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Le goût du passé

Kurosawa s'aventurant (rétrospectivement, vu d'aujourd'hui) sur les terres habituellement balisées par Ozu, avec quelques brefs détours du côté de Shindō (toujours aussi anti-chronologiquement), c'est quelque chose de particulièrement surprenant pour quelqu'un comme moi qui ne connaît pas cette partie-là de sa filmographie, plus frontalement "sociale", plus contemplative, plus attachée à la description d'une époque contemporaine. Cet effet de surprise est bien sûr artificiel, lié à une connaissance extrêmement parcellaire des filmographies des cinéastes cités précédemment, mais il n'en demeure pas moins vigoureux.

Je ne regrette rien de ma jeunesse présente de fait l'intérêt d'un film ancré de tout son poids dans le contexte historique de la Seconde Guerre mondiale, un regard rare et donc précieux sur le régime militariste des années qui ont précédé l'implication du Japon dans le conflit mondial. L'ossature du film et sa charpente narrative s'articule principalement autour de la probité de sa protagoniste (fait rare chez Kurosawa : une femme tient le premier rôle) et dans une forme de rigueur intellectuelle qui façonne son avenir, comme si la morale lui dictait directement la conduite à adopter. En filigrane, derrière les motivations de l'héroïne, on devine bien sûr une critique des ravages causés par la politique expansionniste de sa propre patrie. Le fait qu'il soit question de la promotion de la démocratie au milieu du 20ème siècle, de l'émancipation des femmes et des paysans pauvres ostracisés, et du droit à l'enseignement et à la liberté d'expression n'est évidemment pas décorrélé de la signature que porte ce film.

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Au centre, donc, la trajectoire de Setsuko Hara sur une dizaine d'années, des bancs de l'université jusqu'à la boue des rizières. Kurosawa met l'accent (peut-être un peu trop d'ailleurs, dans la logique du mélodrame) sur chaque décision qu'elle a à prendre en les présentant comme autant de dilemmes moraux. Quel homme choisir, quel courant adopter, quelle famille entretenir ? Chacun de ses choix s'aborde sous le signe du sacrifice le plus déchirant et il faudra attendre la toute fin du film pour que les choix intimes de la protagoniste soient enfin assumés, pleinement, tout en étant porteurs de joie et d'espoir.

Lorsqu'elle décide d'aider les parents du défunt Noge, Setsuko Hara, une femme de la ville, se transforme soudainement en paysanne et semble projetée dans le film de Kaneto Shindō, L'Île nue (lire le billet) : sa quête de justice et de liberté (comme son père le lui a enseigné : "N’oublie jamais que tu es responsable de tes actes. La liberté est le fruit d’un combat.") ainsi que son abnégation sont illustrées dans un style au lyrisme imparable. Du travail des rizières, Kurosawa en fait un acte épique en le mettant en scène de manière très dynamique, comme une tâche titanesque comportant son lot d'épisodes ludiques — durant un certain temps du moins. Il extrait toute la sève extraordinaire du travail de la terre dans un style que ne renierait pas un réalisateur soviétique comme Mikhail Kalatozov.

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On pourra regretter de nombreuses maladresses liées aux grosses ficelles et aux gros sabots du mélodrame, mais la peinture des mouvements syndicaux en temps de guerre, empreinte de réalisme social dans un pays en pleine mutation, vaut assurément le détour. Le message adressé à la jeunesse japonaise, sur la nécessité de bien choisir les éléments idéologiques qui paveront la route de leur avenir à la lumière de l'histoire passée, a beau être simple (ou paraître simple, du moins, 70 ans après), il n'en reste pas moins pertinent. Le symbole du cours d'eau qui s'écoule lors des premières et dernières séquences donne une image un peu didactique des enjeux et du cours de la vie, mais il permet de refermer le film sur une touche réconciliatrice, d'une incroyable douceur : point de rancœur dans les yeux de Setsuko Hara, en paix avec elle-même, alors qu'elle renoue avec ceux qui l'avaient si durement rejetée par le passé.

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