12_jours.jpg
Justice robotique et incompréhensions réciproques

Si l'on n'attendait pas le Raymond Depardon des années 2010 du côté du Frederick Wiseman des années 1960 (on pense à Titicut Follies, en 1967 : lire le billet), il y a tout de même matière à être un peu déçu par ces 12 jours en immersion dans une instance bien particulière des hôpitaux psychiatriques. Les 12 jours du titre, c'est le délai maximal dont dispose l'administration pour présenter toute personne internée sans son consentement, sous la contrainte, à un juge des libertés et de la détention. Le juge ("qui ne sert à rien", dira l'une d'entre eux sur le ton de la blague) dispose des rapports d'un collège de psychiatres pour prendre sa décision lors d'une entrevue avec le patient et son avocat ("son conseil").

Force est de constater, d'emblée, la pertinence de la position de la caméra de Raymond Depardon et du micro de Claudine Nougaret : il se joue dans ces entretiens des face-à-face d'une rare asymétrie et d'une rare inégalité en termes d'accès au langage (un trait qui avait déjà été étudié par Depardon, avec une perspicacité supérieure, dans 10e chambre, instants d'audience). D'un côté le juge, avec son discours constamment ponctué de vocabulaire technique ("comportement hétéro-agressif ", "effet d'une poly-addiction", "prévention de récidive de passage à l’acte" en parlant d'une tentative de suicide, etc.) et de tournures étranges ("conformément à l’avis médical" pour "autoriser les médecins à poursuivre le traitement", une terminologie très positive qui signifie en réalité que le patient se voit refuser sa demande de sortie). De l'autre, des personnes aux troubles extrêmement variés, d'une fragilité évidente, sous l'influence de divers médicaments et parfois manifestement limités par leur élocution balbutiante et leur pensée confuse, au mieux, et au pire totalement incohérente. Comprendre l'histoire du patient derrière son masque, évaluer sa souffrance et sonder son mal-être intérieur constituent des tâches d'une difficulté abyssale. Entre les deux, une barrière insurmontable qui n'aura pour effet, malgré la bienveillance évidente de certains juges, que de préparer le terrain au rouleau compresseur de la décision s'appuyant sur les avis médicaux.

Dommage que 12 jours se laisse aller à des élans musicaux aussi envahissants que les compositions d'Alexandre Desplats, colorant certaines séquences d'une guimauve bien indigeste là où le simple silence aurait largement suffit. Dommage aussi que le film arbore une série de travellings bien artificiels dans les couloirs de l'hôpital, d'une lenteur trop savamment calculée, sans dégâts irréversibles sur l'ensemble mais vraiment superflus. Dommage enfin, et surtout, que Depardon n'ait pas su motiver de véritables enjeux comme il avait pu le faire dans ses précédents documentaires (comme par exemple la trilogie de Profils Paysans à lire ici ou, encore une fois, 10e chambre, instants d'audience sur un sujet connexe). La démarche minimaliste est très intéressante et porte ses fruits en traçant les contours de portraits poignants (une employée d'Orange victime de harcèlement au travail et de violences à l'hôpital, une suicidaire qui ne comprend pas pourquoi on ne la laisse pas faire, un homme extrêmement fébrile souffrant de délires paranoïaques alors qu'il déclare avoir "la folie d’un être humain", un homme qui confond assassinat et béatification...) sur la base de quelques paroles recueillies discrètement. La finesse de son travail est toujours là, tout comme le respect profond pour les différents intervenants, même s'il ne s'interdit pas de pointer du doigt une forme d'injustice fondamentale, presque structurelle tant elle semble décorrélée des bonnes intentions des uns et des autres.

Avec une telle citation préliminaire ("De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou", signée Foucault), on était en droit d'attendre un portrait plus approfondi de la folie, ou du moins une galerie de témoignages mieux dirigée. Et au-delà de ça, il aurait été intéressant de revêtir un véritable propos : l'homogénéité presque robotique des juges dans leurs prises de parole et de décision, tout comme l'incompréhension réciproque qui semble gouverner tous ces échanges, constituaient des thématiques en or.

couloirsA.jpg fille.jpg
couloirsB.jpg lit.jpg