vendredi 03 février 2012

Le Vagabond des Étoiles, de Jack London (1915)

cover_vagabond.jpg

Tour à tour voyageur, aventurier, marin, pilleur d'huître ( ! ) et romancier, Jack London est un auteur atypique. Son oeuvre est imprégnée d'un humanisme infaillible et d'un amour infini de la nature. Auteur de nombreux livres sur les animaux (L'appel de la Forêt, Croc Blanc) et d'aventure (Construire un feu, Le loup des mers), il écrit ses deux oeuvres majeures dans un style plus ambitieux : Martin Eden, et plus tard, le Vagabond des Etoiles, publié un an avant sa mort par empoisonnement, sorte de dernier cri violent.

Darrel Standing, éminent professeur d'agronomie à l'université de Berkeley, est condamné à la réclusion à perpétuité pour le meurtre d'un de ses collègues. Il est enfermé à la prison de San Quentin, non loin de San Francisco. Rapidement repéré pour ses critiques, son insolence et son insoumission vis-à-vis du système carcéral, il finit par être accusé de complot d'évasion. L'entourloupe, organisée par un co-détenu, est bien orchestrée, et ce prisonnier rebelle est le coupable parfait. Il est accusé d'avoir fait rentrer et caché de la dynamite dans la prison. Placé en cachot d'isolement, puis condamné à la peine de mort par pendaison pour avoir frappé au visage un gardien, le prisonnier raconte son quotidien dans l'enfer de San Quentin, en 1911.

« Les profanes seraient peut-être tentés de croire qu'un condamné à vie a subi le pire et que, par suite, un simple gardien n'a aucune qualité ni aucun pouvoir pour le contraire à obéir quand il lui défend de s'exprimer ainsi. Eh bien, non ! Il reste la camisole. Il reste la faim. Il reste la soif. Il reste les coups. Et l'homme enfermé dans sa cellule est totalement impuissant à se rebiffer. »

S'il ne cherche pas à s'évader physiquement, Standing tente de meubler son quotidien par la pensée. Par un ingénieux système (il tapote contre le mur de sa cellule, un coup pour "A", deux coups pour "B", ... ), il parvient à communiquer avec ses deux voisins de malheur : Jack Oppenheimer et Ed Morrel. Ce dernier lui parle alors d'une expérience qu'il a faite, pour échapper aux souffrances infligées par la camisole : la mort artificielle. Par un puissant jeu de l'esprit, aidé par la faiblesse de son corps blessé, il parvint à ce que son esprit quitte son corps, lui laissant la souffrance. Dans un état de semi-coma volontaire, il arrive alors à voyager. Darrell Standing, qui croit que tout homme n'est qu'esprit, que le corps est éphémère alors qu'un même esprit se déplace de corps en corps, au rythme des morts, y voit un puissant outil pour laisser son esprit vagabonder dans tous les corps passés qu'il a habité. 

« Dans ma main levée, je tiens mon stylo en suspens, et je songe qu'au cours de mes vies antérieures, d'autres mains ayant été miennes ont, dans les siècles passés, tenu et dirigé des pinceaux à encre, des plumes d'oiseaux taillées et tout les instruments ingénieux dont l'homme s'est servi pour écrire depuis l'antiquité la plus reculée. »

Le récit s'équilibre alors entre les aventures vécues dans les vies antérieures de Darrell Standing et la "vie" dans son cachot. Comme il ne ressent pas la douleur des jours entiers de camisole qu'il subit, il tient tête au directeur Atherton, qui se fatigue à vouloir lui faire avouer où se cache la dynamite. Le médecin de la prison s'impressionne de la résistance de ce corps meurtri. Et tous deux repoussent les limites, passant de quelques heures à plusieurs jours de camisole (un traitement invraisemblable).

« Le plus tenace en cruauté diabolique fut le Dr Jackson. J'étais pour lui un sujet rare et il était curieux de savoir combien de temps je serais capable de résister.

