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"Où allez-vous, monsieur Hulot ?"

Le fond de l'air est décidément bien tristounet dans ce dernier épisode des aventures de Monsieur Hulot, vieillissant, souvent laissé sur le bas-côté et en marge de l'activité, qui fait suite quatre années plus tard à l'échec commercial (et pourtant magnifique) de Playtime ayant entraîné la faillite de la société de production de Jacques Tati. Il est malgré tout parvenu à se remettre en selle pour Trafic, et à dissimuler des contraintes matérielles inévitables derrière un certain minimalisme de mise en scène qui s'accorde assez bien, il faut le reconnaître, avec son style lunaire et son appétence pour le détail. Aucun problème pour passer près de deux minutes à observer des conducteurs se tripatouiller le nez en gros plan ou des hommes d'affaires évoluer de manière très saccadée à cause de fils délimitant les stands dans un immense hall d'exposition en plan large...

S'il y a bien un changement majeur par rapport aux précédents films de Tati, c'est la présence d'un objectif précis structurant la narration et l'irruption d'un personnage féminin d'importance : à la différence de Playtime ou de Mon oncle qui campait une position très observationnelle, on peut résumer l'histoire de Trafic à celle d'un dessinateur pour une petite entreprise automobile parisienne chargé de présenter sa dernière invention (une Renault 4L aménagée en voiture de camping révolutionnaire, l'avant-garde des vans aménagés en quelque sorte) au salon d'Amsterdam en compagnie d'une attachée de presse dont il ne restera pas insensible. C'est clair et intelligible, même si cela n'empêchera évidemment pas une cascade d'imprévus et de gags reflétant sans doute la définition même de la méthode Tati.

On retrouve le Monsieur Hulot observateur à la fois candide et circonspect de la société moderne, de ses évolutions, de son progrès. Les routes parcourues par le personnage, sillonnées par d'innombrables véhicules (dont on aura observé la construction au gré d'une introduction quasi-documentaire) alors que lui-même restera la plupart du temps immobilisé sur le bord du chemin, forment une métaphore à la fois simple, distante, et loufoque du regard qu'il semble poser sur son époque. Même si on n'échappe pas à une certaine répétitivité dans le geste, comme si Tati faisait du sur place en roue libre, il reste une ambiance (très particulière et immédiatement reconnaissable, du burlesque de bande-dessinée des années 1970) et un foisonnement de détails. On retrouve aussi cet amour pour la confusion sonore, avec des dialogues souvent inintelligibles, noyés dans une cacophonie désagréable tant qu'on cherche à identifier la partie utile du signal, pour finalement dériver vers une sorte de film muet dégénéré. Ça parle, ça parle, mais personne n'écoute vraiment : tout le monde s'en fout.

Il y a dans Trafic comme dans tous les Tati une dimension expérimentale qui peut rebuter, surtout lorsqu'elle est alliée à un humour aussi burlesque et suranné. On voit bien le cinéaste expérimenter, ici avec les décors et les couleurs, là avec les effets sonores et les propos incompréhensibles. Ces jeux, toujours en mode mineur, provoquent un effet de contrepoids avec le constat désabusé de son personnage devant une forme de déshumanisation de la société par la consommation, impassible devant la fourmilière hystérique. Ils évitent au film de verser dans la critique passéiste et amère, et forment un petit espace de calme et de confort au milieu du chaos.

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