Il n'y en a pas deux comme Verhoeven pour tirer dans le tas, pour revêtir les habits de l'ennemi, pour s'immiscer dans les méandres de son univers et le détruire de l'intérieur, pour se livrer à une critique aussi corrosive de la société américaine. De la même façon qu'il me paraît impossible de ne pas percevoir la composante satirique d'un film comme Starship Troopers, il me paraît tout aussi impensable de prendre Showgirls (sorti deux ans plus tôt) au premier degré et d'y voir, tout à fait logiquement dans ces conditions, une abomination à tous les niveaux. Les deux films procèdent pourtant exactement de la même façon, en utilisant et en détournant les codes d'un genre à des fins bien particulières, le premier en direction de la culture belliciste et le second dans celle de la marchandisation du corps féminin. Le résultat est discutable, mais la démarche est parfaitement claire.
Ce n'est évidemment pas une œuvre que l'on peut apprécier pour son réalisme ou pour sa subtilité : on est dans le registre du conte et la subtilité, justement, est à chercher dans l'opération de détournement au cœur des enjeux. Les 13 nominations aux Razzie Awards de 1996 font même penser que la démarche fut trop subtile (un comble), ratée ou mal interprétée par le public d'alors. Pourtant, les caricatures explosent de tous les côtés, dans tous les sens, à tous les niveaux. De la psychologie archétypale des personnages à l'esthétique kitsch et surchargée, comme un vestige de la décennie précédente dont on n'aurait su se séparer, jusqu'au final terriblement symbolique propageant la satire de Las Vegas à Hollywood, tout évolue dans la même direction. Mais sans doute que la satire est plus facilement acceptable et assimilable quand elle traite d'une politique étrangère que lorsqu'elle s'attaque directement à l'être humain sur le territoire national.
J'aurais bien du mal à trouver un équivalent à Showgirls, ne serait-ce que dans la plongée de sa protagoniste dans un monde aussi affreux, suscitant pourtant en elle, paradoxalement, une attirance et un désir aussi forts. L'enfer de la valeur d'échange du corps de la femme dans une industrie parfaitement huilée, où l'arrivisme ne trouve d'équivalent que dans la vulgarité omniprésente : pour dépeindre cet environnement et le parcours d'Elizabeth Berkley, Verhoeven n'y va pas de main morte dans ses coups de pinceau jetés violemment sur la toile, rajoutant à chaque scène une couche d'obscénité supplémentaire... Cet aspect rend pour moi fondamentalement irréconciliables cette vision de l'ascension vers la célébrité et celle de Joseph L. Mankiewicz dans Ève.
Il y a quelque chose de fascinant dans la dépravation entretenue par ce microcosme et dans la violence (physique, intellectuelle, morale) qui jaillit rigoureusement de partout. Le film adopte un rythme très variable, fait d'apaisements épars et d'impulsions brutales d'une agressivité folle, procurant un sentiment d'inconfort viscéral que l'on peut difficilement réprimer. La brutalité, la crudité et la saleté de l'environnement contraste de manière savamment désagréable avec l'enveloppe un peu toc et sucrée que revêt le récit sous forme de conte de fée assaisonné d'une franche nudité.
C'est un tableau vraiment impitoyable de ce versant de la culture américaine, où sexe, argent, marchandisation des corps et ascension sociale et professionnelle sont intimement liés. Tous les personnages qui ne jouent pas ce jeu seront d'ailleurs broyés par le système, si l'on excepte le cas particulier de la protagoniste qui sera parvenue à en épouser les formes (dans une magnifique mise en abyme de la composante satirique et presque mutante du film) pour survivre dans ce monde cruel et dépourvu de morale. Elle qui, dès sa première rencontre avec Las Vegas dans les premières minutes du film, aura eu pour réflexe fondamentalement salvateur de nous vomir à la gueule.
