté de l'URSS comme des États-Unis (notamment dans le bouillonnement intellectuel de Greenwich Village au temps de la Première Guerre mondiale), ou encore du côté des passions propres à l'époque suscitées par l'exercice très idéaliste de la politique ou par les magouilles incessantes. Le film est parcouru par un certain cynisme, à plusieurs niveaux, et donne lieu à des échanges savoureux, quoique parfois attendus, à l'instar d'interventions comme celle d'Emma Goldman, qui n'entache toutefois pas leur véracité : "I think voting is the opium of the masses in this country. Every four years you deaden the pain".

Mais après tout, les films américains "grand public" portant sur la révolution russe ne sont pas légion, et la démarche globalement subtile de Warren Beatty alliée à l'acclamation de son film dans les cérémonies officielles de l'année (Oscar du meilleur réalisateur, etc.) en font tout de même un objet fondamentalement intéressant. Et on gardera fatalement en mémoire l'épilogue de l'histoire, Reed ayant succombé à une tuberculose mâtinée de problèmes rénaux alors qu'il avait été envoyé au Moyen-Orient pour propager l'idéal communiste. John Reed, fait notable, est tout de même le seul citoyen américain à avoir eu l'honneur des funérailles officielles soviétiques, alors qu'on l'enterrait sur la place Rouge, à l'intérieur du Kremlin, à côté des révolutionnaires de 1917.

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