affaire_ciceron.jpg, janv. 2023
"Maybe that's why I like my work. Counter espionage is the highest form of gossip."

On reconnaît très vite le style de Mankiewicz, plus que dans la mise en scène de L'Affaire Cicéron à proprement parler, au caractère raffiné du scénario et des dialogues (souvent composés par lui-même ou a minima auxquels il a participé) très écrits qui constituent des joutes oratoires à chaque échange, ou presque, entre deux personnages. Impossible de cuisiner ou de repasser du linge en même temps au risque de rater 10 secondes cruciales pour la compréhension de l'ensemble. Cette forme d'élégance n'est néanmoins pas satisfaisante en soi en toutes circonstances, et il m'est déjà arrivé de me retrouver quelque peu étranger aux déluges de "virtuosité", comme par exemple devant La Comtesse aux pieds nus. Sans engagement, sans accroche, sans immersion, si le fond ne paraît par entraîné par la forme, la complexité peut se noyer toute seule dans la plus belle eau.

Bonne nouvelle donc puisque L'Affaire Cicéron aka "5 Fingers" n'appartient pas à cette dernière catégorie à mes yeux. Il y a deux composantes principales à l'œuvre dans cette histoire d'espionnage : la partie presque thriller, au travers des agissements du personnage de James Mason au service d'un ambassadeur anglais à Ankara et livrant des photographies de documents secrets alliés aux nazis pendant la Seconde Guerre mondiale, et la partie plus sociologique, sur ce qu'elle révèle des rapports humains, de la vision très acerbe des intérêts particuliers ou de l'opportunisme écrasant qui semble régir les relations avec un personnage comme celui de Danielle Darrieux.

Je passerai rapidement sur une partie de la tension devenue désuète aujourd'hui, derrière une recherche évidente de réalisme qui s'est perdue avec le temps (l'introduction surtout, très datée). Il y a tout de même quelques passages efficaces de ce point de vue-là, comme notamment la séquence digne d'Hitchcock durant laquelle une femme de ménage fait capoter le plan de l'espion — il y a là un talent net dans la mise en scène du temps qui s'écoule, lentement, terriblement lentement même, la tension allant crescendo, avec une action parallèle en hors champ qui relève presque du split screen implicite : à ce moment-là, sans même s'en rendre compte, en espérant qu'il ne se fasse pas prendre, on est presque du côté de l'Axe.

En revanche, la chorégraphie du jeu de dupes entre les deux personnages principaux conserve toute sa saveur, et la double explosion de vanité qui se dégagera de la conclusion est intacte. Que ce soit l'un pour son arrivisme social ou l'autre pour son arrivisme financier, les deux personnages principaux forment un duo assez intéressant dans ce qu'il renferme de rapports de domination sous-jacents. Leurs destinées sont entremêlées, et bien plus fragiles que ce qu'on pourrait penser, tandis que leurs intérêts communs seulement en apparence finissent par éclater dans tous leurs antagonismes — sans le poids d'un jugement moral, c'est à noter. La révélation finale sur la duplicité conjointe des personnages, de simples pantins au final, avec le rire de Mason à Rio à la fois très théâtral et très communicatif, forme une conclusion ironique sur le mépris profond qui couvait derrière une relation courtoise uniquement en superficie.

img1.png, janv. 2023 img2.png, janv. 2023 img3.png, janv. 2023