vendredi 17 juin 2022

L'Animal et la mort, de Charles Stépanoff (2021)

animal_et_la_mort.jpg, juin 2022
Animal-matière et animal-enfant

À l'origine de L'Animal et la mort, il y a chez l'ethnologue Charles Stépanoff par ailleurs spécialiste de la Sibérie (et de ses chamans) la volonté de comprendre l'origine d'un hiatus omniprésent dans les sociétés modernes, et de multiples paradoxes afférents. La confrontation ne se limite pas aux considérations banales de pro- et d'anti-chasse que l'on entend partout et tout le temps, et l'analyse creuse avec une profondeur assez renversante le rapport contrasté (hypocrite, aveugle, antipodique, etc.) que l'on entretient avec les animaux. Il introduit le principe d'exploitection, c'est-à-dire la co-existence de deux concepts fondamentalement antinomiques que sont l'extrême sensibilité (protection des animaux) et l'extrême insensibilité (exploitation des animaux) dans un cadre cosmologique.

On peut comprendre que Stépanoff, dans son argumentaire comme dans son enquête de terrain, accorde une place infiniment plus importante à la sociologie de la chasse pour mieux en comprendre les fondements et les rapports, plutôt qu'à la vision opposée largement exposée médiatiquement — pas toujours sous un angle constructif. Cela en fait un bouquin vraiment passionnant pour décortiquer ce rapport schizophrénique que l'on entretient généralement à l'animal : il y a les animaux-enfants, nos animaux de compagnie que l'on chérit plus que tout, et les animaux-matière, ceux qui finissent en barquette plastique dans des rayons de supermarché, et dont la mise à mort est dissimulée, institutionnellement occultée.

Cette immersion anthropologique dans le monde de la chasse est très intéressante également du point de vue des témoignages, des reportages dans différentes communautés de chasseurs (de différents types, battues, chasses à courre, etc.). Certains parallèles établis avec le chamanisme sibérien ne paraissent pas toujours justifiés — pas tangibles du moins — et clairement l'opposition entre chasseurs et militants n'est pas à la hauteur du reste de l'ouvrage. J'y ai ressenti beaucoup d'angles morts et une forte asymétrie dans la profondeur de la caractérisation. Disons que malgré une certaine neutralité et une distance au sujet évidente, le fait que le contenu puisse être exploité pour légitimer certaines pratiques me met assez mal à l'aise, comme s'il manquait une perspective complémentaire essentielle. Ce sont en tous cas les chapitres qui m'ont le plus rebuté dans leur longueur un peu excessive.

Mais très clairement Stépanoff pointe avec élégance et profondeur une contradiction historique entre sensibilité protectrice et économie productiviste, qu'il date principalement depuis la Renaissance. Sa considération pour la chasse comme une altérité résistant à monde domestiqué et artificialisé ne manque pas de titiller certaines convictions, même si l'espace est exigu dans la région définie par les chasseurs ruraux authentiques et la préservation de la ressource sauvage. À mes yeux la chasse comme pratique consciente de protection de la nature n'est pas établie dans le bouquin, pas plus que la compassion pour leurs proies n'est démontrée (objectivement j'entends, car les témoignages personnels affirmant cela abondent, ce qui est très intéressant). Comme si Stépanoff n’avait pas décodé une partie codée du message. En revanche il met le doigt sur quelque chose de fondamental, l'éthique de ceux qui tuent pour se nourrir et la relégation dans l'invisible de l'exploitation (animale, agricole, etc.) véhiculée par la consommation de matière carnée industrielle.

mercredi 15 juin 2022

Études sur Paris, de André Sauvage (1928)

etudes_sur_paris.jpg, avr. 2022
Voyage au début du XXe siècle dans les rues de Paris

