Une nouvelle inédite de Catherine Dufour, parue dans le Diplo de septembre 2013. Un fait divers assez particulier survient après un cours d'art-plastique, dans un futur pas si lointain. Le style est original et plutôt agréable.
Vous pouvez également lire la chronique de Gilles sur L'Histoire de France pour ceux qui n'aiment pas ça, du même auteur.
Ma vérité (extrait)
[Interview d’Olive Thomas, 24/01/2036]
Tous les ans, pour la préparation du brevet des collèges, je donne un travail à mes élèves. Ils doivent fabriquer une application nomade en réalité augmentée, d’accord ? Une application destinée à être chargée dans leur cartable à puce. Moi, je ne suis absolument pas pour qu’on implante des puces sous la peau des gosses, mais est-ce que j’ai le choix ?
Quand on sait qu’on va charger son propre programme sous sa propre peau pour modifier son propre champ de vision, on peaufine le travail, vous voyez ? C’est une façon pour moi d’impliquer mes élèves. Au début, la plupart me proposent des applis utilitaires. Un truc qui scanne les pistes de skate, par exemple. Qui analyse la déclivité des rampes, la rugosité des revêtements et qui surligne les glisses en vert, en orange ou en rouge. Là, je leur explique que ce n’est pas possible, qu’on n’est pas en éco, qu’on n’est pas en techno, qu’on n’est pas en sport, qu’on est en arts plastiques et qu’ils doivent me rendre un travail d’arts plastiques.
Une fois qu’ils ont compris ça, mes élèves codent des tags sur les plans verticaux ou des lacs sur les plans horizontaux. Des murs de couleur et des parterres d’eau. Ou ils font galoper des troupeaux de chevaux devant eux dans la rue. En général, les animaux sauvages ont du succès. Un de mes élèves se promenait toute la journée avec des vols en V de canards au-dessus de sa tête. Un autre, c’était des champs de globes oculaires roulant dans les nuages. Evidemment, je dois interdire pas mal d’obscénités.
Lou Tellegen, lui, il a choisi les fantômes. Je tiens à préciser que je laisse à mes élèves une liberté totale dans le choix de leur sujet. J’interviens pour éviter les hors-sujet, mais c’est tout. C’est Lou Tellegen qui a décidé de se connecter au serveur nécrologique de la ville. Je n’ai pas fait d’objection, c’est tout. Maintenant, est-ce que c’est normal de laisser ce serveur-là en accès libre ?
[Affaire Tellegen contre GenCod SA
— conversation enregistrée par le véhicule de M. et Mme Tellegen le 11/03/2036 — extrait soumis au jury par la défense]
— Maman ?
[inaudible]
— Tu vois ça, maman ?
— Voir quoi, mon chéri ? Mes deux mains sur le volant ?
— Tu vois, dès que le GPS matche les coordonnées d’un endroit où la police a relevé un corps, il émule, maman ?
— Si tu regardais, Lou, tu verrais que je conduis.
— Il émule un fantôme, tu vois ? Qui s’envole comme un oiseau [onomatopée].
[bip sonore]
— Là, à droite.
— Quoi, à droite ? Qu’est-ce que tu m’as fait peur, mon chéri. Tu coupes le son de ton machin, s’il te plaît.
— Juste là, le serveur dit qu’on a ramassé une femme. Le 30 janvier 2026. Barbara La Marr. La Marr comme la lessive ? Vingt-neuf ans. Tu crois que c’était un accident ou un meurtre ?
— On ne peut pas tout confier aux machines, tu sais. Et puis j’aime bien la conduite manuelle. Mais qu’est-ce que tu racontes ?
— En tout cas, mon appli vient de me balancer un de mes putains de macchabées 3D [onomatopée].
— Lou.
— Tu veux essayer ?
— Lou, tu ne téléchargeras pas d’appli dans ma voiture. Je ne veux pas des virus de ton école dans ma colonne de direction.
— Maman, je peux te poser une question ?
— Mais qu’est-ce qu’il fout au milieu de la chaussée, celui-là ?
— Au coin de chez nous, à l’angle, tu vois ? Là où il y a la laverie ?
[inaudible]
— Tu vois, quand je suis passé, mon appli m’a envoyé un ange. Et tu sais quoi ?
— Tu ne trouves pas ta conversation un peu sordide, mon chéri ?
— Il s’appelait Louis Tellegen, 9 ans. C’était en 2020 et il a le même visage que moi.
[inaudible]
— Maman ?
— Excuse-moi, mon chéri. C’est normal, mon chéri. C’est ton frère.
