Étrangement, il ne me semble pas que le film ou même les milieux décrits dans le film aient vraiment vieilli — sous entendu, mal vieilli : les années 80 se flairent quoi qu'il en soit à des kilomètres. Au contraire, à mes yeux, Cruising renvoie une image très nette de cette décennie, avec une myriade de symboles, de styles, de préoccupations thématiques et esthétiques. Tout est resté intact. Je rejetterais les accusations d'homophobie dont le film a fait l'objet ici ou là, bien que je ne sois pas le mieux placé pour en parler, car dès l'introduction du contexte de la mission d'Al Pacino on nous signale bien le fait que le milieu dans lequel le protagoniste va devoir s'infiltrer n'a rien de la communauté homosexuelle "traditionnelle", mais est plutôt porté sur des pratiques SM qui n'ont rien de représentatif. J'y vois là un signe manifeste de la part de Friedkin, une sorte de gage pour précisément éviter ces accusations... Peine perdue.
On peut croire dans un premier temps à une banale enquête policière, dans un contexte social certes particulier, mais cela aurait été bien mal connaître Friedkin et ses petites lubies. Faux sujet, faux thriller. Tout cela est progressivement mis de côté, un prétexte tout au plus, pour se focaliser sur le portrait de plus en plus ambigu de Pacino en immersion, en plein questionnement existentiel (et pas uniquement sexuel). On peut assez facilement voir dans la traque du tueur une quête introspective du flic, le véritable enjeu au centre du film.
Ce qui est tout aussi appréciable, à un autre niveau, c'est la façon relativement subtile dont sont disséminés plusieurs faux indices, comme autant de vrais symboles. Je ne les ai probablement pas tous recensés, mais l'ensemble forme une toile de fond intrigante, qui se densifie et se complexifie au cours du temps. Il y a bien sûr les "évidences" de fin de film, avec le meurtre de son ancien voisin et les habits (les mêmes que portait le probable tueur) qu'il a conservés, témoignant l'instabilité de son état. Mais il y a bien plus que cela, et de nombreuses questions essaimées tout au long de Cruising resteront en suspens. Pourquoi l'assassin, quand il est filmé de manière directe mais partielle, semble-t-il constamment changer de visage, parfois presque d'une scène à l'autre ? Pourquoi Pacino semble-t-il s'être trompé en mettant un foulard jaune dans sa poche arrière (signification : donneur ou receveur de golden shower), alors qu'il venait de demander au commerçant le sens de ces foulards de couleur ? Son "there’s a lot about me you don’t know" final entretient savamment le doute. Ce faisceau d'indices un peu flous tant sur la personnalité du personnage que sur les motivations du film construit une belle incertitude.
Loin des préoccupations hypothétiquement documentaires (ce dont je doute), et au-delà de l'absence de jugement moral (qui me paraît sincère, encore une fois), Friedkin esquisse une continuité dans la transmission du mal et dans le caractère contagieux de la perversion qui donne à Cruising une couleur presque fantastique.
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