Ce film de 1928 satisfait un fantasme cinéphile et historique personnel, en montrant dans sa plus totale simplicité documentaire la vie à une époque largement révolue — en l'occurrence Paris au début du XXe siècle. Dans la lignée de ces films antiques qui n'abordaient pas la question du documentaire de manière parfaitement consciente, du moins pas avec le recul que le registre a gagné au cours du siècle, un peu à l'image du court-métrage A Trip Down Market Street Before the Fire (lien pour les curieux) montrant l'activité d'une grande rue de San Francisco en 1906, Études sur Paris rejoint inconsciemment ce mouvement cinématographique en gestation, constitutif des symphonies urbaines de la période. La plus célèbre étant sans doute Berlin, symphonie d'une grande ville de Walter Ruttmann datant de 1927.

Cette vision à la fois très prosaïque (vision de l'époque) et très poétique (vision contemporaine) est le résultat du travail d'André Sauvage, un artiste multidisciplinaire dont l'œuvre reste largement méconnue, détruite ou encore à découvrir. Son style rappelle celui de Jean Vigo, notamment, et ce dernier n'a sans doute pas été insensible au charme de ce portrait fragmenté en cinq parties : Paris-Port, Nord-Sud, Iles de Paris, Petite Ceinture, et De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève. 80 minutes de divagations multiples, pour révéler les multiples visages de la capitale des années 1920 quartiers après quartiers. Le regard est résolument contemplatif, et en ce sens extrêmement avant-gardiste pour l'époque : la première partie montrant l'arrivée en péniche par les canaux qui rejoignent la Seine est d'une beauté sidérante, nimbé d'une douceur presque féerique. Impossible d'oublier ce passage entre deux mondes ou presque, à travers les tunnels percés par des puits de lumière.

André Sauvage parcourt toutes les rues, les grandes avenues et les petites ruelles, il scrute les bords de cours d'eau, capte le quotidien des parisiens partagés entre travail et loisir, jette un regard sur les grands monuments autant que sur les lieux plus communs remplis de passants, et immortalise ainsi un instantané dont la valeur historique est immense (pour qui se complaît dans ce voyage temporel, bien sûr). La foule est changeante entre les oisifs et les ouvriers, entre ceux qui se promènent et ceux qui charbonnent, les chevaux coexistent avec les voitures sur les routes, en plongée au cœur d'une mutation. Il y a les peintres, les pêcheurs, les enfants, les industries, les canaux et leurs écluses, les gestes des travailleurs, ceux des amoureux, et tout ce qui contribue au bouillonnement d'une ville capturée dans un moment révolu intensément captivant.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022 img4.jpg, avr. 2022 img5.jpg, avr. 2022 img6.jpg, avr. 2022 img7.jpg, avr. 2022

mardi 14 juin 2022

Derborence, de Francis Reusser (1985)

derborence.jpg, avr. 2022
Bizarrerie d'alpages de haute montagne suisse

C'est un film mal foutu, malgré la qualité de la restauration, malgré le travail sur le son. Un film rempli de maladresses, avec des qualités et des défauts à chaque poste, à l'image de l'interprétation qui oscille entre le théâtral bancal et le lyrisme champêtre. Mais voilà, mettez Bruno Cremer dans le rôle de Séraphin, un berger évoluant dans les hautes montagnes suisses, et déjà je cède. Derborence, c'est le nom d'un petit village autour duquel pâturent les troupeaux de deux hommes, et Francis Reusser adapte un roman qui s'intéresse dans sa première partie aux relations filiales qu'ils entretiennent. Un jeune homme qui garde les bêtes dans les alpages avec celui qu'il considère comme son père, et sa femme, qui travaille au village avec sa mère : voilà pour le cadre, essentiellement. Un jour, un éboulement ensevelit Derborence et les deux hommes avec. On les croit morts, et un jour, plusieurs semaines plus tard, le jeune berger réapparaît comme un fantôme.

