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De l'ombre à la lumière

En se concentrant uniquement sur ses premiers travaux, du milieu des années 60 à 1971, on peut déjà commencer à dégager une constante chez Werner Herzog, du côté documentaire. Il a une façon de filmer absolument indirecte, un effet résultant qui dépasse largement la somme des causes et des choses qui sont montrées à l'écran. Ici, quand on arrive à la fin du documentaire consacré à des personnes sourdes et aveugles, Herzog a construit ou plutôt reconstruit un univers tellement singulier, immersif, et pertinent, qu'on reste médusé devant cet homme qui enlace un arbre tout en devinant parfaitement la sensation incroyable qu'il est en train d'éprouver.

Mais pour en arriver là, Le Pays du silence et de l'obscurité emprunte le même chemin que Fini Straubinger, une vieille dame sourde et aveugle qui a pu entendre et voir dans son enfance. C'est par son intermédiaire qu'on pénètre dans l'univers fascinant de ses semblables et des éducateurs qui tentent de les aider. Force est de constater qu'il s'agit là d'un combat acharné, tant le handicap peut présenter des obstacles immenses en terme de communication et de comportement, en sachant qu'il semble y avoir autant de manifestations différentes que de sujets. Mais Herzog ne s'intéresse absolument pas au regard de la société ici, comme dans son précédent documentaire Avenir Handicapé : ce sont de toute façon des êtres éperdument seuls, isolés, incapables pour la plupart de se montrer en public.

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Non, ici, le regard est centré sur l'exploration du handicap, sur l'éveil aux autres sens, sur les prémices de modes de communication alternatifs : une paume sur laquelle on épelle les mots, une gorge sur laquelle on pose la main pour sentir les vibrations, autant de liens infimes et intimes qui les relient entre eux et au monde extérieur. Le toucher devient une nécessité, un sens qu'il faut développer, et Herzog rend parfaitement intelligible, via le travail incroyable de Fini, la problématique d'une communauté et de ses membres qui n'ont même pas conscience d'y appartenir. Naturellement, puisque leur vie n'est que solitude et isolation, loin du regard des autres... Et Fini n'aura de cesse de les tirer hors de leur monde silencieux et obscur.

Mieux encore, on parvient à entrevoir, grâce aux différents échanges et exemples, à quoi ressemble un monde pour qui les notions de parole et de vue n'existent tout simplement pas. En multipliant les cas de figure, les manifestations du handicap, les réactions à des perturbations extérieures (l'eau d'une douche ou d'une piscine, la fourrure d'un animal sauvage, mais aussi la rencontre avec une personne pareillement handicapée après des dizaines d'années d'isolation), l'image finale de l'homme en contact avec un arbre, son tronc, ses branches, son écorce et ses feuilles prend tout son sens. Ces moments d'ouverture et de communication avec le monde extérieur, ainsi que le chemin qu'il a fallu parcourir pour y parvenir, sont une magnifique illustration de leur émancipation. On se doute bien qu'on n'arrive à capter qu'une quantité infinitésimale de leur bonheur, mais la beauté du geste et ces visages qui s'illuminent soudainement sont inoubliables.

Herzog a vraiment un talent hors du commun pour choisir et exploiter ses sujets.

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