[Affaire Tellegen contre GenCod SA
— extrait du témoignage de Mme Virginie Rappe, épouse Tellegen]
Je sais que je peux paraître froide quand je suis sous le coup de l’émotion [inaudible]. Je dis que plus je ressens d’émotions, plus je tente de les contrôler, plus je parais [inaudible]. J’attendais ça depuis longtemps. J’attendais que Lou m’en parle depuis très longtemps. Je n’avais pas le courage d’aborder le sujet la première.
Après, nous avons beaucoup, beaucoup parlé, Lou et moi. Moi, et son père, et sa tante. [Intervention du président] Mme Marie M. Minter, c’est ça. Nous avons expliqué à Lou l’horrible accident de son grand frère.
Oui, nous avons dit à Lou que nous n’avions pas les moyens de nous payer un second traitement génétique et que c’est pour cette raison que nous avons utilisé un ovule cloné pour avoir un autre enfant. Douglas et moi avons trouvé ça plus sain que de lui dire : « Oh, ton grand frère était tellement génial, nous avons voulu l’élever une seconde fois. » Excusez-moi. Nous avons tout fait pour que Lou ne se sente pas comme un enfant-médicament. Nous avons beaucoup, beaucoup parlé tous les trois.
[Affaire Tellegen contre GenCod SA
— extrait de la déclaration de la défense]
Moi-même et mon client tenons à exprimer une nouvelle fois notre conviction que le travail génétique effectué sur le matériel de M. et Mme Tellegen a été techniquement et éthiquement irréprochable.
Ont été éradiqués de la cellule embryonnaire : la calvitie, le surpoids, l’hypermétropie, trois formes d’affections respiratoires, une prédisposition au diabète de type I, une scoliose. Sur le plan neurologique, huit possibilités de débalancement incluant une tendance aux addictions et une sclérose en plaques. Toutes ces affections ne faisaient plus partie du bagage génétique de Louis Tellegen à sa naissance, c’est la science qui le dit, ce n’est pas moi.
C’est pourquoi, malgré toute la sympathie que moi-même et mon client éprouvons pour la douleur de M. et Mme Tellegen, nous réaffirmons ici avec force que le décès de Louis Tellegen n’a pas pour origine le traitement génétique choisi par M. et Mme Tellegen et effectué par la société GenCod. Si la cause de ce drame relève du cadre familial ou de l’accompagnement scolaire de Louis Tellegen, c’est ce que nous, la défense, n’avons pas à trancher.
Ma vérité (extrait)
[Interview d’Olive Thomas]
Un peu perturbé ? Oui, je l’ai déjà dit et mes collègues ont témoigné. En tout cas, un peu rêveur comme gamin. Un peu triste. Pas dans les clous, c’est certain. Que ce soit à cause de ses parents ou de son généticien, je n’en ai aucune idée. Un bon élève, en revanche. J’ai été bluffée par son application. Au niveau de la réalisation artistique, elle est carrément impressionnante.
Lou n’a codé que des œuvres classiques complexes. Pour les femmes mortes, il a détouré l’ange vert de Carlos Schwabe accroupi sur une tombe avec une flamme dans la main, la dormeuse du Cauchemar de Johann Heinrich Füssli, la Femme en blanc de Gabriel von Max dans son suaire. Des symbolistes, essentiellement. Pour les hommes, des corps du Radeau de la « Méduse », des choses plutôt horribles. Au contraire, pour les enfants, des crayonnés de Raphaël très positifs, des angelots. Et pour les gosses de son âge, des anges de Gustave Doré, des gravures. Toute la Divine Comédie bat des ailes là-dedans.
J’ai testé son travail, parce que je teste toutes les applis de tous mes élèves. Je me suis promenée dix minutes avec ça. Dès que le GPS matchait avec la localisation d’un fait divers, un spectre s’élevait à côté de moi au format silhouette transparente. En surimpression, on lisait le nom, le prénom, l’âge, la date du décès, une fiche nécrologique plus ou moins complète. Je me souviens aussi de l’accompagnement musical, la Suite de la nuit d’Edith de Chizy, des chœurs d’enfants. A très faible volume. D’habitude, les adolescents mettent la musique à fond.
Les spectres commençaient par monter, ensuite ils s’effaçaient. Un flou d’éloignement très travaillé. L’effet était très réaliste, et en même temps très poétique. Ce n’était pas tapageur, mais c’était carrément saisissant. Je me suis promenée dix minutes avec ça et je vous assure que ça montait autour de moi comme des bulles dans un Jacuzzi. Je me suis rendu compte à quel point des gens sont morts partout, mais partout ! Je me suis rendu compte à quel point on marche en permanence sur des os. Dans la poussière jusqu’aux chevilles.