Par son étrangeté, son ambiance manifestement atypique, Derborence rebutera les uns et intriguera les autres — je fais partie de la seconde catégorie, même si tout n'est pas passé avec une fluidité incomparable. Sa femme, enceinte, se croit veuve ; son comportement est très étonnant, beaucoup de séquences semblent irréelles, on ne comprend pas tout à fait ce qu'il se passe lorsqu'elle boit un coup avec un inconnu moustachu et rigole pendant un long moment. Lui a survécu avec du pain, du fromage et de l'eau dans les rochers ; quand il revient, c'est un revenant qui a les allures d'un fantôme. Les deux ont changé et les retrouvailles seront tout aussi étranges, compliquées, débouchant sur la seconde partie du film, au moins aussi déroutante que la première. Des plans magnifiques de montagnes enneigées, des estives inaccessibles, des chants mystérieux, une insécurité insaisissable... Je suis bon client.

img1.jpg, avr. 2022 img2.jpg, avr. 2022 img3.jpg, avr. 2022 img4.jpg, avr. 2022

mardi 07 juin 2022

Elmer Gantry le charlatan, de Richard Brooks (1960)

elmer_gantry.jpg, mars 2022
"Sin, sin, sin! You're all sinners! You're all doomed to perdition!"

Quelle présence, ce Lancaster ! Incroyable comment cet acteur, avec sa gueule, sa carrure, son sourire, ses yeux bleus perçants, peut supporter à lui seul le poids d'un film entier — il est évident que Elmer Gantry sans lui, avec un acteur moins incontournable, n'aurait pas valu autant le détour. Son personnage est le moteur de l'intrigue, le film a pour carburant son cabotinage parfaitement maîtrisé pour transformer un commis-voyageur jouisseur de première en un prédicateur de renom qui se découvre une vocation d'évangéliste patenté. Ses talents d'orateur associés à ce changement de mentalité douteux aident à composer un personnage beaucoup plus nuancé et subtil que ce qu'on pourrait penser de prime abord. Sa motivation principale, les étoiles que Jean Simmons lui met dans les yeux, achève d'en faire une curiosité très intrigante et un film abordant une surprenante variété de thèmes.

On ne sait jamais vraiment où il se positionne. Où commence la cupidité de celui qui flaire la bonne affaire, où se terminent les excès charismatiques de celui qui fait la cour à une prédicatrice, pris dans l'étau de son passé peu avouable qui menace de le rattraper. J'aime toujours autant ces films américains qui s'intéressent à la critique, satirique, de valeurs fondamentalement américaines — en l'occurrence ici cette éternelle quête de pureté, cette hypocrisie religieuse. Le choix du cadre singulier de la prohibition des années 20 et du mouvement revivaliste dans l'entre-deux-guerres aux États-Unis achève d'en faire un film important à mes yeux.

En toile de fond, aussi, on peut relever le discours sur l'hystérie des masses, la pression exercée par la foule, qui fait office de catalyseur au puritanisme teinté de mercantilisme de cette mission itinérante. La religion-spectacle américaine dans toute sa splendeur, captée en quelque sorte par un personnage secondaire, le journaliste sceptique. Burt Lancaster parvient malgré tout à créer un personnage attachant, malgré son cynisme et son arrivisme, empêtré dans un charlatanisme à différents niveaux. Lancaster criant "Sin, sin, sin! You're all sinners! You're all doomed to perdition!", ça fait son petit effet quand même. Le fait qu'on passe l'essentiel du film à se demander quel est son niveau de lucidité dans cette histoire, à quel point il se compromet et à quel point il finit par se persuader lui-même, construit un échafaudage de contradictions particulièrement intéressant.