- Il peut tenir vingt jours encore, avant la dernière cabriole, déclara-t-il au directeur, en ma présence, d'un air suffisant.

Je lui coupai la parole.

- Vous faites erreur, lui dis-je. Je suis capable de tenir non pas vingt, mais quarante jours. Quarante jours ... Peuh ! Mettez cent jours. »

On apprend en parallèle qui fut Darrell Standing avant d'être Darrel Standing. Naufragé anglais sur une île rocheuse et déserte du nom de Daniel Foss, aventurier par hasard en Corée sous le nom d'Adam Strang, le jeune Jesse, à la conquête de l'ouest dans la caravane familiale dirigée par son père ou encore le soldat Lodborg, légionnaire romain ami de Ponce PIlate et contemporain de Jésus Christ. On est plongé tour à tour dans ces univers complètement différents, riches, par lesquels Standing fait l'expérience de l'évolution de l'homme, de la civilisation, et de sa barbarie. 

« J'étais l'homme de toutes ces naissances et ces entreprises. Je suis cet homme aujourd'hui, j'attends la mort qui m'est promise par la loi que j'ai aidé à créer il y a mille ans, et qui m'a déjà fait mourir bien des fois, bien des fois ... »

Finalement, le récit est à la fois un violent brulôt contre le système carcéral américain et une belle exploitation des possibles de l'imaginaire. Résumant très bien les idées développées dans le livre, cette dernière phrase semble reproduire de manière concise le message de London :

« Comme ils lui [Oppenheimer] demandaient ce qu'il pensait de la peine de mort - poser une question semblable à un homme qui va mourir et qu'on va voir mourir, c'est faire la preuve que le vernis de civilisation passé sur notre sauvagerie est plutôt mince! -, il leur répondit, bon joueur comme il l'avait toujours été dans sa vie :

- Messieurs, je pense vivre assez longtemps pour la voir un jour abolie...


Pour terminer sur l'histoire de ces deux prisons, deux albums live de Johnny Cash : At Folsom Prison (1968) et At San Quentin (1969), ainsi que sa célèbre chanson : Folsom Prison Blues. N'arrivant pas à joindre Johnny Cash pour l'interroger à ce sujet, je n'ai malheureusement pas (encore ?) pu établir de lien direct entre l'oeuvre de London et ces deux albums. Force est d'avouer que c'est quand même troublant ...

lundi 09 janvier 2012

L'Usage du Monde, de Nicolas Bouvier (1963)

usagemonde.jpg

En juin 1953, Nicolas Bouvier, jeune écrivain et photographe suisse âgé de 24 ans, part en Fiat Topolino vers l'Orient. Accompagné de son fidèle ami, le peintre Thierry Vernet, il traverse la Yougoslavie, la Turquie, l'Iran, le Pakistan et l'Afghanistan jusqu'à la Passe de Khyber. Son carnet de voyage, L'Usage du Monde, raconte leurs aventures à travers ces vastes pays. 

Si L'Usage du Monde est si remarquable, c'est parce qu'il parle plus du voyage que des paysages, plus des hommes que des tableaux. Nicolas Bouvier est le seul à avoir vraiment voyagé. Il a donné à son voyage un sens profondément humaniste. Grâce à la lenteur de leurs avancées, qui était le principal souci des deux acolytes, et au dépouillement de soi dont ils ont fait preuve, ils se découvrent eux-même et l'aventure devient alors nettement spirituelle. 

« On ne voyage pas pour se garnir d'exotisme et d'anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives. »

Partis avec de quoi vivre 9 semaines, ils arpentent les routes au rythme des rencontres, des réparations de leur voiture et des intempéries. Le sentiment qui transpire de ce livre est l'humilité. Leur immense pauvreté sur la route ne leur donne qu'un salut : l'Autre. À travers ces expériences fondatrices, Bouvier nous livre des réflexions sur la vie et sur l'Humanité toute entière.

