mythologies_alpines_collectif_damilano_2012.jpg, mai 2023

Quarante passionnés au pedigree éclectique - des alpinistes, des guides, des journalistes, des chercheurs, des écrivains - ont été invités pour élaborer leur critique des mythologies alpines. Ces courts textes de deux à quatre pages maximum, pas tous de la même plume, forment un recueil inégal mais réussi. Les rétrospectives historiques (le mythe alpinistique de Jean Corneloup, une courte histoire de l'Alpe homicide de Claude Gardien, la solidarité alpine de Michel Raspaud) jouxtent d'autres textes aux perspectives originales.

Si je pioche parmi les textes les plus marquants, 8000 aurait une place élevée dans mon palmarès. Bernard Amy, chercheur en sciences cognitives et écrivain, y interroge brillamment la symbolique de ce seuil des huit mille mètres.

Le fait de fonder une mythologie sur une altitude pose cependant quelques problèmes liés aux incertitudes de la mesure des dénivelés. Les physiciens le savent : toute mesure est entachée d'erreur. Pour être sérieux, une indication d'altitude devrait être suivie d'une estimation de la marge d'erreur. Ce n'est pas le cas des cartes réalisées par les alpinistes. Et puis les altitudes ne sont pas figées une fois pour toutes. Le niveau de référence, celui de la mer, est, dit-on, appelé à s'élever sans que le sommet des montagnes suive pour autant ce mouvement ascensionnel. Par ailleurs, la tectonique des plaques terrestres continue de pousser les cimes un peu plus vers le ciel, tandis que l'érosion les abaisse.

On pourra prolonger ce texte avec L'altitude de Pierre Olivier Dupuy qui se penche sur les maux et la pharmacologie des alpinistes qui ne peut être la Panacée. Dans Le haut et le bas, le pur et l'impur, Erik Decamp défait les fadaises de la montagne pure qui élève l'âme. Le saut est vite fait de porter aux nues les alpinistes dont les aspirations élevées flairent parfois l'alibi spirituel. L'auteur conclue sa critique ainsi :

Le haut est connoté positivement, le bas négativement ; le bon est en haut, le mauvais en bas ; le beau est en haut, le laid en bas ; l'élite est en haut, la masse en bas. On parle de hautes pensées et de basses besognes, de haut du panier et de bas de gamme. La perception de la montagne est enlisée dans cette association d'idées, qui contamine l'opinion que les alpinistes se font d'eux-mêmes. Qu'ils y mettent ce qu'il faut de complaisance, et le haut devient le supérieur, le bas l'inférieur. La connivence sémantique avec la supériorité d'un groupe humain n'est pas loin.

Dans cette voie, les portraits de grands alpinistes qui jalonnent le recueil sont loin d'être glorifiants et cherchent davantage à retrouver l'homme derrière le mythe. A ce titre, le cas Maurice Herzog - légende contestée - est traitée à sa juste mesure dans le texte de Benoît Heimermann intitulé l'Annapurna. L'incontournable Desmaison est raconté fabuleusement par Antoine Chandelier puis contrebalancé avec une certaine malice dans Moi, Simone D., femme de mythe de Patricia Jolly. D'autres de ces célèbres et incontournables alpinistes Messner, Rébuffat, Berhault, Edlinger et j'en passe, tiennent une place de choix dans le livre.

D'autres auteurs creusent un sillon plus personnel. Dominique Potard raconte son ascension tendue lors de la première solitaire du pilier Boccalatte sous l'influence du mythe Berhault (Beau oui comme Berhault). Ou encore, la tentative d'ascension par Michel Paccalet d'une voie mythique baptisée Une sale affaire de sexe et de crime dont l'intérêt disparaît peu à peu, pour tomber bientôt dans l'oubli, à la vitesse des glaciers qui se rétractent et des nouvelles longueurs encore plus lisses qui apparaissent en dessous de l'attaque originelle.

Surplombant la mer de Glace, une voie très dure, dénuée de prises, nous défiait tant l'adhérence et l'équilibre y semblaient aléatoire. Sa cotation extrême (ABO/7A/270m) impressionnait. Son nom sonnait, obscur et mystérieux comme une nouvelle d'Edgar Allan Poe : Une sale affaire de sexe et de crime. L'imaginaire des grimpeurs forgea vite la mythologie de cet itinéraire. (...) David Chambre et Jibé Tribout l'ont réalisée à vue en 1984, un exploit stupéfiant jamais réédité. Astucieux et déterminés, ils avaient enduit la gomme de leurs chaussons de résine d'épicéa. (...) L'histoire est mythique aussi à cause de cette fameuse ruse.

Enfin je note que les figures de style sont bien représentées reflétant l'envie littéraire de leur auteur. Une personnification : Le Petit Dru de Walter Bonatti d'Eliane Patriarca qui donne la parole à ce monolithe écorché. Une prosopopée : Christophe Raylat imagine une interview de Tintin, âgé de ses 95 ans à Moulinsart, pour évoquer avec lui son aventure au Tibet en quête de Tchang son ami disparu. Deux synecdoques : le piolet de Sylvain Jouty et l'écheveau de la passerelle de Pierre-Yves Chays. Ses brins de tissus et de sangles usées restés accrochés après avoir servis pour les rappels des skieurs et des alpinistes (en l'occurrence les rappels en fil d'araignée depuis la passerelle de l'Aiguille du Midi) témoignent à leur façon de l'alpinisme. Ou encore un acrostiche à partir du nom de la fleur mythique l'edelweiss par Virginie Rajaud-Allanau.

Ce recueil concocté par François Damilano, éditeur de cette petite maison JMEditions à qui on doit cette collection « les petits livres jaunes », se picore et offre en quelques textes un panorama captivant de la montagne et de l'alpinisme. Celui-ci a trouvé un prolongement paru l'année dernière (2022) Nouvelles Mythologies Alpines avec 44 nouveaux textes.