5 réactions
1 De Limdebois - 27/01/2018, 13:05
Mouais, impensable de prendre le film au premier degré, c'est oublier qu'il est en effet sorti avant Starship Parody. Et même pour ce dernier, le premier degré faisait très largement consensus à sa sortie. Je ne le reverrai pas mais j'ai du mal à comprendre cette révision dont est "victime" Paulo ces dernières années. Avant Showgirls, Verhoeven a réalisé le sulfureux et génial Basic Instinct. C'est un thriller tout ce qu'il y a de premier degré avec des fulgurances au second. Pour moi, ça s'est la marque des grands. À savoir arriver à implémenter des ingrédients ironiques dans un film somme toute sérieux et donc au premier degré. La satire douce en quelque sorte. Starship Parody, c'est pas Scream non plus mais on est déjà plus du tout dans la subtilité. C'est grossier mais perso ce qui m'intéresse c'est de voir des abrutis dégommer des insectes géants. C'est très premier degré. Comme se marrer des intervenants à la Cinémathèque qui parlent pendant des heures sans qu'on n'y entende quoi que ce soit. On se moque parce que ça contente notre petitesse. Mais donc avant ça, la satire chez PV, c'était pas évident de la trouver, puisqu'elle était jusque-là subtile. Showgirls est un film satirique trop subtil au point qu'on s'y est laissé prendre à sa sortie ? Ben peut-être mais à l'époque, si, c'était bien impensable que PV fasse autre chose que du bon gros premier degré et qu'il se soit planté en beauté. On parlait du côté racoleur de Basic Instinct, la scène de la chatte était devenue culte en moins de temps qu'il en fallait pour la voir, et c'était ça la marque Verhoeven. Du spectacle, de l'illusion, de l'artificiel. La critique était là, un peu comme dans Robocop, mais ça poussait pas à la satire. Alors je veux bien, soit les intentions après coup de Verhoeven sont claires, parce qu'elles sont documentées, soit c'est une révision de l'histoire. Et tant mieux si pour certains ça permet de réévaluer un film. Mais moi je ne m'y referai pas, même s'il m'arrive de le faire. Simplement parce que Showgirls, on en riait à sa sortie, mais jaune, tellement c'était de mauvais goût. La chatte sur un Basic Instinct, tu y adhères les yeux mouillés parce que ces Sharon Stone. Un canon, elle peut péter, ça reste un canon, et on a du mal à lui en vouloir. Une fille que Verhoeven vient chercher dans Beverlly Hills, qu'elle vienne me péter à la tronche, me montrer ses nibards refaits ou me montrer son minou, je trouverais ça toujours vulgaire. Il y a une forme de ton sur ton qui n'a rien de subtil pour moi. Presque autant que les films de Martin Scorsese depuis qu'il a réussi à faire de... Sharon Stone une actrice vulgaire, donc depuis Casino. C'est toujours le même problème en fait, un peu comme ceux qui mettent trop de sucre dans leurs corn-flakes : c'est la dose qui fait le poison. Ben parfois, trop c'est trop. C'est Eve remâché par le Oliver Stone de Tueurs nés. Tu veux dénoncer la violence, tu veux sucrer ton petit dej', tu veux montrer la vulgarité d'un milieu... et en le faisant tu tombes dedans. Dans les pièges que tu dénonces.
Je crois qu'un film, c'est comme une femme en fait. On pourrait débattre des heures sur son charme, sa beauté, ses attraits, sa subtilité... on ne sera jamais d'accord. Quand je regarde les photogrammes du film sur ta page, rien n'y fait je trouve ça affreusement laid. Robocop et sa cousine Sharon Stone, s'ils ont leur charme, c'est qu'ils ont d'abord la politesse d'être présentable, et c'est qu'ensuite, quand on a l'œil ailleurs, et qu'en en battement de paupière, il se passe quelque chose et qu'on ne sait plus sur quelle fesse danser. On se dit : "j'ai raté un truc là ?! il se fout de notre gueule ? est-ce vraiment ce que je vois ou y a-t-il une critique derrière tout ça et un niveau de lecture qui me dépasse ?" Avec Showgirls, j'ai l'impression que Verhoeven place le message avant les bœufs. On n'a même pas le temps d'avoir les yeux tournés que son actrice a déjà tombé sa culotte. C'est presque aussi charmant que Cloé Sévigné dans l'ensemble de ses films. Toi, t'aimes Cloé ? Ben voilà, trop sucrée, trop évident... La dose qui fait la femme. Et Showgirls reste pour moi un poison qu'il vaut mieux voir de loin.