L’appli de Lou était un peu premier degré mais très bien conçue. Il y avait un univers personnel, vraiment. Mais le pire, c’était le logiciel de morphing. Si la nécro contenait une photo, le morphing donnait au spectre le visage du mort. Bon sang, j’ai vu mon ancienne boulangère me sourire.
Enemy Isinme : Le Docteur Folamour
[Monde-diplomatique.fr, 17/04/2036]
M. et Mme Tellegen ont été déboutés de trois plaintes sur huit. L’arrêt mentionne qu’« il n’a pas été fait droit à leur demande en réparation incluant le remboursement du traitement génétique et les frais d’éducation de Louis 1 & 2 Tellegen de leur naissance à leur décès ».
Ma vérité (extrait)
[Interview d’Olive Thomas]
Non, je n’ai pas du tout percuté sur le titre qu’il a donné à son appli. De toute façon, les gosses adorent les titres anglophones auxquels ils ne comprennent rien. Moi, la seule chose que je vérifie, c’est qu’il n’y a pas de TI. Des « termes impropres ». Est-ce que enemy est un terme impropre ? Je ne crois pas. Isinme non plus.
Enemy Isinme : Le Chagrin et la Pitié
[Monde-diplomatique.fr, 02/05/2036]
Au terme d’une négociation, M. et Mme Tellegen ont obtenu un compromis « incluant la prise en charge d’une troisième gestation sur le même code génétique » contre l’abandon du pourvoi.
La société GenCod a annoncé hier soir son intention de se retourner contre Mme Thomas, enseignante au collège Le Douarin.
Ma vérité (extrait)
[Interview d’Olive Thomas]
Ça me hante, vous savez. Je l’imagine tout seul dans la nuit, dans la rue. Je le vois avec sa puce pleine d’anges sous la peau. Un gosse de 13 ans en train de marcher au milieu d’une nuée de fantômes dont l’un est lui. Vous imaginez ça ? Vous vous imaginez, n’osant même plus rentrer chez vous parce que vous vous attendez vous-même au bas de l’immeuble ? Mort, souriant, les ailes grandes ouvertes ? A côté, les roues d’un tramway, qu’est-ce que c’est ?
Catherine Dufour
4 réactions
1 De Jim - 12/10/2013, 17:33
Salut les attardés ^^,
Gilles et moi croisions nos avis (qui divergent … et c’est énorme…) sur le forum de Culture-SF et il me semble approprié, et bien pratique, de poursuivre la discussion ici, avec le texte au-dessus.
Je disais, grosso modo, que si les thèmes de la nouvelle m’intéressaient, leur traitement ne m’avait guère convaincu ; puis Gilles dit : « la nouvelle me plaît beaucoup, le cadre de l'école, un thème classique du Fantastique, et un élément science-fictif qui sera bientôt une réalité. Quand à la construction de la nouvelle avec des rapports et des interviews intercalés, je la trouve vachement bien fichue et en adéquation avec son support. »
Alors, pour préciser mes réserves :
_ Le cadre de l’école, dans les fictions courtes, me plaît rarement car je le trouve souvent trop restreint.
C’est encore le cas ici. Ça permet d’introduire le sujet de la réalité augmentée de façon assez didactique (mais non sans humour, une qualité réputé chez l’auteur) mais l’histoire ne me paraît décoller que quand on en sort et que le récit se connecte sur le drame familial.
Bref, l’école (ou la voix de l’institutrice), encadre le texte, en lui donnant introduction et conclusion, mais le cœur du récit bat en dehors. Du coup, je me suis demandé : ce cadre-là était-il vraiment nécessaire ?
_ L’entremêlement des rapports/interviews/etc est effectivement en adéquation avec le support.
Mais ça ne m’a pas frappé, car que j’ai sans doute déjà lu trop de nouvelles usant d’un procédé similaire.
_ Pleins de détails stylistiques me gênent :
Les mentions "inaudible" autant elles font sens dans l’enregistrement de la conversation en voiture, autant je suis perplexe sur leur présence dans l’enregistrement du tribunal.
« Le Docteur Folamour » « Le Chagrin et la Pitié » >> ce sous-titrage cinéphile, qui me rappelle la mécanique des Guignols de l’info, est-elle une taquinerie envers Le Monde ? Dans le doute, j’ai trouvé ça plus ornemental qu’autre chose…
« Ça me hante, vous savez. », en ouverture du dernier paragraphe >> filer la métaphore, je veux bien ; mais là je trouve que ça devient grossier.
