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"All the good movies have been made."

Pour son premier film réalisé sous le patronage de Roger Corman, on peut dire que Peter Bogdanovich avait su tirer pleinement profit du réseau de contraintes qu'on lui avait imposées. Le jeune critique ciné de 29 ans se lance dans une production dont il ne maîtrise pas grand-chose et pourtant il parviendra à extraire de la situation quelque chose de vraiment singulier, le genre de friandise dont beaucoup de cinéphiles sauront se délecter. Corman impose un budget minable, il impose aussi la présence de Boris Karloff (dans un de ses derniers grands rôles) qui lui devait encore quelques films d'un point de vue contractuel, et voilà Bogdanovich lancé dans un machin qui sentait bon le piège casse-gueule. Pourtant, en dépit de toutes ses maladresses et de toutes ses limitations, Targets reste un film très attachant.

Déjà, il faut reconnaître au tout jeune réalisateur un certain talent pour avoir su mêler avec une adresse rare chez les débutants les deux fils narratifs : d'un côté un Américain moyen qui se met à tuer un bout de sa famille puis à trucider une pelletée d'inconnus avec son sniper fraîchement acheté, et d'un autre côté un acteur de cinéma horrifique de série Z vestige d'un art passé qui décide de prendre sa retraite anticipée. Les deux récits filent tout droit vers leur climax mutuel, au cours d'une de ces séquences de cinéma en voiture et en plein air typiquement américaines.

C'est le comportement de Karloff (aka Byron Orlok dans le film) qui met la puce à l'oreille, quand on se questionne sur ses raisons pour prendre une telle retraite anticipée — un acteur désillusionné qui semble écœuré par la violence quotidienne de la vie réelle en regard de la violence sur pellicule. Il se fait très vite le porteur du message du film, et en ce sens Bogdanovich lui fait un très beau cadeau, un an avant sa mort, sur les braises de l'assassinat de Martin Luther King et avec celui de Kennedy flottant encore dans l'air.

Un film vraiment bizarre, avec deux intrigues qui se commentent l'une l'autre, de même que la réalité et la fiction, et l'ensemble accouche d'une réflexion bizarre et étonnante sur l'évolution de la violence dans la société américaine, à la fois troublante et prémonitoire. Des mises en abyme en pagaille qui font écho à la tuerie perpétrée par Charles Whitman dans les années 1960, dans un maelström bigarré d'émotions — le final, bien que maladroit, provoque des sentiments surprenants, avec ce tueur fou paniquant à la vue d'un personnage de fiction horrifique qui surgit dans la vraie vie.

Un film bizarre jusque dans ses sursauts comiques, notamment au terme de la séquence réunissant Bogdanovich lui-même ("all the good movies have been made") et Karloff dans une chambre d'hôtel, avec dans un premier temps le réalisateur-acteur sursautant au réveil en voyant son acteur dans son lit, et dans un second temps l'acteur sursautant à la vue de son image dans un miroir (une blague inventée par Karloff paraît-il). Il y a bien quelques longueurs dans pas mal de scènes, mais toutes les singularités du film permettent d'alléger le tout. La description froide de la mort en Amérique, de la vie de plusieurs métiers de cinéma, de deux prises de libertés (retraite et tuerie de masse) très antagonistes, et tout particulièrement la configuration finale avec le tireur qui tire syr des spectateurs à travers l'écran même de projection. La transition observée à travers l'apparition de nouveaux monstres de l'autre côté de l'écran, comme s'ils l'avaient traversé, est en tous cas troublante.

img1.jpg, juin 2022 img2.jpg, juin 2022 img3.jpg, juin 2022 img4.jpg, juin 2022