« Finalement, ce qui constitue l'ossature de l'existence, ce n'est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d'autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l'amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la hauteur de notre faible cœur. »

Les expériences vécues sont riches, intenses et parfois dangereuses. Ils n'hésitent pas à se poser plusieurs mois à Tabriz, en Iran, car la ville leur plaît. On est alors plongé dans le quotidien de la ville, les cours de Français que Bouvier tente de donner aux indigènes (1).

Bouvier, qui est l'auteur de nombreux récits de voyages postérieurs à L'Usage du Monde, semble habité par le voyage, comme attiré vers ces plaines et ces villes. Mais non par un désir de voir, mais par un désir absolu de vivre et de raconter ces expériences du vide et de la solitude, du mouvement et du contact. 

« Ce jour là, j'ai bien cru tenir quelque chose et que ma vie s'en trouverait changée. Mais rien de cette nature n'est définitivement acquis. Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. »

Les voyageurs de la trempe de Nicolas Bouvier sont rares. L'Usage du Monde est une œuvre d'une valeur inestimable, pédagogique et libératrice. Elle a la simplicité et la profondeur de son auteur, et porte en elle la beauté de notre monde.

bouvier.jpg


(1) J'en profite pour redonner à ce terme sa signification première, qui ne fait pas de jugement de valeur. Ces relents de colonialisme et racisme sont insupportables.

dimanche 18 décembre 2011

Dans les ruelles de l'Alfama, Lisbonne

Parmi les sept collines que compte le centre de Lisbonne, il en est une qui, plus que les autres, séduit par son charme et son rythme de vie de petit village : l'Alfama. Plus vieux quartier de la ville (il est le seul à avoir résisté au tremblement de terre de 1755), il happe immédiatement le visiteur par son caractère et son âme.

Le quotidien de l'Alfama se vit dans la rue. Il se dégage de cette détermination au vivre ensemble un sentiment de vie et d'harmonie. Rarement un quartier d'une ville donne au visiteur une telle impression d'habitation.

alfama2.jpg

Pas besoin de franchir le palier d'une porte pour entrer chez quelqu'un : l'Alfama appartient à ses habitants, des pavés aux toits. On croise beaucoup de regards aux fenêtres.

alfama1.jpg

Les habitants vivent à un rythme paisible et lent, donnent l'impression de tous se connaître, et ont un désir profond de vivre dans l'entraide.

triptyque1.jpg alfama5.jpg

Après des heures glorieuses, les nobles familles ont peu à peu quitté le quartier pour aller vivre plus à l'ouest, dans des zones moins exposées aux séismes, nombreux sur cette côte. Les pêcheurs et les pauvres ont alors envahi le quartier et lui ont donné l'âme que l'on y trouve aujourd'hui. Malheureusement, un peu mise à l'écart, l'Alfama se délabre peu à peu.

alfama7.jpg

De nombreuses maisons deviennent inhabitées : coincée entre le désir de classer la ville au Patrimoine mondial de l'UNESCO (ce qui implique de rigoureuses et coûteuses règles de rénovation) et son manque de moyen, la municipalité est contrainte à l'immobilisme et toujours plus de gens s'en vont.

alfama10.jpg alfama11.jpg

En Juin, l'Alfama fête Santo Antao. Les rues sont décorées de guirlandes colorées, sur la moindre petite place apparaissent barbecues, tables et buvettes. Sur le mur de la photographie de droite, on peut lire « le PSD travaille à la réhabilitation de votre quartier ».

alfama13.jpg alfama12.jpg

L'on y mange surtout des grillades de poisson : sardines et morue, spécialité nationale. Tout est préparé dans la bonne humeur, la terrasse tout simplement montée sur un bout de route en face du restaurant.

alfama4.jpg

C'est l'occasion pour les voisins de se réunir dans la rue, enceintes tournées vers l'extérieur, et d'échanger quelques pas de danse. J'ai appelé cette photo La Danse des Édentés. La santé buccale est souvent un bon indicateur du niveau de vie. 