PS : Saul Bass, ce génie des graphismes de générique, un style reconnaissable dès la première seconde.

img1.png, mars 2022 img2.png, mars 2022 img3.png, mars 2022

lundi 06 juin 2022

En quatrième vitesse, de Robert Aldrich (1955)

en_quatrieme_vitesse.jpg, févr. 2022
Noir de Pandore

Excellente surprise que je n'attendais absolument pas ou plus chez Robert Aldrich, positionnée au début de sa carrière, dans un registre — le film noir légèrement dégénéré — où je ne l'avais jamais vu auparavant. À mi-chemin entre le film noir à proprement parler et la série B de qualité, tous les éléments sont là pour mettre à l'aise les amateurs du genre : un détective privé, une femme qui disparaît mystérieusement, des morts à la pelle, et surtout un MacGuffin qui semble être la définition même du terme tant l'objet que toutes les parties (protagonistes, policiers et malfrats) convoitent brillera par son absence et par son grand potentiel en toute fin de film.

Le film commence de manière presque classique, avec une enquête opérée par Mike Hammer après une scène d'introduction bizarre — une femme surgit dans la nuit, "remember me", générique anormal, ils sont assommés et on essaie de les tuer, étrange — et une investigation se faisant de plus en plus obscures, les enjeux le dépassant clairement. Aldrich sème énormément de fausses pistes et de faux semblants, pour finalement converger vers un secret dont l'effet pourra énormément surprendre, quelque chose qui n'arrive malheureusement que très rarement. Je ne l'ai pas vu venir, le "Manhattan Project - Los Alamos - Trinity", et les deux aperçus que l'on a de la mystérieuse boîte, un premier très bref et un second tragique, sont d'une efficacité redoutable.

Film noir témoin des angoisses de son époque par excellence, sur fond de Guerre froide et de boîte de Pandore dans une de ses acceptions les plus pragmatiques que je connaisse au cinéma. La corruption et l'amoralité sont omniprésentes, au moins autant que les cadavres qui s'accumulent sur le chemin de Hammer, et le film parvient à frapper très fort à ses deux extrémités, dans les séquences inaugurale et finale. Absolument zéro romantisme ici, l'ambiance n'est faite que de violence et de paranoïa, et d'un mystère qui a parfois été comparé à Lynch.

img1.jpg, févr. 2022 img2.jpg, févr. 2022 img3.jpg, févr. 2022

jeudi 02 juin 2022

Entrée du personnel, de Manuela Fresil (2013)

entree_du_personnel.jpg, févr. 2022
Des poulets et des hommes

Le regard que porte Manuela Fresil sur l'abattoir ne ressemble à aucun autre, et ce pour plusieurs raisons. Déjà, elle s'intéresse davantage au sort des humains qu'à celui des animaux, même si les deux sont bien sûr intimement liés en ces lieux — ce lien fait d'ailleurs partie d'un enjeu du documentaire qui n'a de cesse de rappeler la condition de l'un par rapport à la condition de l'autre. Loin des reportages choc qui cherchent avant tout le scandale de l'image (mon avis n'est pas tout à fait arrêté à ce sujet, avec des exemples-types comme Earthling), c'est à travers la répétitivité des opérations et l'accumulation de cadavres animaux que Entrée du personnel avance sur le terrain de la dénonciation subtile.

Autre élément notable du point de vue : le parti pris esthétique. Il y a une scène, au début du film, qui m'a scotché dans son exécution. La caméra suit une chaîne de traitement de poulets, en travelling circulaire vers la droite, en suivant le rail de ces animaux plumés et pendus par les pattes. Puis une machine s'impose à l'écran, pour découper les pattes. S'ensuit à la fin de la rotation de la caméra une division de la chaîne, avec d'un côté les poulets et de l'autre leurs pattes. Ce mouvement est sidérant, un véritable ballet de volailles. Manuela Fresil en a disséminé beaucoup dans la petite heure que dure son docu, avec des jeux de croisement de mouvements, les animaux d'un côté, les hommes de l'autre, parfois l'un au bord du cadre et l'autre au centre.

