Des chevaux et des hommes

Nouvelle étape du marathon Frederick Wiseman : Racetrack, ou l'observation du champ de course de Belmont (état de New York) par la caméra du documentariste américain qui n'est jamais aussi habile et efficace que dans cette configuration d'institution précise ou de lieu fermé. La couleur est abandonnée par rapport à la pellicule du précédent The Store, mais on pourrait imaginer qu'il s'agit en réalité d'un film élaboré à partir de rushes tournés avant ; ou alors, sur un plan plus esthétique, il pourrait s'agir d'un choix artistique délibéré afin d'alléger la crudité de certaines séquences chirurgicales — le noir et blanc atténue grandement le côté forcément crado des tissus sanglants charcutés par le chirurgien vétérinaire méticuleux. Les habitudes sont là, Frederick Wiseman balaie l'ensemble des lieux et des activités en un grand mouvement documentaire, en prenant le soin de fouiller les coulisses et de noter tout ce qui se joue loin de la piste de l'hippodrome.

Racetrack réserve ses premières minutes à l'animal, avec un crescendo intéressant dans l'intervention humaine qui ne suit pas la chronologie des événements : en premier, un poulain qui gambade librement dans un champ ; en second, une jument qui met bas dans un box avec l'aide de deux hommes pour sortir et nettoyer le nouveau-né ; en troisième, la reproduction rigoureusement contrôlée par l'homme de deux chevaux, en ayant pris le soin de nettoyer à la main les organes génitaux des principaux intéressés — séquence particulièrement étrange durant laquelle une personne attend que l'étalon soit en érection avant de lui laver le sexe à grande eau savonneuse. De nombreuses scènes captent des moments du quotidien de l'équidé, le brossage des dents (il faut imaginer la brosse à dents plus proche d'une lime taille XXL), le changement des fers, les entraînements avant le passage aux choses sérieuses relatives à la course équestre.

Ce n'est qu'ensuite que Wiseman braque son regard sur le cheval en tant qu'objet du divertissement humain, à commencer par la structuration des différentes professions. L'hippodrome est une grande ruche dans laquelle s'activent des personnes d'horizons extrêmement différents, ce qui pourrait laisser penser qu'une certaine mixité sociale sous-tend l'ensemble. Mais pas du tout, évidemment, et le docu (comme beaucoup de Wiseman de la période finalement) dessine les contours d'une hiérarchisation du travail très claire, avec les propriétaires blancs fortunés qui organisent les courses, les jockeys latinos qui participent aux courses mais semblent être les assistants des pur-sang, et enfin tous les travailleurs noirs qui nettoient entre autres les boxes remplis de paille souillée.

Finalement, l'adrénaline des courses hippiques n'occupera qu'une part très réduite du film, reléguée à la toute fin, en même temps que Wiseman observe l'écosystème des paris sportifs où se mélangent de nombreux milieux. Racetrack a beau figurer dans la catégorie de ses documentaires bénéficiant d'un montage resserré, le dernier tiers est garni de passages peu stimulants, un long sermon soporifique de l'aumônier de l'hippodrome, un long dîner organisé en l'honneur d'une ancienne gloire nonagénaire pas très adroite dans la formulation de son discours... Mais bon, en marge de ces défauts-là, Wiseman nous gratifie d'une séquence documentaire monumentale : l'opération chirurgicale d'un cheval blessé à la patte, en passant par l'anesthésie (ouch, la maîtrise pour contenir l'animal qui s'effondre), la chirurgie (re-ouch, il en faut de l'énergie et des outils pour passer à travers les tissus et pour visser des plaques métalliques sur les os), et enfin le réveil. Étonnamment passionnant.