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Anachronismes près de la foule déchaînée

En l'an de grâce 1970 comme en 2019, l'anachronisme constitutif d'un film comme La Fille de Ryan pourrait constituer un obstacle majeur sur le chemin de l'appréciation — qualitative, j'entends : l'échec critique qu'il rencontra, et qui mit David Lean au ban pendant 14 ans avant une ultime excursion cinématographique, parle de lui-même. À l'époque de l'émergence du Nouvel Hollywood de l'autre côté de l'Atlantique, un an après Easy Rider et La Horde sauvage, David Lean s'embarque dans la réalisation d'une grande fresque romantique et historique à la Autant en emporte le vent, sur plus de trois heures et comportant des séquences d'ouverture et d'intermission dignes des fastueuses productions des années 40 et 50. On pourrait même déceler une parenté avec le cinéma muet dans la façon dont Rose déambule sur les bords de mer avec son ombrelle. La composante historique, bien qu'omniprésente en toile de fond, reste très clairement reléguée au second plan, loin du panarabisme qui animait Lawrence d'Arabie et des massacres russes rythmant Le Docteur Jivago : le point focal, esthétique et thématique, se fait ici sur une forme de romantisme lyrique incroyablement atemporel, renvoyant plutôt aux préoccupations d'un mélodrame classique des année 30. Ce sentiment anachronique se poursuit jusque dans les détails de mise en scène, à l'image de la séquence où Rosy Ryan et le major Randolph Doryan se retrouvent dans une forêt luxuriante pour une scène d'amour incroyablement longue et (délicieusement) surannée.

En regard de ces considérations, les conventions du mélodrame américain tourné en studio sont quant à elles gardées à bonne distance très rapidement : on est d'emblée projeté dans le microcosme de ce petit village côtier irlandais (spécialement construit pour le film selon les exigences maniaques de Lean, et rappelant le village de Qu'elle était verte ma vallée), avec ses panoramas incroyables qui allient des plages de sable blanc à une atmosphère vaporeuse, caractéristiques de l'archipel des îles Britanniques. On se croirait sur Lewis and Harris, dans les Hébrides extérieures au large de l'Écosse : la grisaille de la brume souligne la profondeur et l'intensité de l'ocre des bords de mer et du vert des herbes grasses. Au sein de ce cadre incroyablement photogénique s'insère une autre forme d'anachronisme, en filmant la côte irlandaise en pleine tempête, frappée par d'immenses vagues et balayée par les vents, avec une intensité et une audace faisant écho aux côtes d'une île du Finistère que Jean Epstein avait choisie pour raconter le quotidien des goémoniers dans Finis Terrae. Cette façon de capter une menace dans l'agitation de la mer au cours d'une opération de sauvetage, renforcée par les variations lumineuses du ciel, est un moment pictural incroyable. La férocité des conditions climatiques est on ne peut plus palpable.

C'est dans cet écrin de choix que prend forme l'histoire de ce petit village, au cours de la Première Guerre mondiale et aux prémices de la guerre d'indépendance irlandaise. Le temps long de l'histoire globale se mêle discrètement et agréablement aux différents temps courts des histoires particulières. Le personnage de Rose Ryan interprétée par Sarah Miles n'est pas sans rappeler celui de Julie Christie dans Loin de la foule déchaînée (1967) de John Schlesinger, dans leurs expérimentations sentimentales et dans leurs tentatives d'émancipation (amoureuse, entre autres) au sein d'un environnement relativement hostile. De nombreux personnages n'existent pas vraiment au-delà de leur fonction (à l'instar du prêtre ou de l'indépendantiste), mais ils participent à un tableau d'ensemble intéressant. D'abord attirée par la figure rassurante de l'instituteur avec qui elle se mariera, agrémenté d'une nuit de noce un peu particulière, elle subira de plein fouet un mouvement de désir charnel en sens opposé. À partir des premiers moments de doute s'installera un va-et-vient constant entre ces deux pôles, incarnés par Robert Mitchum (l'instituteur) et Christopher Jones (le major anglais). Dans cette phase, La Fille de Ryan se laisse aller à des séquences d'errance empreinte de rêverie, à l'image de cette scène où Mitchum erre sur la plage avec sa classe et contemple, impuissant, les fantômes des amants suscités par quelques traces de pas sur le sable.

Puis vient le temps de la dure réalité, qui anéantira toutes ces belles promesses oniriques. La dernière demi-heure du film, d'une grande brutalité à travers les thèmes du lynchage, du suicide et de l'exil, cristallise des divergences, des antagonismes et des conflits qui étaient restés relativement sous-jacents jusqu'alors. Dans les derniers regards que s'échangent Rose et Michael (l'idiot du village, au sens propre) au moment de se dire adieu, on reçoit en pleine face l'expression de ce dont ils ont souffert durant tout le film : au-delà de leurs différences aussi évidentes qu'innombrables, ce sont des parias, des marginaux, des monstres, des déviants. Lui, évidemment, aura subi les châtiments du village tout entier à cause de son handicap physique et mental. Elle, de manière plus progressive et détournée, se verra conspuée par une foule haineuse et édentée à cause de ses mœurs jugées immorales. Le personnage du major s'ajoute également à ces portraits de solitaires malgré eux, soldat de l'armée britannique envoyé en terre irlandaise inhospitalière et hanté par des traumatismes de guerre. Ces exclus éternels de la communauté, de par leurs différences qui ne seront jamais acceptées, participent à un autre paysage, beaucoup moins charmant et bucolique que celui des côtes irlandaises, d'une saisissante cruauté.

ombrelle.jpg, nov. 2019 mer.jpg, nov. 2019 navire.jpg, nov. 2019 reve.jpg, nov. 2019