jeudi 15 septembre 2022

Los Angeles Plays Itself, de Thom Andersen (2003)

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''They make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize.''

Los Angeles Plays Itself, c'est un tunnel de près de 3 heures. L'expérience est éreintante, et on en ressort comme sous l'effet d'un rouleau compresseur, après avoir subi un essai cinématographique sur la ville de Los Angeles (attention de ne pas dire "L. A." sous peine de se faire engueuler par Thom Andersen qui y voit une dévalorisation abominable !) citant pas moins de deux cents films sur le sujet. Quand le film démarre, avec cette vive allure et ce flot ininterrompu de paroles, on se dit que le rythme va être impossible à suivre, pour le narrateur comme pour le spectateur. Et pourtant. Au-delà de la somme des informations individuelles que contient le film, à l'instar d'une conférence de Jean-Baptiste Thoret (il y a un peu de tout et un tri est évidemment nécessaire), au-delà de la proportion de références qui produira ou non un stimulus, Los Angeles Plays Itself produit un effet saisissant, un peu assommant, mais doté de singularités suffisantes pour rendre voyage constructif et agréable.

Un film de montage avant tout, sous la forme d'une longue dérive à travers le cinéma hollywoodien, avec pour objectif l'extraction d'une composante documentaire de toute la matière 100% fictionnelle des 50 années qui ont précédé la sortie du film en 2003 (commencé en 1999) — à l'inverse d'un autre schéma rencontré parfois, complémentaire, qui vise à introduire un peu de fiction dans de la non-fiction. Selon le réalisateur, "if we can appreciate documentaries for their dramatic qualities, perhaps we can appreciate fiction films for their documentary revelations".

Le documentaire est structuré en trois parties clairement identifiées : la ville comme une toile de fond, la ville comme un personnage, la ville comme un sujet. Le ressentiment de Thom Andersen à l'égard d'Hollywood et de son influence néfaste sur la représentation de la ville qu'il aime parcourt absolument tout le docu, à tel point qu'il considère l'abréviation usuelle "L.A." comme la conséquence directe de cette emprise croisée avec un complexe d'infériorité. Des considérations un peu absconses de ce genre, le film en est rempli. De manière intéressante, ce n'est pas un recensement de films sur Los Angeles, mais bien une collection de séquences assemblées pour étayer un propos — plus ou moins pertinent et fondé — à l'image de toute la première partie explorant la dimension architecturale singulière de la ville, avec le courant de l'architecture moderniste associée selon l'essayiste au domicile des bad guys au cinéma (et les exemples abondent il est vrai, avec cette image imprimée par tous les cinéphiles de villas implantées sur des pentes sévères). La séquence de L'Arme fatale 2 dans laquelle Mel Gibson en détruit une avec son pickup est à ce titre mémorable.

Le film s'éloigne de toute dimension potentiellement scolaire, il ne s'agit pas d'un égrainage méthodique et chronologique façon encyclopédie mais bien une plongée subjective dans un discours qui convoque autant de chefs-d'œuvre du film noir que de grosses bouses, autant de thrillers que de navets d'action, et qui tire son titre (signe manifeste de l'ironie d'Andersen à mon sens) d'un cryptique film porno gay des années 70. Il passe beaucoup de temps à évoquer les villas bourgeoises de L.A. Confidential, l'emprise des puissants sur l'eau dans Chinatown, l'utilisation multiple d'un lieu comme le Bradbury Building au travers de films aussi différents que Blade Runner et The Indestructible Man — et même The Artist serait-on tenté de rajouter — dans l'optique de déconstruire les mythes qui enveloppent la ville aux yeux de ceux qui n'y habitent pas et qui n'y prennent pas le bus (sic).

Le ton est volontiers provocateur, souvent ironique, et parfois très cinglant, comme notamment dans le chapitre consacré au retournement de perspectives concernant la gestion de l'eau, des autoroutes, des logements sociaux, ou encore de la police, dont les conséquences désastreuses ne sont pas le fait d'obscures organisations mafieuses mais bien de cyniques représentants publics, bien documentées dans la presse et divers essais, sans que cela n'ait empêché de ratifications par voie démocratique. Au-delà de la simple énonciation du fait que les films ne dépeignent pas la réalité, un truisme renforcé par la présence de nombreuses série B et autres films catastrophe. Après tout, il revendique cette licence artistique et intellectuelle : "they make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize".

