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Cent jours sur un radeau pour traverser le Pacifique

Le récit de l'expédition du Kon-Tiki écrit par Thor Heyerdahl en 1948, d'après les notes de son journal de bord, est un excellent complément au pendant cinématographique (lire le billet) qui sortit 2 ans plus tard, sous le même nom. Les images de l'expédition maritime à travers l'Océan Pacifique viennent très agréablement illustrer la description factuelle des événements, et les détails du contexte historique, des préparatifs ou de l'état d'esprit du groupe complètent tout aussi agréablement le compte-rendu graphique. Deux approches différentes pour raconter un voyage un peu fou, initié par un pari en marge d'une réflexion scientifique : traverser l'océan du Pérou jusqu'en Polynésie, en passant près de l'île de Pâques, à bord d'un radeau construit selon un procédé fidèle à la civilisation inca. L'objectif de l'anthropologue et archéologue norvégien était de démontrer par l'expérience la validité de l'hypothèse selon laquelle les îles polynésiennes avaient pu être colonisées par des peuples sud-américains issus de l'ère précolombienne.

Le livre montre très bien comment le groupe d'apprentis explorateurs s'est constitué de manière chaotique autour de la personne de Heryerdahl, au gré du hasard et des rencontres fortuites. On réalise assez vite à quel point cette expédition s'avère dangereuse, avec 5 Norvégiens et 1 Suédois tous rigoureusement amateurs en matière de navigation (pour reproduire les conditions des apprentis marins incas), réunis en partie pour tenir tête à une communauté scientifique, décrite comme sceptique et méprisante, qui affirmait que la traversée du Pacifique sur un radeau rudimentaire était évidemment impossible. Peu importe si on sait aujourd'hui, grâce à des moyens plus performants, que les îles polynésiennes ont été peuplées par des cultures asiatiques : la beauté du geste, un peu comme une conquête de l'inutile chère à Herzog (lire le billet), reste entière.

Heryerdahl n'est pas un poète ou un écrivain, limitant ainsi le récit à un style très pragmatique, sans envolée littéraire, et en quelque sorte conforme à l'expérience particulièrement dépouillée de cette aventure. Elle est racontée en 8 grands chapitres : une théorie, naissance d'une expédition, en Amérique du Sud, sur l'océan, à mi-chemin, le Pacifique traversé, arrivée aux îles, et avec les Polynésiens. Une grande partie est donc consacrée aux contours du voyage, tant du côté des longs préparatifs que des semaines passées sur une île inhabitée de l'autre côté de l'océan, à l'arrivée. Au départ, il y a les histoires racontées par un vieillard rencontré sur Fatuhiva, une île de la Polynésie française, avec toute une mythologie autour des dieux, des vents et des courants constituant les fondements d'une croyance sur l'origine du peuplement. L'idée d'une expédition sera ensuite partagée au Club des explorateurs, en étayant le faisceau d'indices (vestiges archéologiques, sculptures, traits culturels communs) accréditant la thèse d'une colonisation par une civilisation andine antérieure aux Incas, avant de rallier Washington pour discuter avec les diplomates de l'ONU et étudier l'équipement qui pourrait être chargé sur l'embarcation (au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de matériel militaire en était encore à un stade expérimental). Un long passage raconte les péripéties au fin fond de la jungle sud-américaine pour trouver les bons troncs de balsa, prendre un dernier bol d'air en haut d'une montagne et les pieds sur terre, échapper aux bandits et aux chasseurs de têtes, ramener le balsa coupé dans un chantier naval péruvien après avoir déposé un dossier de 12 kilos de paperasse au préalable, et enfin procéder à la construction (en n'utilisant que les matériaux et techniques disponibles à l'époque des Incas, naturellement). Viendra ensuite le temps de la navigation, après un départ mouvementé, après un rendez-vous raté avec un avion censé les photographier en haute mer : d'abord les angoisses, avec la lutte permanente contre des lames de plus en plus grandes, l'eau qui imprègne les troncs, les frottements des cordes contre le bois, et enfin le plaisir, la multitude de poissons volants à côté desquels parfois ils se réveillent, la rencontre avec un requin-baleine, le plus grand poisson actuellement sur Terre, et la contemplation quotidienne d'un horizon vierge et exaltant.

Une fois engagés dans la navigation loin des côtes, rassurés par la stabilité du Kon-Tiki face aux vagues et même aux tempêtes, l'océan devient pour eux un immense terrain de jeu. On adopte le rythme lent de la traversée, qui s'apparente enfin à une divagation paisible d'une centaine de jours sur plus de 8000 kilomètres. Avec leur perroquet et leur crabe adoptifs, ils optimisent la gestion de l'eau potable en mélangeant l'eau douce à un peu d'eau de mer, ils étudient le caractère comestible du plancton (le zooplancton phosphorescent étant beaucoup plus digeste que le phytoplancton), ils constatent l'apparition de fourmis logées au creux des troncs et réveillées par l'humidité, ils apprennent à reconnaître la faune d'une incroyable diversité qui passe sous le radeau (dorades, requins, pilotes, rémoras à ventouses, thons, bonites, pieuvres), ils captent de temps en temps un signal radio venu de l'autre bout de la planète. Quelques frayeurs se font sentir, lorsqu'une tempête vient sévèrement menacer l'intégrité du radeau pendant plusieurs jours consécutifs ou lorsqu'un homme tombe à la mer (il est impossible de faire machine arrière) après avoir glissé sur le pont. Mais ils arriveront tous au bout de leur voyage sains et saufs, avec une facilité (toute relative, sans aucun doute) vraiment étonnante.

Les derniers moments du voyage, lorsqu'ils aperçoivent pour la première fois depuis trois mois un petit bout de terre ferme (l'atoll de Puka Puka), sont tout aussi merveilleux que le reste. Le premier contact avec des indigènes, la dangerosité des récifs coralliens (baptisés le chaudron des sorcières) pourtant magnifiques, et enfin le naufrage à proprement parler au large d'une île déserte. Cette ultime robinsonnade, lorsqu'ils posent leurs pieds sur le sable d'une région paradisiaque et inhabitée, est un enchantement. Leur joie et leur émerveillement deviennent tangibles, comme si on était là avec eux pour célébrer leur réussite, au milieu de la fête improvisée par des Polynésiens.

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