alfama3.jpg

Après avoir serpenté dans les ruelles étroites et montantes, fait deux fois trois fois demi-tour et emprunté des escaliers aux marches irrégulières, le marcheur lent découvrira peut-être un mirador, et une vue resplendissante.

alfama6.jpg

L'on sent alors encore un peu mieux quel vent souffle sur l'Alfama, et, les yeux longuement rivés sur les toits des maisons et sur la mer, l'on comprend, le cœur allégé, quelle éternité fait son terreau.

alfama9.jpg

« l'amour et la nostalgie (1) sont fidèles à la liberté »

(1) Le mot saudade est un mot portugais très difficile à traduire car il n'a pas d'équivalent en français. Il désigne une forme de nostalgie extrême, de mélancolie à la fois triste et douce. Un mélange de rêverie, de flânerie de l'esprit, de regrets, de souvenirs et de bonheur. Il s'agit d'une notion primordiale, quoique difficile à appréhender, pour la compréhension de l'Alfama

dimanche 11 décembre 2011

Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis, de Pierre Desproges (1985)

Ne nous laissons pas gagner par la sinistrose de Noël ! En ces temps moroses de crise interplanétaire, de pouvoir d'achat qui fuit comme du mazout à travers le fond de cale d'un bateau rouillé, en ces temps de campagnes publicitaires rougeoyantes et pleines de " Bonnes Fêtes ! " et de frustration consumériste à peine avouée par les trentenaires banquiers cadres et sans un sou, n'oublions pas de nous marrer un peu !

J'appelle donc à la barre Pierre Desproges.

desproges2.jpgPierre Desproges représente une génération d'humoristes qui avait les yeux ouverts sur leur société et le monde qui les entouraient. Comme Coluche, il savait voir autour de lui les absurdités qui font nos quotidiens, et, surtout, en rire. Doté d'un sens de l'auto-dérision rare — quand il apprend qu'il est atteint d'un cancer, il file dans un restaurant manger du crabe et s'esclaffe « 1 partout ! » — , il développe un humour noir grinçant et n'élude aucun sujet, s'attaquant aux traditions françaises les plus ancrées comme aux Juifs, aux femmes et à l'Afrique.

L'humoriste a utilisé toutes les formes d'expression : le sketch, la chronique de presse (les fameux Réquisitoires du Tribunal des flagrants délires (1) sur France Inter), l'aphorisme (« Noël au scanner, Pâques au cimetière ! ») et, donc, le dictionnaire. Dans son Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des bien nantis, il se livre à un abécédaire virulent, atteignant des sommets de style et de rhétorique. Sélection subjective de passages croustillants.

F comme Femme :

« Au bout de ces neuf mois, le petit d'Homme vient au monde. L'accouchement est douloureux. Heureusement, la femme tient la main de l'Homme. Ainsi, il souffre moins. »

G comme Guerre :

« L'ennemi est bête, il croit que c'est nous l'ennemi, alors que c'est lui ! »

Et enfin, puisque c'est d'actualité, N comme Noël :

« D’après les chiffres de l’UNICEF, l’équivalent en riz complet de l’ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s’en émeuve, occupé qu’Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s’ouvre que pour roter. »

Desproges représente le politiquement incorrect le plus abouti et osé — sûrement — qu'il nous ait été donné d'entendre en France. Difficile à présent de lui trouver des héritiers dignes, tant le monde de l'humour s'est uniformisé et, surtout, tant les thèmes se sont appauvris. Ainsi ne voit-on plus guère d'humoriste s'attaquer aux complexités de notre temps et interroger les hommes sur leur paradoxes. Stéphane Guillon, qui avait repris très largement le principe du Tribunal des flagrants délires de Desproges, a été censuré. Gad Elmaleh ne travaille que sur des clichés superficiels et épidermiques. Pour ne citer qu'eux deux.