2 De Renaud M. - 27/01/2018, 16:18
Ah, je ne connais pas cette Cloé Sévigné... Pas plus que Chloë Sevigny. Même si on me dit que j'ai vu pas mal de films avec elle !
Pour la composante satirique, que ce soit dans Starship Troopers ou ici, elle me paraît vraiment évidente, ça saute aux yeux. Mais évidemment, c'est avec du recul qu'on a aujourd'hui plus facilement qu'au milieu des années 90... Ma remarque porte en effet sur le premier degré d'aujourd'hui, précision importante. Mais c'est quand même pas le même processus dans les deux films.
Je ne sais pas pourquoi, dans Starship Trooper, c'est plus évident. Je pense que c'est lié à la thématique, encore une fois : la guerre, ça devient vite du grand n'importe quoi, et il y a un délire régressif qui est tellement omniprésent dans le cinéma d'action américain qu'on y est habitué, quelque part, même si ça ne se fait pas traditionnellement à travers la satire. Ici, j'ai d'abord trouvé ça très inconfortable, et je pense que c'est lié au fait que le sujet n'est jamais abordé de manière aussi directe dans le cinéma traditionnel (ma connaissance du cinéma sur ce sujet est assez limitée héhé). C'est choquant, moche, et grossier. Mais pour moi, Starship Troopers est tout autant choquant, moche et grossier : il n'y a pas un brin de subtilité non plus, à mon sens, la seule différence de ressenti s'expliquant par le thème. Je crois.
Mais c'est sûr que la démarche n'a rien à voir avec d'autres films de Verhoeven comme Basic Instinct ou RoboCop (et encore, je crois que celui-là n'est pas fondamentalement subtil, il faudrait que je le revoie), qui sont plus subtils. Tout ça pour dire que je n'écarte pas le fait que j'interprète les intentions du film à l'aune de son réalisateur, avec son passif (Turkish Delices, ect.), tellement éloigné du mauvais goût américain à ne prendre qu'au premier degré. C'est un peu comme un numéro de cirque dans lequel tu ne sais jamais si l'exercice d'équilibre très bancal est maîtrisé, dans ses maladresses, ou non...
3 De Renaud M. - 27/01/2018, 18:10
Et je rajouterai que 1°) l'esthétique affreusement repoussante (à mes yeux aussi, donc) des photogrammes me semble tout à fait raccord avec le fond du propos (si tel est bien le propos héhé), et 2°) je me montre assez clément avec ce film car il m'a poussé dans mes derniers retranchements, avec son étalage de mauvais goût, de crudité, de vulgarité. Il m'a demandé tellement d'efforts pour simplement le regarder qu'il doit y avoir quelque chose de bien moins bête derrière tout ça... Pur ressenti, en tous cas.
4 De Limdebois - 27/01/2018, 23:46
Je pense qu'il y a un peu aussi une certaine forme d'incrédulité à l'époque face au casting. Quand il prend des Ken et Barbies dans ST, on sent quand même plus un doute nous envahir quant à la satire. Alors que pour l'actrice de Showgirls, il nous prend une actrice non pas de Beverly Hills mais de Sauvé par le gong. Tout le monde connaît ces séries à l'époque, on les moque, c'est les années où y a peu de chaînes et en tout cas chez les jeunes, tout le monde connaît ces trucs. Et non, cent fois non, personne ne peut comprendre à l'époque que le mec qui vient de faire Basic Instinct avec Sharon Stone vienne nous imposer la vue de cette chose en prétendant en faire une star. Faut bien remettre les choses dans son contexte, c'est strictement impossible qu'on saisisse l'ironie que tout le monde semble désormais voir. Le plus évident, le plus probable (rasoir d'Ockham de comptoir), c'est bien que Verhoeven s'est planté en beauté en cherchant à faire d'une star une fille de série pour ado (et je suis désolé, on peut faire de la satire avec d'excellents acteurs, tu cites Eve). Ça lui a flingué sa carrière à la môme, et à raison, parce que de mémoire elle fait preuve ni de sympathie ni d'autorité (Anne Baxter, c'est quand même d'un tout autre niveau).
