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Le fleuve des géants

La toute première séquence, mettant en scène un Kirk Douglas guilleret, sautillant çà et là avant de tomber lamentablement par terre pour ensuite recevoir quelques torgnoles de la part de son futur meilleur ami, ne met pas franchement en confiance. Mais la voix off qui annonce une petite histoire de la glorieuse et héroïque conquête de l'Ouest ("Cette histoire est celle des premiers hommes qui explorèrent en bateau le cours du haut Missouri. Partis de Saint Louis, ils parcoururent plus de 3 000 kilomètres en territoire indien hostile et ouvrirent ainsi le passage vers le grand Nord-Ouest") et cette gestuelle exagérée qu'on aurait pu interpréter comme étant issue des codes mal dégrossis du cinéma muet sont à prendre au même titre que les premiers instants de La Piste des géants de Raoul Walsh. Il ne s'agit que de la mise en place de la charpente du film consacré à un très long périple, une série de péripéties non pas autosuffisantes mais tournées vers la description d'un mode de vie, un long voyage non pas en caravanes mais à bord d'un bateau.

Très peu de balades à dos de cheval dans La Captive aux yeux clairs, et si la présence d'Indiens est très marquée, il n'y a pas vraiment de place pour la figure traditionnelle du cowboy, telle qu'elle était décrite quatre ans plus tôt par le même Howard Hawks dans Red River. Pas de paternité spirituelle, pas de cavalier solitaire bourru mais bienfaiteur comme John Wayne dans La Prisonnière du désert, pas de ton grave dans la description des rapports quasi-familiaux ici. The Big Sky (oui oui, c'est le titre original), c'est avant tout un road trip le long d'une grande rivière, une immersion dans la vie d'un petit groupe de trappeurs et une histoire d'amitié contrastée. Un western fluvial, donc, un film d'aventures qui n'échappe pas à la vision classique de la conquête de territoires aussi reculés que dangereux, mais avec suffisamment de nuances dans les portraits et de respect dans les descriptions pour rendre l'expérience fort attrayante. Si l'on omet la vaine tentative linguistique au niveau des trappeurs français (en résumé, on comprend mieux quand ils parlent anglais), la peinture des différents microcosmes et des communautés bigarrées est globalement réussie.

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La lenteur du voyage imposé par les flots du Missouri se savoure avec plaisir et permet d'apprécier la nature environnante au même titre que les tranches de vie de cette équipée sauvage, partagée entre bonne humeur et mélancolie. On n'est pas loin de la contemplation. Les dangers sont bien sûr omniprésents mais les moments de violence pure sont au final relativement rares : en témoigne cette scène au cours de laquelle Kirk Douglas se fait amputer l'annulaire, à grand renfort de whisky sur la peau et dans les veines, avant de ramper et tituber autour d'un feu de camp à la recherche du doigt perdu. C'est l'un des nombreux hommages à la culture indienne (un homme doit être enterré avec toutes ses parties, scalps et doigts y compris, pour trouver le repos éternel) que Hawks distillera durant deux heures, rejoignant en ce sens d'autres westerns respectueux de ce que le genre avait contribué à caricaturer en une masse informe de sauvages, sans pour autant tomber dans une forme d'idéalisation naïve. Un peu comme dans La Flèche brisée, cette perspective tout en nuances, alors nouvelle, ne se boude pas. Le parallèle qui est fait entre les chants et danses des deux communautés, moments d'allégresse partagée chez les Blancs au début dans un saloon et chez les Indiens à la fin au milieu de leur camp, fait chaud au cœur. Les deux tribus indiennes présentes dans le film, les gentils Pieds-Noirs et les méchants Crows, forment une opposition un brin caricaturale (comme certaines autres traits et clichés) et programmatique mais apportent les contrepoints nécessaires à la formation d'un certain équilibre, aussi fragile soit-il (on est en 1952, ne l'oublions pas).

La nuance se retrouve également dans le traitement de la langue et des complications qui émanent de la multiplicité des communautés : que ce soit du côté anglais, français, ou indien, aucune culture n'est dénigrée et les problèmes de communications sont bien soulignés. Tous les personnages ne sont pas des traducteurs omniscients en puissance, les Indiens s'expriment dans leurs langues, et seuls quelques-uns sont capables d'interpréter le langage des autres. Cela leur confère d'ailleurs une certaine supériorité morale, à l'instar du personnage de Zeb Calloway, vieux trappeur aguerri dont la connaissance de la culture indienne lui vaudra la déconsidération de la plupart de ses semblables bas du front. Dommage que la sous-intrigue portée par Dewey Martin, le compagnon de Kirk Douglas, soit relativement fade dans l'évolution de l'état d'esprit qu'elle dépeint. Le passage de la haine à l'amour de l'indien (et indienne) n'est pas solidement structuré et il y a de quoi rire dans cette progression intellectuelle un peu forcée — On rit pour des raisons différentes mais aussi fortement que lorsque Teal Eye avoue à Kirk Douglas qu'elle l'aime… comme un frère. Mais peu importe. Le caractère globalement anti-spectaculaire du périple s'apprécie sans minauderie, tout comme la dimension presque sociologique (le terme documentaire serait un peu osé) de l'aventure qui parvient à faire exister tous ces petits groupes d'hommes, indiens, colons, trappeurs, rebelles, bien au-delà de leurs individualités parfois baroques et des conflits extérieurs traditionnels du genre.

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