Enfin, Desproges avait l'art de donner à son propos le ton juste et sa maîtrise parfaite de la langue française et de l'histoire lui permettait d'exprimer au mieux ses idées, percutantes et d'une drôlerie sans équivalent, comme en témoigne son sketch Les Juifs, véritable morceau de bravoure humoristique.

(1) s'adressant à Daniel Cohn-Bendit le 14 septembre 1982, il y dit : « Je n'ai rien contre les rouquins. Encore que je préfère les rouquins bretons qui puent la moule aux rouquins juifs allemands qui puent la bière. D'ailleurs, comme disait à peu près Himmler : " Qu'on puisse être à la fois juif et allemand, ça me dépasse. " C'est vrai, faut savoir choisir son camp. »

samedi 03 décembre 2011

Le Pont sur la Drina, par Ivo Andrić (1945)

couv_drina.jpg

Višegrad est un paisible village accroché à la Drina, situé dans les belles montagnes verdoyantes que l'on trouve dans cette région de Bosnie-et-Herzégovine (que l'on préférera à Bosnie-Herzégovine, pour rappeler que l'Herzégovine est bien une entité géographique, et non pas un adjectif). Serbes orthodoxes, Bosniaques et Juifs (1) s'y côtoient et y vivent en harmonie. En 1571, plus d'un siècle après l'annexion totale des royaumes serbes par l'empire Ottoman, Mehmed pacha Sokolović, grand vizir et victime du devchirmé (2) dans la région de Višegrad en 1506, ordonne la construction d'un pont majestueux enjambant la Drina et reliant ainsi l'ouest et l'est de l'empire.

Le milieu du pont, plus large que ses extrémités, est appelé la kapia, sorte de petite esplanade agrémentée de bancs de pierre. Rapidement, le pont devient le centre et immuable repère de toute la vie de Višegrad : les gens passent des journées entières sur la kapia, bercés par le bruit de l'eau, fumant et buvant la rakia (3) tout en bavardant d'affaires plus ou moins sérieuses.

« Le premier siècle passa, une période de temps fort longue et fatidique pour les hommes et beaucoup de leurs œuvres, mais imperceptible pour les grandes constructions, bien conçues et solidement bâties; le pont avec sa kapia, de même que le caravansérail à côté de lui, dressait sa silhouette et remplissait sa fonction comme au premier jour. Et un deuxième siècle aurait pu passer ainsi sur eux, les saisons et les générations se succéder, sans que ces édifices subissent la moindre transformation. »

Le pont est l'unique repère statique des habitants de Višegrad, et le lieu de toutes les décisions concernant les événements importants qui se jouent à travers les Balkans : l'invasion Austro-hongroise censée apporter modernité, les guerres avec la Serbie, l'attentat de Sarajevo en 1914. C'est ici que débattent les notaires de la ville pour décider, tous ensemble, de l'attitude à adopter. Quand Karamanlija harangue la foule pour lever une armée contre les Autrichiens, Ali Hodja, commerçant respecté pour sa sagesse, se fait clouer l'oreille à une poutre de la kapia car il refuse d'aller vers une mort certaine contre la puissante armée autrichienne.

« Crois-tu, efendi (4), qu'il m'est facile d'attendre ici, vivant, de voir les Autrichiens prendre possession de mon pays ? Comme si nous ne voyions pas ce qui se prépare et quel avenir nous attend ! »

Et quand les généraux arrivent par le pont, les représentants des communautés de la ville sont là pour les attendre et prendre acte de la nouvelle ère qui commence pour eux.

drina.jpg
Au-delà de ces aspects historiques, Ivo Andrić, formidable conteur, nous raconte la vie de ces populations sans cesse transportées d'un empire à l'autre, et nous fait découvrir ce peuple à travers les anecdotes tantôt tragiques, tantôt drôles, qui animent le quotidien de Višegrad. L'histoire d'amour entre Fata et Hamzić — et leur mariage avorté —, celle de Milan Glasinčanin — qui perdit tout son argent en jouant à l'otouz bir (5) contre un étranger, sur la kapia, et qui devint fou — et celle du Borgne — marginal et pilier de comptoir de l'auberge de Zarije — qui veut montrer son courage en traversant le pont gelé, debout sur l'étroit parapet de pierre, ivre mort au petit matin, en sont de merveilleuses.

