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"Barking Dogs Never Bite" : jamais un titre n’aura été aussi ironique. Aux deux niveaux de lecture originaux, prévus par la distribution occidentale, s’ajoute en effet un troisième totalement involontaire, tendu comme un miroir à Bong Joon-ho et sa première incursion cinématographique.

Premier niveau : le cœur de l’histoire.
“Chien qui aboie ne mord pas”. Interprétation littérale de l’adage populaire, la trame principale du film gravite autour de ces animaux minuscules et insupportables que l’on redoute plus pour la puissance de leurs jappements que pour leur férocité. Yun-ju, aspirant professeur en proie aux doutes de la profession, maltraité par sa femme autant que par le système, sombre dans une folie furieuse et se lance dans une croisade meurtrière contre l’origine même de ces nuisances sonores. Hyeon-nam, jeune paumée en manque de reconnaissance et — surtout — de paillettes, voit son destin lié à celui de son voisin Yun-ju quand elle décide de mettre fin aux agissements de ce mystérieux tueur de chien.

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Deuxième niveau : la dimension allégorique.
L’expression anglaise du titre est en réalité formulée à l’attention des deux protagonistes. Pris au piège d’un système décadent et corrompu dont le contournement des codes semble être la règle, leur existence se résume à se débattre sans combattre, aboyer sans attaquer. Ils partagent d’ailleurs la même obsession : échapper à tout prix à leur quotidien monotone, survivre en bas de l’échelle sociale en attendant les trompettes de la renommée.
La technique est clairement mise au service de ce sentiment d’oppression véhiculé par la société, que ce soit à l’aide du travelling compensé (scène dans les toilettes où un ami de Yun-ju l’invite à recourir au pot-de-vin) soulignant le malaise suite à la mort accidentelle d’un autre prétendant au poste de professeur, ou du changement d’échelle saccadé (scène de la course-poursuite dans le HLM) mettant en relief la géométrie symétrique du bâtiment qui rappelle une prison. Les scènes en sous-sol renforcent encore un peu plus la dimension aliénante des environs, les aspects étranges et inquiétants formant un contraste net avec les séquences humoristiques qui rythment le film.

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Troisième niveau : l’ironie involontaire.
Barking Dogs Never Bite est un film à l’ambition immense. Dénoncer les difficultés sociales de la jeunesse coréenne ainsi que son inconsistance en jouant sur une telle variété de tableaux n’est pas chose aisée. Le mélange des genres est omniprésent : la comédie sardonique succède à l’horreur cocasse, les histoires de voisinage vaguement intéressantes précèdent l’analyse plus profonde des travers de la société. Bong Joon-ho joue constamment avec le spectateur et déploie la matrice de son cinéma, une comédie noire et satirique mettant en lumière des caractères déviants.
Mais c’estcuisine_a.jpg précisément là que le bât blesse. Le réalisateur coréen donne l’impression ne pas savoir sur quel pied danser, tiraillé entre deux approches conflictuelles. La chronique sociale est profondément déprimante et traduit une société dans laquelle les hommes semblent moins bien traités que les chiens, mais cette peinture très sombre de la nature humaine est sans cesse désamorcée par des événements subsidiaires. Bong Joon-ho ne se donne jamais les moyens de développer le cœur du récit, le principe du “dog eat dog” qui n’aura jamais trouvé d’application plus pragmatique… Il y avait là une occasion en or d’approfondir l’idée du chien comme objet de meurtre et de cuisine, dans le contexte politique de Séoul où cette viande fut consommée de manière illégale dès le milieu des années 1980.
Difficile par ailleurs de ne pas voir ici les premiers pas hésitants d’un cinéaste qui ne confirmera que trois ans plus tard son immense talent. L’accumulation de symboles poussifs et de gags loufoques (aussi réussis soient-ils, comme la scène d’embrochement) tout au long du film devient lassante, et les effets de style incessants (ralentis, focus sur différents plans) ne font qu’amplifier ce sentiment. Il faudra attendre le très bon Memories of Murder pour apprécier une mise en scène véritablement personnelle, innovante mais soucieuse d’une certaine sobriété. Barking Dogs Never Bite est à l’inverse une œuvre qui multiplie ostensiblement les coups d’éclat, qui cherche à se faire remarquer par tous les moyens possibles mais qui manque cruellement d’épaisseur et de mordant.

Le premier film de Bong Joon-ho reste cependant un élément important de la Nouvelle Vague sud-coréenne et consacre les balbutiements d’un de ses plus talentueux artisans. Après tout, il ne fait qu’appliquer à la lettre les principes de ce mouvement cinématographique : expérimenter, transgresser les règles établies, et frimer. La dernière scène semble ainsi mettre en garde le spectateur, invité à ne pas confondre une œuvre éblouissante et un miroir aux alouettes.