Et puis il y a bien sûr ces témoignages racontés en voix off par d'autres personnes, des employés d'abattoirs qui racontent leur quotidien, certains se conforment au travail là où d'autres en souffrent démesurément — sur le plan physique ou mental. Bien sûr, aucun doute sur le fait que la répétition du même petit geste toute la journée et toute la semaine, comme tout travail à la chaîne, entraîne des dégâts considérables. Beaucoup de témoignages émouvants, comme celui de cette personne montée en galons qui devait accélérer le rythme d'une chaîne juste pour s'assurer que le travail serait fait, sans prévenir les ouvriers, en réalisant bien qu'ils ne comprenaient pas ce qui se passait. On interdit aussi aux contremaitres d'avoir des amis parmi leurs subordonnés. L'employeur dispose de beaucoup de latitudes dans ces régions où il est la principale source d'emploi. "Il reviendront".

Quelques passages burlesques, aussi, lorsqu'on fait rejouer les gestes de l'abattoir hors contexte, à la plage, sur un parking. Globalement il ressort du documentaire une fascination pour ce ballet industriel, avec l'agitation des humains incrustée dans la chorégraphie des cadavres animaux. Le tout orchestré par la machine. En toile de fond, les cauchemars, phénomène aussi récurrent que les meurtrissures causées par la cadence et la répétition. De l'autre côté des chairs de carcasses manipulées et mises en barquettes, il y a cette usure de l'humain transformé en automate au milieu de tous ces bouts de viandes qui se baladent.

personnel.jpg, févr. 2022

mardi 24 mai 2022

Ce que vaut une vie, de Mathias Delori (2021)

ce_que_vaut_une_vie.jpg, mars 2022
La valeur de la violence

Extraordinaire travail d'analyse, de déconstruction et de théorisation de la violence libérale, comparable à mon sens à l'effort de Chomsky et Herman dans les années 80 sur La Fabrication du consentement et leur analyse de la propagande médiatique étatsunienne, à destination ici des professionnels de la guerre de l'espace euro-atlantique — un terme que Mathias Delori préfère à celui de "espace occidental", pour ce qu'il renvoie déjà en matière d'opposition avec l'Orient. L'auteur met en œuvre une réflexion franchement passionnante sur la conceptualisation d'une violence qui serait considérée comme légitime, justifiée, nécessaire, par opposition avec d'autres formes de violence discréditées de facto.

La violence "légitime" dont il est question ici, c'est celle que l'on connaît bien pour l'entendre à longueur de journaux, les fameuses "frappes chirurgicales" qui laissent supposer que les dégâts collatéraux (potentiellement humains) sont inexistants, la "mise hors d'état de nuire" de divers personnages pour ne pas parler d'assassinat perpétré dans le cadre d'une légalité définie à cet effet, et tout l'arsenal du contre-terrorisme reposant sur la torture que l'on connaît trop bien, à l'instar du waterboarding. Delori démontre avec une pertinence et une finesse remarquables à quel point la construction de cette violence repose sur une démarche de justification passant par la réification totale de populations entières, reléguées dans la case des conséquences secondaires négligeables. Les passages du livre reposant sur des entretiens avec des pilotes de chasse sont assez édifiants et montrent à quel point leur travail leur paraît rationalisé, inéluctable, essentiel, et fondamentalement juste. Tout repose sur la valeur d'échange associée aux vies humaines, et bien entendu sa gigantesque variabilité selon qu'il s'agit de vies proches et familières ou bien de vies reléguées dans un ailleurs lointain et flou. Il y a les innocents d'ici et les innocents de là-bas, et tous ne sont pas égaux face aux bombardements aériens ou à la torture.