On peut ainsi considérer le film comme une longue critique argumentée de l'impérialisme culturel d'Hollywood, en s'appuyant sur une grande variété de films, des vieux et des récents, des géniaux et des nullissimes, des blockbusters et des inconnus, à travers une variété de lieux tout aussi conséquente, étudiant la disparition de zones populaires comme Bunker Hill, l'évolution des stations essence, la dissolution de certains quartiers, ou les tacles faciles du new-yorkais Woody Allen dans Annie Hall. L'écart est parfois abyssal, entre un film d'Antonioni et un film de Stallone, un film de course-poursuite / demolition derby et un film d'auteur de Peter Bogdanovich, des références au cinéma policier fasciste et d'autres à Bresson et Ozu.

Le propos est forcément excessif, en quantité et en conjectures, mais il en ressort quand même quelque chose qui s'apparente chez moi à une extrême générosité, certes un peu trop amère par endroits, assortie d'une recomposition très forte de la géographie telle qu'elle transparaît à travers les fictions. Il donne aussi quelques pistes d'exploration très intéressantes, du côté de Charles Burnett (l'auteur de Killer of Sheep), Billy Woodberry (Bless Their Little Hearts), Haile Gerima (Bush Mama) ou encore Kent Mackenzie (The Exiles), évoquées dans la dernière partie consacrée à une sorte de néoréalisme d'un cinéma afro-américain. On pourrait arguer qu'Andersen substitue une forme de complaisance à une autre, en critiquant vertement la représentation hollywoodienne idyllique pour développer une contre-histoire en un sens unilatérale (comme en témoigne ses remarques lapidaires sur Short Cuts, un exemple parmi cent). Mais c'est un style lapidaire et incisif qui permet d'étaler les différentes couches du discours avec dynamisme et de déboucher sur une œuvre unique excitant les synapses des cinéphiles, potentiellement, et sans élitisme. Au niveau du contenu du moins.

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mardi 30 août 2022

Primate, de Frederick Wiseman (1974)

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"Observer les savants comme les savants observent les singes."

Primate est de loin le film de Frederick Wiseman le plus effrayant et le plus directement violent, largement devant la violence du traitement des résidents d'une prison psychiatrique de Titicut Follies qui était largement mise à distance par des ambiances baroques, ou du conditionnement des personnes dans les institutions observées par High School, Law and Order, ou encore Hospital, car elle venait en complément de phases d'observation occupant l'essentiel de l'espace.

Ce pourrait être principalement lié au montage d'une redoutable efficacité chez Wiseman à cette époque, avec un crescendo très bien maîtrisé dans les expériences scientifiques sur des singes divers. En immersion dans ce centre de recherche d'Atlanta, on observe dans un premier temps des moments tendres ou drôles : des accouplements de primates donnant lieu à des observations sur l'éjaculation qui mettent mal à l'aise certaines stagiaires, des femmes qui s'occupent de bébés primates comme s'il s'agissait de leurs propres progénitures (câlins, bisous, biberons, etc.), et déjà quelques expériences, d'une neutralité confortable, basées sur des observations théoriques ou sur des analyses d'apprentissages et autres réactions à différents stimuli. La maman chimpanzé jouant et goûtant le placenta encore accroché à son bébé, un moment très étrange. Un vol simulant l'apesanteur, aussi.

Et puis la science prend un virage très sec à un moment, à partir d'expériences incluant l'insertion d'électrodes directement dans les boîtes crâniennes des animaux — à ce titre c'est un documentaire très intéressant sur l'évolution des normes en matière d'expérimentation animale, mais c'est aussi un film à réserver à un public averti car l'envie se mutant en nécessité de détourner le regard de certaines opérations est très fréquente, avis aux âmes sensibles — pour essayer de comprendre le rôle de certaines régions du cerveau dans les comportements sexuels ou violents. Mais ça, il faut le deviner ou le comprendre a posteriori en se renseignant car Wiseman, très volontairement, ne laisse aucune place au champ scientifique à proprement parler. Son sujet, c'est l'homme, dans une mise en abyme sidérante : "J'ai voulu observer les savants comme les savants observent les singes". Le résultat est brillant, particulièrement probant de ce point de vue-là.

