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Jeu de dupes et match à mort

Dernier film de Mankiewicz, joute entre Laurence Olivier et Michael Caine, sur fond de seventies anglaises. L'appréciation d'un film ne se joue pas à l'aune des informations promotionnelles que l'on peut retrouver sur la jaquette d'un DVD, mais force est de constater qu'on lance ce Sleuth (titre original) avec une bonne dose d'espoir et la bave aux lèvres. Et c'est là une des caractéristiques essentielles à l'origine de la réussite d'un tel film : l'anticipation et la manipulation de ce qu'on s'imagine être l'idée de l'autre (personnage, réalisateur, spectateur). Du monteur aux acteurs, du scénariste au réalisateur en passant par l'auteur du générique, et à l'instar du contenu de l'intrigue, tout tourne autour du jeu et de la capacité des différentes parties à prédire le coup à venir de la partie adverse. Un véritable orchestre de mystificateurs, une symphonie faite de tromperies et de contre-tromperies.

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À l'intérieur du film, c'est évidemment un jeu de massacre courtois (un temps, au moins) entre deux archétypes de la société anglaise d'alors. Une joute verbale et mentale à mort entre Olivier / Sir Andrew Wyke, un riche auteur de romans policiers appartenant à la classe "supérieure" des aristocrates, et Caine / Milo Tindle, amant de l'épouse de Wyke et surtout d'origine italienne, plus modeste, à la richesse plus récente et moins établie. Le jeu au niveau diégétique s'articule ainsi autour d'une succession de vengeances et de contre-vengeances sous forme de spirale infernale. Un jeu qui carbure au mépris de l'autre et au désir d'humiliation. Un jeu qui s'ouvre sur un piège, un labyrinthe aussi physique que métaphorique dans lequel s'engouffre Caine, et dont il ne sortira pas indemne. On apprendra assez vite que de victime à bourreau, et inversement, sur fond de péché d'orgueil et de lutte des classes, il n'y a qu'un pas.

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Mais le piège se développe aussi de manière extradiégétique, dans un jeu qui s'installe peu à peu entre auteurs et spectateurs. Et ce, dès le générique : six acteurs sont crédités alors que deux seulement apparaitront à l'écran. Le récit n'a pas encore commencé mais la mystification est déjà à l'œuvre. On peut considérer cette frasque comme la première d'une série qui durera 2h20 : Le Limier n'est en fait qu'une suite de rebondissements plus ou moins prévisibles, rebondissements dont l'efficacité n'est jamais mise en péril car elle est indépendante de notre capacité à en identifier la mécanique. On peut se douter que Doppler cache quelque chose sous sa casquette de détective. On peut se douter que Wyke / Olivier et Tindle / Caine ne disent pas tout le temps la vérité et leurs véritables intentions. Mais on a beau se douter de beaucoup de choses, on doute encore de tout. Il faut reconnaître ici le talent des artisans manipulateurs derrière le film, multipliant les faux- semblants tranchants et les jeux de dupes qu'on pense envers et contre tout pouvoir gagner. Que ce soit au niveau du scénario, de l'interprétation, du montage, de la musique, et même des mouvements de caméra, tout est agencé de telle sorte qu'avoir un coup d'avance ne suffit en aucun cas à se prémunir contre l'effet de surprise. La connaissance partielle des événements n'entache aucunement le plaisir de visionnage.

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Il y a au cœur de Sleuth un parallélisme entre les dynamiques à l'intérieur et à l'extérieur du récit proprement exceptionnel. Chaque réplique d'un personnage donné est une prise de pouvoir temporaire autant qu'une pique blessante pour l'autre, et chaque pique vient conditionner notre point de vue de spectateur. Michael Caine et Laurence Olivier s'engagent dans un match à mort avec pour arme l'humiliation ; le match dans lequel on s'engage avec Mankiewicz ne se joue qu'à coups de prédiction et de manipulation. On croit discerner les ficelles du récit (les personnages pensent tirer les ficelles du jeu) alors qu'on passe tous du rôle de marionnettiste à celui de marionnette en un clin d'œil, sans presque s'en rendre compte. Avec un décor (et certes quelques centaines de bibelots et autres verroteries), deux acteurs (ou trois, ou six, selon le point de vue), trois actes, et quatre bouts de ficelle, Le Limier parvient à maintenir un intérêt et un équilibre, et à capter notre attention pendant plus de deux heures. Tout ça en se basant sur l'application simple du principe d'action et de réaction, implanté dans un moteur social carburant à l'humiliation. Jubilation et chapeau bien bas.