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L'éthique en médecine par temps de guerre

La Mer et le poison est un étonnant film méconnu qui utilise la Seconde Guerre mondiale comme contexte relativement évasif, non pas pour aborder cette thématique de front mais pour s'en servir de cadre catalyseur à destination de problématiques variées : l'éthique, la morale, la conscience, et tout une gamme de maux qui en émanent comme autant d'excroissances cancéreuses. L'essentiel du récit est situé à l'intérieur d'un hôpital, dans ses salles d'opération mais aussi dans ses bureaux et couloirs, bien que l'histoire soit racontée depuis un autre lieu et une temporalité postérieure, à travers une série de flashbacks. L'infirmier qui semble être un prisonnier de guerre japonais, interrogé en 1945 par un officiel vaguement américain, nous raconte les conditions qui l'ont conduit à assister (de manière plus ou moins active) à des opérations de vivisection sur des êtres humains, en l'occurrence des pilotes de bombardiers américains faits prisonniers et "mis à la disposition de l'équipe du chirurgien en chef jusqu'à ce que mort s'ensuive". Le récit se déroulera très lentement, et laissera entrevoir diverses horreurs. Naturellement, il s'agit d'une histoire inspirée de faits réels.

Le film de Kei Kumai est sorti en 1986 et c'est tout à fait improbable : que ce soit dans le style global, le noir et blanc charbonneux, les thématiques ou l'angle d'attaque, on croirait plutôt à un film issu des années 50 ou 60, quelque part entre Feux dans la plaine de Kon Ichikawa (1959, pour ce regard incandescent sur la guerre) et L'Ange rouge de Yasuzô Masumura (1966, où le tourbillon charnel dans lequel s'engouffrait Ayako Wakao serait remplacé ici par une spirale morale pour Ken Watanabe). Et l'intensité des enjeux est quant à elle plutôt proche d'un Johnny s'en va-t-en guerre, de l'autre côté du Pacifique, pour rester dans le cadre de la chirurgie et de la mutilation.

On prend peu à peu connaissance des conditions qui ont poussé les différents intervenants, pour des raisons parfois très différentes, à exécuter de telles opérations. Il est beaucoup question de compétition, dans l'optique d'impressionner la hiérarchie et ainsi pouvoir prétendre à de plus hautes positions, mais la question de la passivité est également abordée, et c'est sans doute là que se loge la partie la plus dérangeante du film. C'est le personnage de Ken Watanabe et de son collègue, tous deux infirmiers qui auraient pu dire "non", qui cristallisent cette thématique morale : ils avaient parfaitement conscience de la nature de l'opération et ils ne s'y sont pourtant pas opposé. Le prétexte est sans doute tout à fait sincère, mais le résultat est le même : ils ont participé à la mise à mort d'un être humain. Le fait que des enseignements en découlent, en termes de chirurgie de guerre, n'y change pas grand-chose. L’expérience de Milgram pour évaluer le degré d'obéissance et de soumission à l'autorité est à ce titre implicitement citée. À cette occasion, des médecins ont fait des expériences afin de voir jusqu'où peut aller l'ablation d'organes vitaux comme les poumons ou le foie avant que mort s'en suive. Autant dire que thoracotomies et massages cardiaques sont de la partie : c'est à ce titre un film à réserver à un public averti, car dans une logique de réalisme horrifique, il semblerait que des corps d'animaux bien vivants (des chiens a priori) aient été utilisés pour simuler les opération in vivo. Et on y croit. Heureusement, c'est en noir et blanc.

La dernière partie s'engage après une énième horreur, après que les soldats japonais ont demandé aux infirmiers de conserver le foie d'un soldat américain dans un bocal comme artefact autour duquel une fête s'organisera, pour des raisons laissées floues. Les remords commenceront à parcourir les deux protagonistes, et l'un des deux en viendra à douter de son état : se pourrait-il qu'il soit réellement vivant et qu'il éprouve aussi peu d'émotion, aussi peu de compassion, à l'égard d'un autre être vivant ? Le film s'engage au cours de ce segment dans la veine d'un conte moral, une sorte de conclusion hors du temps captée dans l'ombre, après avoir passé l'essentiel du film derrière les barreaux d'une prison (pour le temps présent) et dans tous les recoins d'un hôpital (pour l'époque des flashbacks). L'atmosphère clinique particulièrement lourde et sombre s'atténue enfin, dans les dernières minutes, et laisse place à des questionnements existentiels atemporels, sur le thème de l'aliénation, de l'asservissement au pouvoir, du statut de bourreau volontaire et des conséquences de l'égoïsme, de la lâcheté, de la jalousie ou encore de l'ambition.

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