Il y a des éléments que j’ai aimés dans cette nouvelle : l’idée de cette application de réalité augmentée, certains passages tels que ce final que je trouve très beau : « Je l’imagine tout seul dans la nuit, dans la rue. Je le vois avec sa puce pleine d’anges sous la peau. Un gosse de 13 ans en train de marcher au milieu d’une nuée de fantômes dont l’un est lui. Vous imaginez ça ? Vous vous imaginez, n’osant même plus rentrer chez vous parce que vous vous attendez vous-même au bas de l’immeuble ? Mort, souriant, les ailes grandes ouvertes ? »
Mais Il me semble que plus une nouvelle est courte, plus elle se doit d’être finement ciselée, car le moindre défaut se voit d’autant plus.
Là, il y a plein de rayures sur votre diamant, Madame Dufour : j’achète pas ! ;-)
PS : dans un récent hors-série du même journal, une nouvelle de Jean-Claude Dunyach traitait également de réalité augmentée ET se situait dans un cadre scolaire : c’est dans le cahiers des charges ou bien ? ^^
2 De Gilles - 17/10/2013, 21:45
Salut Jim !
Et merci de passer par là !
Le cadre de l'école ne me semble pas souvent abordé en science-fiction ce qui semble te donner raison sur le fait que c'est un cadre trop restreint pour développer des évolutions envisageables des sciences, des techniques ou des technologies comme par exemple ici la réalité augmentée.
Si je me rappelle un sujet ouvert sur le forum de Culture SF intitulé l'Enseignement dans la SF, les réponses m'ont semblé plutôt maigres car l'école n'était jamais clairement au cœur de l'histoire des œuvres citées.
Mis à part celles-ci :
Ce qui ne fait pas bésef. Tu as peut-être des nouvelles en tête. Rien ne me vient. Le choix du cours d'art plastique est très bien, je ne comprends pas que celui-ci te paraisse sous-exploité, l'école comme lieu d'expérimentation ça me plaît bien, puis elle est optimiste Mme Dufour, elle croit que l'art, toussa toussa, ça a de l'avenir, que ce sera enseigné encore à l'école dans le future, même que l'école intégrera les nouvelles technologies, qu'un des seuls cours qui est encore un espace d'à peu près liberté et d'imagination sera maintenu, quand bien même celui-ci n'ouvrirait pas sur des filières rentables sur le marché du travail. Pour une fois qu'elle fait une nouvelle optimiste d-:
Pour les détails stylistiques, je trouve que tu n'as pas tort, et tu mets des choses en perspective qui m'étaient passé carrément au dessus de la tête à la première lecture. C'est pas faute de savoir, à l'image des titres de la presse, qu'elle disperse malicieusement dans ses œuvres des références et des clins d’œil.
PS : Et elle est bien cette nouvelle de Jean-Claude Dunyach.?
(JC Dunyach est l'auteur de deux des plus belles nouvelles que j'ai lu de ma vie : Déchiffrer la trame, et Détails de l’exposition)
3 De Jim - 21/10/2013, 13:38
J’y réfléchissais avant de relire le fil que tu évoquais et c’est en effet à cet écueil que je me heurtais :-(
Peut-être Panique à l’université (The Big U) de Neal Stephenson ?
Extrait de la 4ème de couverture :
"La Mégaversité américaine. Un conglomérat dément de tours d'habitation, ascenseurs toujours bondés, couloirs hideux, amphis high-tech, sous-sols et autres entresols infestés de rats mutants. Un cauchemar architectural, construit au centre d'un nœud autoroutier, dans lequel cohabitent quarante-deux mille étudiants et leurs professeurs névrosés. Au sein de cette populace divisée en clans, fraternités, groupuscules (parfois armés) et autres clubs de jeux de rôles, s'agitent un clochard philosophe, une lesbienne à la gâchette facile, un pirate informatique surdoué... Sans oublier des dératiseurs issus de divers pays de l'Est, dont la Crotobaltislavonie. Ne reste plus qu'à ajouter des quantités impressionnantes d'hormones sexuelles, de polluants et de stupéfiants. Voilà, c'est prêt !"
Ce qui me paraît limité, dans ce cas, c’est le point de vue : celui d’une (seule) enseignante.
Et d’aucun « apprenant ».
J’ai bien aimé.
(Certainement pas aussi forte que celles que tu cites, mais bien peu le sont…)
Quand j’y repense, elle est complémentaire de la nouvelle de Dufour, en prenant une direction opposée : il s’agit pour des très jeunes enfants d’apprendre à se passer d’une réalité augmentée qui fait déjà partie intégrante leur quotidien.
4 De Gilles - 27/10/2013, 17:51
Voici donc les 5 pages de la nouvelle Le serpent dans les feuilles de Jean-Claude Dunyach parue dans le hors-série du Monde de février-avril 2013 (Futur - les avancées technologiques - 2025,2050,2100).