« La parapet n'avait guère que trois empans de large. Le Borgne penchait tantôt à gauche, tantôt à droite. A gauche il y avait le pont, et sur le pont, au-dessous de lui, la bande des ivrognes qui le suivaient pas à pas et lui criaient des mots qu'il distinguait à peine, comme une rumeur incompréhensible. A droite, c'était le vide, et dans ce vide, tout en bas, bruissait la rivière invisible; il s'en dégageait une épaisse vapeur qui, telle une fumée blanche, montait dans le petit matin froid. »

L'auteur nous montre comment les légendes populaires balkaniques naissent, comment des personnages entrent dans un folklore chansonnier omniprésent et enfin nous apprend l'art de transformer en chanson joyeuse tout événement, qu'il soit tragique ou non.

« L'oubli guérit tout, et chanter est le meilleur moyen d'oublier, car dans une chanson l'homme ne se souvient que de ce qu'il aime.  »

Les siècles se passent ainsi sur le pont immuable et grand.  En 1914, lorsque l'archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo par Gavrilo Princip — étudiant Serbe et nationaliste Yougoslave —, l'empire d'Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie. Défaits dès la première incursion serbe et contraints à reculer face aux assauts, l'état-major de l'empire décide d'établir la ligne de front derrière la Drina. Višegrad est alors évacué et le pont détruit.

andric.jpeg
Ivo Andrić, également auteur de « La Chronique de Travnik », Prix Nobel de littérature en 1961, est un des auteurs yougoslaves majeurs. Il symbolise lui-même la complexité des régions qu'il décrit.  Par sa prose influencée par les contes orientaux, il rappelle combien les Balkans ont subit l'influence de l'Empire Ottoman. Par son identité nationale et ethnique — il est d'origine croate, de naissance bosniaque et d'engagement serbe — il est une illustration des conflits communautaires qui règnent dans ces contrées.

L'histoire du pont sur la Drina est l'histoire d'un peuple paisible et harmonieux qui, balancé et soumis par différents envahisseurs, va perdre ses repères et se déchirer en même temps que les Balkans se déchirent. Lorsque l'on achève ce long et passionnant récit, il est difficile de ne pas poursuivre, par l'esprit et à la lumière des événements récents, l'histoire de Višegrad, tristement revenue au centre de l'actualité en 1992 par le massacre de civils bosniaques par les forces armées serbes dirigées par Ratko Mladić.

Le roman d'Ivo Andrić, alors, prend un sens profondément prémonitoire et montre combien les responsabilités et les justifications sont difficiles à définir dans les événements tragiques de l'histoire. 

(1) Deux livres de Paul Garde pour se renseigner sur l'histoire et les peuples des Balkans : la référence mondiale « Vie et Mort de la Yougoslavie » (Fayard), et le plus récent « Discours Balkanique » (Fayard), qui tente de définir les termes critiques — Bosniaque ou Bosnien ? — et nécessaires à la compréhension des Balkans.
(2) Impôt du sang : pratique consistant, dans l'Empire ottoman, à enlever de jeunes enfants dans les provinces occupées, souvent par la force et au prix de violentes déchirures, afin de les éduquer en Turquie et de les convertir à l'Islam, espérant ainsi étendre la religion aux pays conquis.
(3) Eau-de-vie de fruit, le plus souvent de prune, boisson la plus populaire des Balkans.
(4) Titre de respect, en Turquie, pour les fonctionnaires civils, les ministres de la religion et les intellectuels (wiktionnaire)
(5) Le trente-et-un.

page 2 de 2 -

Haut de page