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Le pays du silence et de l'incommunicabilité

L'introduction de Dernières nouvelles du cosmos, dans sa façon d'amener son sujet et de présenter son personnage principal, est rigoureusement parfaite. Hélène Nicolas apparaît à l'écran : elle souffre visiblement d'un handicap lié à une forme d'autisme. Elle se déplace de manière maladroite, certains de ses traits paraissent "anormaux", elle pousse de petits cris mais elle ne parle pas. Plus précisément, c'est son visage qui semble s'exprimer, mais d'une manière qui nous est étrangère. La scène suivante la présente sur la scène d'un théâtre, en présence d'une personne lisant calmement un texte dense, démesurément riche, aux accents poétiques, bardé de métaphores. Hélène rit, puis essaye d'attraper le livre, comme gênée. Le lecteur commente alors "Eh bien qu'est-ce qu'il y a Hélène, tu n'aimes pas ce que tu as écrit ?".

Confusion totale. À cet instant précis, on se répète la phrase plusieurs fois. Comment ça, "ce que tu as écrit" ? Et on réalise peu à peu que l'auteur de ces lignes extrêmement fleuries et au style très littéraire est la personne que l'on avait prise pour une demeurée quelques instants auparavant. Le choc est immense et nous renvoie nos vils préjugés à la gueule. Mission (introductive) réussie.

On apprendra ensuite que derrière les troubles dont souffre Hélène se cachent des thèmes d'une richesse incroyable, entre la perception aigüe de son environnement sans avoir les moyens de la communiquer et l'incapacité de s'exprimer autrement que par des phrases assemblées exclusivement avec ses doigts, lettre par lettre, par petits bouts de carton plastifié juxtaposés. Une méthode d'expression élaborée par sa mère, petit à petit, à mesure qu'elle délimitait l'étendue de ses capacités. Le contraste entre le degré de conscience d'Hélène et l'image qu'elle nous renvoie est tout simplement renversant. On est chez Werner Herzog, à l'époque du Pays du silence et de l'obscurité (lire le billet), et Hélène, c'est un peu Fini Straubinger dans le corps de Bruno Schleinstein (ou l'inverse). Les lettres plastifiées de son alphabet rangé dans un casier en bois, c'est le gant de Fini et la méthode qu'elle a développée pour communiquer avec les autres personnes aveugles et sourdes. Mais indépendamment de ce parallèle flatteur, le traitement réservé à cette forme d'anormalité teintée de lucidité déçoit.

Il déçoit principalement dans la tentative d'explication du phénomène et dans la recherche de ses limites. Beaucoup d'interprétations données par sa mère, liées au cas particulier d'Hélène ou à des phénomènes psychomoteurs et linguistiques d'ordre plus général, sont balancées comme ça sans aucun recul (ou, du moins, avec le seul recul qu'on peut imaginer de la part d'une personne ayant partagé les trente années de son existence), sans aucune explication ou contextualisation. Un exemple : le premier moment où l'on apprend à manipuler notre pouce préhenseur correspondrait à l'arrivée de la communication orale. On veut en savoir plus ! Est-ce une théorie hétérodoxe, existe-t-il un moyen de vérifier ces affirmations ? Je n'ai trouvé aucun élément permettant de corroborer cela. Et on n'en saura rien de plus. De la même manière, deux moments du film questionnent l'incroyable capacité d'Hélène. 1°) Comment a-t-elle pu apprendre à construire de telles phrases, au style cossu et totalement dénuées de fautes, sans jamais avoir lu un seul livre et sans jamais avoir appris quelque règle grammaticale que ce soit, ayant quitté l'école traditionnelle après six mois de maternelle ? Une seule tentative d'explication bien maigrichonne dans tout le film, une question posée sans véritable réponse. 2°) Quelles sont les limites de sa connaissance ? Et là, on entre dans une séquence résolument baroque au cours de laquelle une sorte de discussion mystico-scientifique s'engage avec un mathématicien / physicien. Ses tentatives de transformer sa science en langage compréhensible par le commun des mortels est un bel échec, à base de "mes théories permettent de contrôler trois choses, relatives à ce qu'on a vécu, à la réalité de ce qu'on est, et à ce qu'on rêve d'être" (en substance). Et il attend ensuite une réponse de la part d'Hélène sur la théorie de l'expansion infinie de l'univers… Un moment extrêmement gênant du documentaire, à la limite de l'observation de la bête de foire. Il y avait pourtant matière à explorer cet univers plus profondément, de manière sereine et respectueuse. Dans la même veine triste, les passages dans la nature censés illustrer la découverte d'un environnement (sonore, principalement) ne sont guère plus convaincants et n'ont pas la profondeur attendue.

Pourtant, Julie Bertuccelli aura pris grand soin de se faire discrète sans pour autant faire comme si la caméra n'existait pas pour nous, spectateur, et pour Hélène. Elle lui demandera même si le fait d'être filmée la dérange, avec en guise de réponse : "L'oeil goguenard de la caméra me sourit". Le film regorge de pépites similaires, des aphorismes incroyables sortis de la bouche (et des doigts) d'une personne qui ne sait pas parler et dont on cerne très mal les autres moyens d'expression. On se dit qu'il aurait sans doute été possible d'aller un peu plus loin dans l'expérimentation linguistique ou communicative, chez une personne restée emprisonnée dans un mutisme absolu jusqu'à l'adolescence. Les expériences menées par la mère seront à peine évoquées, en quelques secondes, et puis plus rien. L'autre filon qui ne sera jamais véritablement exploité, c'est cette façon remarquable qu'a Hélène de s'exprimer par métaphores, par analogies. Des figures imagées et littéraires, de manière exclusive : on se rend compte au milieu du documentaire que la communication ne se reçoit en définitive que par interprétation, après décodage. Sa mère, avec toutes ses années de pratique, semble mieux la comprendre que n'importe qui d'autre, mais il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'une tentative d'explicitation d'un langage hautement implicite. On ne saura jamais ce qu'Hélène voulait véritablement exprimer avec certitude, elle reste prisonnière des lectures subjectives et donc approximatives de son entourage. Comme un sage qui déclamerait sa pensée et ses disciples qui tenteraient de la déchiffrer.

De ce manque d'approfondissement émerge un sentiment de frustration assez fort, certes atténué par la capacité du film à avoir su rendre visible une part d'invisible, à être parvenu à rendre tangible le fossé séparant les textes de son auteur. Un rapport au monde aussi inadapté que mystérieux et passionnant. L'effet de déconnexion reste sidérant et mérite très largement le détour, au-delà des limitations exploratoires du projet.

N.B. : À regarder, de la même réalisatrice : La Cour de Babel (2014), sur des collégiens récemment arrivés en France et leur apprentissage de la langue.

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