Les Éternels donne l'impression que Jia Zhangke a tiré les bonnes leçons de Au-delà des montagnes, son film précédent réalisé 3 ans plus tôt. On pourra trouver une certaine redondance dans le thème et dans le style (qu'on qualifiera d'intentionnelle et constitutive de son œuvre si l'on y adhère), mais il paraît difficile de ne pas constater une sorte de maturation, et ainsi voir dans l'œuvre de 2018 la consécration du "brouillon" de 2015. Là où ce dernier s'étalait sur plusieurs décades, faisait preuve d'un sens esthétique parfois douteux, et empêchait toute immersion dans le récit pur à cause d'une allégorie un peu trop lourdement amenée, le nouveau cru synthétise à nouveau la même fragrance mais semble en sublimer chacune de ces composantes. C'est donc reparti pour un récit en trois temps, cette fois-ci resserré sur 15 ans, armé d'une trame narrative solide et auto-suffisante, et orné d'une métaphore sur l'état actuel de son pays — une constante chez Jia au moins depuis A Touch of Sin, qui s'établissait déjà comme un pamphlet noir et national sur l'aliénation et la violence latente.
Une chose reste bien ancrée dans la mémoire, avec le recul : la relation complexe et contrastée entre Liao Fan et Zhao Tao, d'une beauté franchement saisissante par moments.
Impossible de résister à une double lecture permanente, dégageant sans cesse des perspectives extra-diégétiques :
- Temps 1. Qiao et Bin forment un couple sûr dans le paysage du jianghu (une société parallèle à la société traditionnelle, assimilable à la pègre ici). Une rixe impromptue précipitera les deux en prison.
- Temps 2. À sa sortie de prison, Qiao (à qui Bin n'a jamais pris la peine de rendre visite, alors qu'elle a en quelque sorte payé pour le protéger, en sortant son arme) semble à la croisée des chemins, hagarde, et commence à suivre le premier illuminé sur sa route avant de s'en détourner. Les déconvenues s'enchaînent. La pègre a disparu, les affaires tournent désormais dans la légalité du capitalisme.
- Temps 3. Qiao et Bin se retrouvent, estropiés physiquement ou sentimentalement. Les affaires semblent reprendre... jusqu'à ce que Bin retrouve sa mobilité et s'échappe sans daigner formuler un au revoir.
Il est question de la Chine, bien sûr. "Bientôt, tout ceci ne sera que ruines sous l’eau", dira un guide à propos d’un village situé près du barrage des Trois Gorges. On retrouve condensé dans cette séquence (une parmi de nombreuses autres) le formalisme du cinéaste, cette poésie métaphorique contenant un message historico-sociologique. Le film comporte quelques passages très marquants sur le même thème, émouvants même pour ceux qui sauront s'y abandonner : la présentation introductive tout en détours de la relation qui unit les deux protagonistes, la première fois que Bin apprend à Qiao à manier une arme à feu, ou encore l'épisode de la voiture attaquée par les jeunes à moto.
Les ellipses provoquent parfois un certain vertige, maîtrisé, en dépit de leur fluidité (ce qui n'était pas le cas dans Au-delà des montagnes, puisqu'elles occasionnaient un changement de style narratif et formel radical, presque tape-à-l'œil). Des ruptures d'échelle qui alimentent une mutation continue du récit, suscitant des échos légers mais bien présents. Autant de sursauts dans la trajectoire mouvementée de l'héroïne, soumise aux aléas de l'Histoire. Les sacrifices qu'elle s'impose confèrent au film une tonalité mélodramatique que je n'avais jusqu'alors jamais ressentie comme telle. Le malaise émotionnel concernant les deux amants restera le fil rouge du film, nous laissant dans la brume d'une incertitude et d'une désillusion toutes deux magnifiques.
N.B. : À noter, pour les plus cyniques d'entre nous, les différences graphiques entre les affiches des différents pays.
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