
Elles sont rares les fictions du XXIe siècle à se faire aussi ambitieuses, originales, mystérieuses, et insaisissables sans pour autant être inregardables ou désagréables. À réussir à compenser leurs inévitables maladresses par autre chose. La réussite d'un tel film est à mes yeux multiple : d'abord, Cate Blanchett, évidemment, elle crève l'écran et le monopolise pendant près de trois heures, et il faut dire qu'elle gère extrêmement bien ce rôle de cheffe d'orchestre allemande. Le portrait qu'elle dessine est délicieux, riche, plein de zones d'ombre, morcelé en part explicites et inconscientes, difficile à cerner dans ses évolutions saccadées. Il y aussi la description d'une personne hautement singulière, une artiste au sommet de sa carrière et de son art, disposant de latitudes extrêmement larges qui lui sont concédées précisément parce qu'elle est un peu une étoile céleste. Et c'est un point fort du film de Todd Field, comment dans une longue première partie on ne peut que constater ce sentiment de domination à tous les niveaux, décomplexé, lié à une supériorité intellectuelle écrasante et très consciente. Tant que tous les engrenages sont bien huilés, tant que l'entourage cautionne bon nombre de manifestations d'impertinence arrogante et blessante, on tolère pas mal d'écarts, de conduites autoritaires, d'abus de pouvoir. Mais cela ne dure qu'un temps.
Le film adopte la dynamique du rise and fall un peu classique, mais il n'empêche, la trajectoire de Lydia Tár est aussi captivante qu'étincelante. J'ai beaucoup aimé la toile de fond de l'artiste dans son univers, dans un microcosme très stimulant, privilégié, préoccupée par son prochain livre et sa symphonie de Mahler en préparation avec sa flopée de musiciens qu'elle gère de manière autocratique (elle dira bien "ce n'est pas une démocratie"). Tár est excellent quand il fait émerger des sentiments contradictoires au moment où la carrière de la cheffe d'orchestre commence à se désagréger, faisant peu à peu amplifier la nausée de ses comportements déplacés. On passe du rire magnanime à la gêne confuse. La pression qu'elle exerce sur son entourage, autant que sa domination intellectuelle (et son name dropping, aussi, par moments) comme arme de pouvoir, prendront une toute autre couleur une fois passée de l'autre côté de la reconnaissance.
Quelques passages ratés, forcément, à l'image de l'irruption de Lydia en plein concert pour illustrer à gros traits sa rage contre un chef d'orchestre concurrent.
C'est bien sûr un film un peu élitiste, qui ne ménage pas son côté intellectuel, sans doute prétentieux sous certains aspects, et donc hermétique — il faut réussir à passer la première heure, grossièrement. Mais c'est aussi un film qui aborde une grande quantité de thèmes que je trouve passionnants, les dérives du pouvoir, l'absolutisme du génie, la confrontation entre les mondes (ancien et moderne, classe favorisée et classe moyenne), l'angoisse de la vieillesse et la misère sentimentale qui peut advenir, les étincelles provoquées par la rencontre entre le savoir ancien, massif, intimidant, et l'immédiateté des réseaux sociaux joints aux préoccupations sociales urgentes, ou encore la place délicate de l'art comme culte de la performance dans un système égalitaire. Le film arbore en plus de cela des aspects comiques (parfois tragiques, comme l'échange hilarant entre Blanchett et ses voisins de palier qui trouvent qu'elle fait du bruit et que cela nuit aux visites alors qu'elle pensait qu'ils voulaient la congratuler comme elle en a trop l'habitude) et d'autres très oniriques ou étranges (cauchemars, présence répétée de la femme rousse, final dans un pays asiatique) qui en font une curiosité très recommandable. Un film insaisissable, rempli de recoins à explorer.

4 réactions
1 De Nicolas - 27/01/2024, 21:11
Merci pour ce billet, Renaud.
Ce film malaimable, je ne peux pas dire qu'il m'ait totalement séduit, mais sa richesse, sa singularité, étaient indéniables et diablement stimulantes !
Le récit m'a parfois laissé dubitatif, certains personnages me paraissant trop fonctionnels, certaines péripéties un peu gratuites, ne faisant guère avancer l'ensemble. J'avais le sentiment que l'intrigue n'intéressait pas vraiment Todd Field et que toutes les scènes ne servaient qu'à nourrir le portrait de sa protagoniste.
Mais on peut le comprendre : le personnage de Tár, taillé sur mesure pour Cate Blanchett qui l'habite formidablement, est complexe et fascinant.
2 De Renaud - 27/01/2024, 22:29
Honnêtement je n'ai aucun mal à concevoir que ça puisse coincer, notamment du côté un peu programmatique en effet. Mais ça fait partie de ces films qui actionnement tellement de bons interrupteurs, en toute subjectivité, qui posent tellement de questions qui m’interpellent, que je ferme les yeux sur toutes les faiblesses sans aucun effort...
3 De Nicolas - 29/01/2024, 11:51
Tous comptes faits, le film m'a plus plu que déplu... J'y perçois bien des maladresses (des mauvaise notes ) mais, comme tu le dis, ses qualités les compensent amplement.
Et il y a tellement à gratter que je parie que des analyses à venir me feront reconsidérer certaines séquences en bien (et peut-être quelques autres en mal : c'est le jeu...)
Enfin, être mal aimable n'est pas un défaut en soi ; ça peut même être le contraire. Cela dépend des cas.
Ici, par exemple, l'aspect "un peu élitiste", hermétique", du film ne m'a pas du tout gêné. Il m'a apparu normal de ne pas tous comprendre étant donné la nature très spécialisé de ce milieu et le caractère particulier des personnages ; et je n'ai pas eu le sentiment de rater quoi que ce soit d'essentiel (comme les rapports de forces entre les personnages).
Même quand Cate Blanchett parle en allemand (une langue qui m'est étrangère), j'ai l'impression de tout comprendre tant son langage non-verbal est expressif !
4 De Renaud - 29/01/2024, 15:40
Complètement d'accord là-dessus, c'est d'ailleurs des discussions postérieures au visionnage qui m'ont poussé à valoriser certains points et à reconnaître d'autres potentielles limitations (même si je n'y ai pas été sensible). Je trouve que c'est un film qui mâture bien, si tant est qu'on ait un minimum apprécié.
Oui, pareillement, il est resté pas mal de zones d'ombre de mon côté, certaines bien identifiées (des partis pris de mise en scène qui avancent très clairement avec leur voile obscur) et d'autres sur lesquelles j'ai peu de prises. Mais j'ai tellement adhéré à l’interprétation de Cate Blanchett dans ce film haha...