On peut s'amuser dans un premier temps, lors d'expérience visant à récolter du sperme selon une gamme variée de stimuli. Mais assez vite les signaux dérangeants envahissent l'espace. Un chercheur insère une sonde gastrique par les narines d'un pauvre petit singe pour analyser l'intérieur de son estomac, et cette scène rappelle fatalement l'alimentation de force, par la même voie, d'un patient dans Titicut Follies. La séquence "dentiste pour singes" est du même acabit en matière de malaise, et on plongera ensuite totalement dans l'horreur frontale à la faveur d'une opération chirurgicale désassemblant pièce par pièce un autre primate, avec une séquence intense au niveau du cerveau.

Et c'est là tout le talent de Wiseman, qui juxtapose des paroles réconfortantes d'une technicienne et des expériences scientifiques d'une brutalité inouïe, avec un aveu aussi neutre dans le ton qu'implacable de la part d'un chercheur : "généralement, les singes souffrent". On reconnaît son appétence pour les discussions de groupe portant sur l'organisation et la stratégie, même si ici aucun élément de nous est donné de sorte que l'on soit en capacité d'en comprendre les tenants et aboutissants. Un dispositif redoutablement efficace, qui nous projette presque dans la peau des singes en souffrance, agressés, qui ne comprennent à aucun moment ce qu'il leur arrive. Stress insoutenable, détresse totale.

Il y a en outre une démonstration en toile de fond tout aussi imparable : il y a tout en haut de la pyramide des hommes, des vieux blancs ; en-dessous, des femmes assistantes ; en-dessous, des hommes noirs en charge du nettoyage et de l'entretien ; et tout en bas, les animaux, trimballés de cages en cages, d'un dispositif expérimental à un autre. Et à la faveur de ce montage affûté comme un rasoir, en ayant sciemment expurgé toute justification scientifique, il n'y a que les primates pour exprimer des émotions (que l'on peut lire dans leurs yeux régulièrement) appartenant à un spectre très large : peur, colère, tendresse, lascivité, incompréhension et souffrance.

img1.jpg, juil. 2022 img2.jpg, juil. 2022 img3.jpg, juil. 2022 img4.jpg, juil. 2022 img5.jpg, juil. 2022

vendredi 26 août 2022

Le Règne du jour, de Pierre Perrault (1967)

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"Le peuple est à la folie Marie !"

Quel voyage émouvant initié par Pierre Perrault, de retour du côté de chez les Tremblay à L'Isle-aux-Coudres, sur le Saint-Laurent, quelques années après Pour la suite du monde, pour les inviter à faire le déplacement en France et y retrouver les origines de leur famille et leurs ancêtres dans le Perche... Quels personnages, ces deux vieux Alexis et Marie, deux personnalités centrales au cœur du pèlerinage, donnant des portraits vraiment incroyables... On coche énormément de cases en ce qui me concerne : documentaire semi-ethnographique, paysannerie, culture québécoise.

Très touchant de découvrir un peu plus en détail l'intimité de ce couple très âgé (avec quand même 17 enfants, 72 petits-enfants, et 7 arrière-petits-enfants, de quoi peupler la région comme 3 siècle auparavant !), avec leurs caractères bien trempés, et surtout l'inscription de leur état d'esprit dans une chronologie culturelle. Le rapport de l'homme au temps et à son environnement est magnifique, merveilleusement bien capté ici à travers d'une part la peur tangible d'Alexis vis-à-vis du futur et de l'époque moderne ("Le peuple est à la folie Marie ! Le luxe… mais on vit moins bien qu’avant je te dis !") et d'autre part dans le contrepoint très calme et plus mesuré offert par Marie, justement, l'air de ne pas y toucher ("il a toujours été vieux… alors avec l’âge…" réplique collector).