Delori va bien au-delà du simple constat que le contre-terrorisme guerrier s'avère plus meurtrier que le mal qu'il souhaitait combattre, au-delà de la violence terroriste qu'il nourrit en retour, et s'intéresse aux mécanismes politiques, institutionnalisés, qui permettent d'expliquer l'insensibilité écrasante de nos sociétés face à cela. Il souligne ici un point aveugle des études actuelles. La hiérarchisation de la valeur de la vie humaine, plus que leur négation, est vraiment la clé de voûte des discours militaires contemporains, en écho avec les travaux de Grégoire Chamayou (Théorie du drone). Ce que vaut une vie décortique avec minutie les trois grands piliers de cette violence guerrière qui bénéficie de l'appui de la loi (reposant sur les principes de 1) la non-intentionnalité de donner la mort à des civils, 2) la maîtrise de la force employée, et 3) la légalité du cadre d’intervention) et met en lumière des mécanismes de croyance, notamment en matière de jus in bello (une sorte de garantie morale) et de réflexion utilitariste en termes de moindre mal. Un grand pas de côté pour mieux comprendre les rapports ambivalents, paradoxaux, nonchalants et volontairement distanciés qu'entretiennent les sociétés libérales à la violence.

dimanche 22 mai 2022

The Barkley Marathons: The Race That Eats Its Young, de Annika Iltis et Timothy James Kane (2014)

barkley_marathons.jpg, mai 2022
Méga-ultra-trail

Le marathon de Barkley est une course américaine figurant très certainement en haut de la liste des ultratrails les plus difficiles au monde, avec ses 160 kilomètres de distance et ses 18 000 mètres de dénivelé cumulé positif à travers les forêts du parc d'État de Frozen Head, dans le Tennessee. Plus de deux fois l'Everest à monter et à descendre, s'amusent les organisateurs. Mais avant toute chose, c'est l'une des courses les plus atypiques qui soient et ce pour un très grand nombre de raisons.

L'idée de cette course inhumaine est née dans la tête de Gary « Lazarus » Cantrell, un ancien traileur, aidé par son ami Karl Henn, inspiré par la fuite du prisonnier James Earl Ray, assassin de Martin Luther King, qui avait parcouru 13 kilomètres dans les bois alentours en 55 heures. Cantrell, satirique, dit qu'il aurait couru au moins 160 kilomètres dans ce temps, pour se moquer de la performance du détenu : et voilà, le marathon était né.

Barkley est une course qui fut instituée en 1986, mais il fallut attendre 1995 et son extension à l'international pour voir un premier participant terminer l'intégralité du parcours. Durant les 25 premières années du marathon, seulement 10 personnes sont parvenues à atteindre un tel exploit : difficile de donner un meilleur gage du caractère extrême de cette compétition. Des centaines de participants postulent chaque année pour s'inscrire mais seulement 30 à 40 seront retenus, sur la base de leurs réponses à un questionnaire d'entrée. Chaque année, pour l'aspect potache, une personne confirmée mais qui ne fera de manière évidente pas le poids est retenue : elle ne parvient en général même pas à terminer le premier tour.

La course s'organise autour de 5 tours d'un parcours non-balisé de 20 miles : les deux premiers sont réalisés dans un sens (de jour puis de nuit), les deux suivants dans le sens inverse (de jour et de nuit également), et le dernier s'effectue de manière aléatoire, en distribuant les coureurs dans des sens différents à chaque fois. Autant dire qu'il est très rare de voir des gens s'engager dans ce cinquième et dernier tour. Quelques particularités : GPS interdit, le tracé de la course est donné seulement la veille de l'événement et le début peut avoir lieu dans une fenêtre de 12 heures. Il existe une dizaine de checkpoints à franchir par tous les participants qui doivent arracher une page précise de livres positionnés à ces endroits pour prouver qu'ils y sont bien passés.

The Barkley Marathons: The Race That Eats Its Young parvient à établir un équilibre vraiment réjouissant entre la folie complète de ce genre d'épreuve et le côté très humain, familial de l'aventure. Le coût du ticket d'entrée : 1.60 dollars (à ce prix, Laz peut envoyer chier n'importe quel mécontent), une plaque d'immatriculation originaire de son pays, et selon l'année et les besoins de l'organisateur, une chemise blanche, une paire de chaussette, etc. Ainsi ce qui pourrait se transformer en un ultratrail supplémentaire parvient à conserver une dimension franchement altruiste, favorisant l'entraide puisqu'au final, tout le monde sait pertinemment que très peu parviendront à boucler les 5 tours. En réalité, même si la limite est fixée à 60 heures pour valider le marathon, il ne reste très vite plus beaucoup de participants. Forcément, quand un ancien militaire ayant appartenu aux Special Ops déclare qu'il n'a jamais connu quelque chose d'aussi brutal et qu'il échoue devant des informaticiens et autres ingénieurs en mécanique, on rit beaucoup et on prend la mesure de l'épreuve.

