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Le Droit du plus fort

Le savoir-faire de Sidney Lumet, en termes de puissance du montage, de narration millimétrée et d'enjeux détournés, est une sucrerie dont je ne me lasserai, je pense, jamais. De ce qui se présente initialement comme une banale histoire de procès tranché, avec vraies victimes et vrais méchants, Le Verdict dérive lentement mais sûrement vers quelque chose de beaucoup moins manichéen et parvient à tisser des liens vers des thématiques, des questionnements, voire des affirmations qu'on n'aurait absolument pas pressentis de prime abord.

Le thème de l'injustice est un pan monumental dans l'œuvre de Lumet (12 Hommes en colère, La Colline des hommes perdus, Serpico, pour ne citer qu'eux), et on le retrouve ici côte à côte avec celui, très hollywoodien, de l'homme seul, déchu, face à un adversaire puissant et redoutablement bien organisé. Adversaire qui prend la forme d'une institution (comme souvent chez Lumet, que ce soit la justice comme ici, l'armée ou la police), en mesure de manipuler très efficacement l'opinion publique et orienter l'issue d'un procès. C'est donc à travers la figure de l'anti-héros qu'incarne Paul Newman (excellent, vraiment, du même niveau que son rôle dans Luke la main froide, dans un registre bien différent) que cette structure colossale s'ébranlera et c'est à travers des sentiers détournés que pourra rejaillir la justice des hommes.

D'un point de vue technique, on sent très vite que Sidney Lumet n'est pas né de la dernière pluie et opère depuis presque trente ans. La mise en scène est d'une efficacité redoutable tout en se faisant particulièrement discrète : elle n'impose pas ses mouvements de caméra ni son découpage de l'action, elle nous laisse délicatement les savourer. La direction d'acteur est ainsi mise en avant, et c'est du boulot de pro, je ne vois pas comment le dire autrement. Il y a un sens du détail succulent pour peu qu'on y soit réceptif, dans la façon qu'a la caméra de saisir un changement de cap comme dans le travail d'interprétation (jusque dans les seconds rôles) et dans l'écriture du scénario. Dans certains recoins du scénario tout du moins, car comme souvent chez Lumet, on retrouve une certaine propension à simplifier les conflits et les parties de part et d'autre (les plaignants sont blancs comme neige, les avocats de la partie adverses sont vérolés jusqu'à l'os). Le Verdict évite cependant un manichéisme direct, heureusement, puisque le protagoniste est décrit dans un premier temps comme un homme pas vraiment avenant, tapant l'incruste dans différentes cérémonies d'enterrement pour trouver des clients de manière assez peu honorable.

Certes, donc, le film manque parfois de singularité, voire d'ambiguïté chez certains personnages, mais l'ensemble s'exécute plutôt adroitement. La société américaine est dépeinte de manière très violente, notamment dans la description des rapports de force entre les êtres humains lambda et les bras armés des différentes institutions (hôpital, justice, église). Ce qui est frappant durant ce procès, c'est que les différentes parties ne se demandent plus si telle chose (un fait, une déclaration, une erreur) est vraie ou non car elles ne l'analysent qu'à travers la perspective de leur propre intérêt. La question de l’ecclésiastique à son lobbyiste est à ce titre marquante, tant elle paraît déplacée du point de vue de l'intéressé (en substance, pourquoi se soucier de la véracité d’un élément du dossier tant qu’il est à notre avantage ?). Même le personnage interprété par Paul Newman n’est pas fondamentalement altruiste, puisqu’il s’investit dans cette affaire par pur intérêt personnel. Ses choix en termes de plaidoirie sont orientés par son propre profit avant qu’une lueur de conscience n’émerge — de manière un peu trop éloquente lors du dernier discours. La conviction, semble-t-il, n’a rien d’innée : elle se travaille, elle se construit.

Au final, c’est bien dans la décision des différents membres du jury que se trouve l’éclair d’humanité, la vérité selon Lumet, et non pas dans l’institution de la justice. Le droit n’est au final qu’une arme dont les puissants peuvent s’emparer à travers leurs avocats et leur connaissance précise de son exécution, à grand renfort d’alinéas interminables et parfois éloignés de la réalité. Lumet dépeint le droit américain dans toutes ses faiblesses, englué dans tant de basses manœuvres et dans un bouillon de corruption infâme. Il fournit de la sorte les bâtons de dynamite pour faire exploser une institution.

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