Alors bien sûr, les révisions sont toujours possibles. ST remet sans doute Showgirls en perspective, mais le diable se cache dans le détail. Je comprends le processus de réhabilitation d'un navet sidéral, surtout j'imagine qu'il doit y avoir un certain plaisir à exhumer un cadavre et de l'exposer à la vue de tous, mais y a des détails qui manquent probablement à ta génération (et aux critiques qui n'ont finalement jamais vus Sauvés par le gong -- ou peut-être mieux, ces jeunes fans ont grandi^). C'est peut-être d'ailleurs ce qui est le plus fascinant, ou le plus révélateur dans cette histoire. On est aussi pour beaucoup influencé par des facteurs socio-contextuels qui nous échappent pour beaucoup, et qui fait également que pour certaines œuvres on soit assez vulnérables à l'air du temps ou aux principes de bande ou de génération. Quand je pense à ce film, malgré moi, j'ai encore un peu en moi la voix d'un pote lançant avec une moue dédaigneuse et une totale incompréhension "mais c'est nul !...." On décidait alors à l'époque que c'était le film le plus mauvais de la terre comme aujourd'hui sans doute on décide que Nolan est un dieu.
Robocop, c'est subtil dans le sens noir, amer. Le film est quand même pas mal tourné sur le vol d'une identité et les résidus de mémoire qu'il reste au Robocop, puis au retournement contre l'institution forcément corrompue. Pour moi on peut le classer autant dans le néo noir que dans l'anticipation (peut-être même plus que la SF). Mais c'est une lecture bien plus facile à faire et qui n'a rien d'exceptionnel, alors que pour voir du second degré dans Showgirls, et c'est peut-être notre seul point de désaccord ou d'incompréhension, ben c'est pas évident, en tout cas avec les éléments qu'on avait à l'époque. Si on va voir d'abord Robocop pour voir un film d'action, y a très vite ce deuxième effet kisscool qui s'invite à la fête et auquel très vite on adhère, un peu comme avec le principe du spectateur qui demande à être surpris pendant un film. C'est un peu ce qu'on demande à tous les films, parfois on est comblé parce qu'on en a juste assez pour que nos attentes ne soient pas balayées en totalité, et parfois ben c'est trop, on ne peut pas accepté d'avoir payé pour voir un film complètement différent de ce pourquoi on était venu, à fortiori quelque chose qui dénonce, et qui dénonce quelque chose que précisément on met en scène... Mise en abîme problématique. On est alors soit un Oliver Stone qui se rate, soit un Greenaway qui nous embrouille tant qu'on en jouirait presque.
T'as trop de respect pour ce qui te fait mal^.
5 De Renaud M. - 28/01/2018, 10:13
"c'est strictement impossible qu'on saisisse l'ironie que tout le monde semble désormais voir" : ben ça, je n'en sais rien, c'est sûr que je n'ai que très peu d'éléments de contexte, j'étais encore en culottes courtes à l'époque... Mais bon, même un film comme Starship Troopers, à sa sortie, a été "mal compris" (pris au premier degré, donc) par pas mal de gens, j'ai beaucoup de souvenirs de gens qui m'affirmaient au début des années 2000 qu'il s'agissait d'un gros navet impérialiste. C'est ça, aussi qui me fait beaucoup douter quant à la position de ce Showgirls, en plus de tous les détails qui vont dans le sens de ma lecture (ah, le fameux biais de confirmation... ^^).
Mais quelque part, pour dépasser ce clivage interprétatif, je pense que j'aime ce film aujourd'hui, non pas pour ce qu'il représente de manière sûre mais pour ce qu'il peut représenter. Je n'écarte pas le fait que Verhoeven se soit planté, que ce soit du mauvais goût sans intentions savantes et cachées. Ça peut aussi être un film versatile, comme The Social Network : là où beaucoup y ont vu le biopic d'un entrepreneur à succès, histoire typiquement américaine donc, j'y ai vu le portrait d'un grand salaud amoral et asocial... Je trouve ça plutôt drôle.
Et encore une fois, toute la première partie de Showgirls ne m'inspirait vraiment rien de bon, j'étais dans de très mauvaises conditions, je sentais poindre le gros navet, et justement, ma perception a changé au cours du film... C'est peut-être ça, aussi, qui me permet d'être compréhensif, clément, etc.