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samedi 14 mai 2022

Ascension, de Jessica Kingdon (2021)

ascension.jpg, fév. 2022
No pain, no gain

Dès les premières séquences du documentaire Ascension réalisé par Jessica Kingdon, on sent que ce voyage au pays de l'American dream chinois va être on ne peut plus délectable. Il suffit de pas grand-chose pour être entièrement convaincu : un bon sujet, un sens de l'esthétique, de bons placements de caméra, une science du montage efficace, et bien sûr tout le talent nécessaire pour articuler ces différents éléments. En guise d'introduction, on voit comment des entreprises comme Foxconn et Huawei recrutent de manière particulièrement agressive en vantant les mérites des emplois proposés : on travaille assis, les dortoirs ont l'air conditionné, avec promesse de bons repas chauds. Le paradis du travailleur à la chaîne, en d'autres termes, nous dit-on.

Le docu est structuré en trois grandes parties, en remontant l'échelle sociale chinoise : on commence par les travailleurs les plus précaires, pour ensuite remonter à travers la classe moyenne formatée d'une façon très différente et enfin accéder à l'élite nationale. La ligne directrice de Kingdon est très claire en faisant de l'ascension sociale la colonne vertébrale de son film, en montrant à quel point on martèle le même discours de réussite et comment on assure que la reconnaissance et la fortune souriront à ceux qui travailleront comme des acharnés. Le parallèle avec le formatage très similaire de l'autre côté du Pacifique est croustillant.

Ainsi, le premier gros tiers du film est dévolu aux usines dans lesquelles s'entassent les employés dans des tâches éminemment répétitives. Grande surprise, si on retrouve le schéma classique du travail à la chaîne dans un univers aliénant (attention, c'est à faire vomir à la simple vue d'un bout de plastique, au milieu de tous ces bouchons, bouteilles et vaporisateurs), un passage particulièrement éloquent et comique s'attache à décrire le travail de femmes occupées aux finitions sur des poupées sexuelles. Moment génial quand on les voit écarter les jambes desdites poupées pour leur faire le maillot au ciseau ou lorsqu'elles cautérisent un bout de plastique perdu en-dessous d'immenses nichons. L'humour de Jessica Kingdon n'a d'égal que son sens du cadrage.

En plus de cela, on se balade au milieu d'un camp d'entraînement où des employés en costume militaire écoutent un discours martial, applaudissent machinalement dans une ambiance surréaliste, pendant que d'autres s'entraînent à recevoir des coups au torse jusqu'à ce que des veines explosent. Gare à celui qui n'exécute pas correctement le geste indiqué. Il y a aussi le pendant féminin, tout aussi hypnotisant et sidérant, avec une session de formation d'hôtesses expliquant le nombre de dents à montrer (les 8 du haut en l'occurrence) pour sourire correctement au travail, l'angle de rotation acceptable de la tête pour signifier un accord poli mais pas trop, ou encore comment écarter les bras et à quelle distance en vue d'une accolade avec un inconnu. Quoi qu'il arrive, il faut paraître obéissant même lorsqu'un client fortuné se permet les pires humiliations. Fascinant. Et puis il y a la classe aisée, beaucoup moins représentée ici, mais qui semble friande de gastronomie française et de clochette pour appeler le majordome.

On retrouve le même espoir d'élévation sociale chez les uns et le même désir de conformité déférente chez les autres que ce qu'on a déjà vu dans la description du système néolibéral du côté occidental. "No pain, no gain" semble être la morale partagée : bosse et sois heureux en résumé, avec d'un côté des bouteilles en plastique produites par millions et de l'autre des ouvrières programmant des machines pour coudre des produits qui arborent "Make America Great Again". Le rêves d'un grand PDG chinois : exploiter le potentiel de la Chine qui peut atteindre une consommation équivalente à 5 fois celle des États-Unis. Sacré cauchemar.

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vendredi 06 mai 2022

Juvenile Court, de Frederick Wiseman (1973)

juvenile_court.jpg, mai 2022
"Don't cry yet. You haven't even been to court."

C'est la première fois dans la filmographie de Wiseman, d'un point de vue chronologique, qu'on le voit dépasser la barre des deux heures. Certes, on est loin des plus de trois heures presque habituelles de ses productions depuis les années 1990, mais on peut tout de même remarquer ce changement notable de montage. Mais Juvenile Court s'inscrit toujours dans la continuité des radioscopies institutionnelles précédentes, malgré sa longueur il reste percutant, incisif, et absolument pas rebutant dans son format. Dans le viseur du documentariste : le système judiciaire des États-Unis, à travers le fonctionnement d'un tribunal pour enfants de Memphis.

Le principe est le même : observer le fonctionnement d'une institution à travers sa vie quotidienne, observer les rouages de la machine pour en révéler les fondements, les dérives, les modalités sous-jacentes. Devant sa caméra défilent ainsi des cas divers et variés, allant du vol à la fugue, de la consommation de drogue à l'agression sexuelle, en alternant méthodiquement entre coupables et victimes, enfants et parents. Wiseman fait progressivement le portrait d'une personne centrale, le juge, muré dans sa sobriété et sa compassion en filigrane, chargé de prendre des décisions compliquées au sujet de situations parfois inextricables. C'est aussi le portrait de tous ces gens compétents et dévoués qui travaillent sur des cas difficiles versant régulièrement dans le tragique. De temps en temps, on sort du cadre rigoureux et purement légal pour montrer en les limites, notamment lorsqu'on constate l'illusion des accords mutuels entre le juge et certains parents. Personnels, parents et enfants évoluent dans un microcosme, un lieu fermé, une autarcie, tous égaux de ce point de vue-là.

Au fil des visionnages, l'œuvre de Wiseman quadrille la vie quotidienne au point que ce film semble se situer non loin des ados de High School qui auraient mal tourné, avant que certains n’atterrissent dans Titicut Follies ou dans Hospital, emmenés en ces lieux par les policiers de Law and Order. Ici une question revient souvent, en marge du classique "innocent ou coupable" : placement en famille d'accueil ou en maison de redressement ? On assiste en quelque sorte à la confrontation d'un idéal démocratique de justice avec le pragmatisme le plus violent et inégal qui soit. Ce gamin a-t-il vraiment fait du mal aux enfants qu'il gardait ou bien la mère a-t-elle mis en scène toute l'histoire ? Le travail du tribunal oscille ainsi constamment entre punition et réhabilitation, et Wiseman nous fait parcourir les différents processus avant d'atteindre le verdict, avec les réunions de concertations, les échanges avec les travailleurs sociaux et autres avocats, les choix légaux et moraux qui s'offrent aux parents, les passages chez un psychologue, etc. avec comme apogée du documentaire une dernière longue séquence portant sur le jugement rendu sur un cas de vol à main armée impliquant un guetteur qui se croyait innocent car menacé de mort. On essaie de comprendre comment ce garçon à la tête bandée a pu énerver son oncle au point que ce dernier l'ébouillante, on s'interroge sur les liens entre des tendances suicidaires d'une jeune fille et des abus de parents, on demande à un dealer boutonneux de prier dieu : un catalogue de visages vieillis prématurément, d'enfants errant terrifiés par les adultes, de gamins abandonnés par leurs parents d'une façon ou d'une autre.

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