Le voyage en France est aussi l'occasion d'établir une série de passerelles, des points communs et des différences, entre les paysans québécois et les paysans français, à travers plusieurs prismes : ils découvrent que les fermes françaises sont majoritairement louées là où au Québec les paysans sont propriétaires de leurs terres et de leurs bâtisses. La mécanisation est plus importante, les tracteurs sont présents un peu partout tandis que l'accès à l'eau courante n'est pas garanti. Surtout, le rite du cochon n'est pas effectué de la même manière, que ce soit pour le tuer, le peler, le préparer, gérer les abats, etc. Ce qui est très drôle, c'est que plus ces cousins éloignés échangent sur leurs différences, plus ils se rapprochent. Ils prennent carrément conscience d'appartenir à la même classe sociale, loin des aristocrates occupés par la chasse à courre par exemple (un très bon exemple qui conforte Alexis dans sa vision des choses, à quelques détails près liés à la résistance notamment).

Un documentaire qui recèle en outre une poésie insoupçonnée, sur les jeux de langues, les spécificités idiomatiques qui se croisent, les accents (délicieux) aussi bien sûr, les pratiques qui se répondent comme un écho de part et d'autre de l'Atlantique à la faveur d'un montage alterné savoureux. Très authentique dans sa démarche, très drôle dans la confrontation qu'il provoque entre ces vieux paysans qui n'étaient jamais sortis de leur Isle-aux-Coudres et qui débarquent en France. Je crois que le plus touchant dans cette histoire, c'est cette incompréhension profonde du monde moderne chez Alexis (le passage avec les motoneiges est à pleurer de rire), et la peur teintée de colère que cela occasionne.

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jeudi 25 août 2022

Maman Küsters s'en va au ciel, de Rainer Werner Fassbinder (1975)

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"Une vieille femme ne peut-elle pas aussi avoir des souhaits ?"

Je commence à peine à cerner le Fassbinder de cette période, grosso modo les années 1970 particulièrement virulentes et protéiformes dans les critiques de la société allemande. C'est un film que l'on a naturellement envie de placer non loin de Tous les autres s'appellent Ali, et pas uniquement à cause de la présence remarquée de Brigitte Mira, dans des rôles à chaque fois particulièrement bien trouvés, celui d'une mère un peu âgée, symbole de la classe ouvrière défavorisée, au cœur de différentes humiliations.

Dans Maman Küsters s'en va au ciel c'est à la suite du suicide de son mari (après avoir tué un dirigeant de son entreprise) que les ennuis arrivent. Il y aura dans un premier temps la malveillance de la presse à scandale, à des degrés variés d'ignominie et de manipulation — très bon rôle pour Gottfried John également. Puis vient l'attitude assez scandaleuse des enfants, absolument pas solidaires et bienveillants, au contraire plutôt opportunistes surtout à travers le personnage de la fille, chanteuse à la recherche du succès, coûte que coûte. Tous cherchent à éviter d'être publiquement associés à cette sordide affaire du "tueur de l'usine" tout en cherchant à en profiter malgré tout.

Et enfin, après l'article scandaleux publié dans la presse, vient la partie plus ouvertement politique, toujours dans l'exploitation du désarroi de la veuve mais cette fois-ci par différents mouvements, dans un premier temps le parti communiste très embourgeoisé et dans un second temps un groupe anarchiste violent et présenté comme puéril. Fassbinder met les bouchées doubles pour montrer que les moyens présentés comme source de libération peuvent très vite se transformer en autres objets d'aliénation. Les illusions se brisent les unes après les autres pour cette pauvre mère esseulée, et c'est l'occasion de joindre au pamphlet politique une dimension très sensible dans le portrait plein de compassion. Fassbinder déballe les arguments et les contre-arguments dans un style un peu brouillon, confus, mais toujours pertinent et n'épargnant pas grand monde. Une palette de tons en matière d'instruments de domination vraiment saisissante.

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lundi 22 août 2022

Rouges et Blancs, de Miklós Jancsó (1967)

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Perceptions chaotiques de la guerre civile russe

Un cadre géographique et temporel : 1917 et les suites de la révolution bolchévique, dans une région près de la Volga, au sud de la Russie. Un conflit opposant deux camps : les tsaristes et les communistes, ces derniers étant aidés par les sympathisants hongrois.

Et c'est à peu près tout ce qu'on saura du contexte dans Rouges et Blancs, un film de guerre impressionnant de maîtrise formelle, sans véritable fil narratif, sans qu'un personnage ne se détache véritablement par rapport aux autres. En pleine guerre civile, au cœur de la révolution, on assiste sur les bords du fleuve à un ballet incessant d'attaques et de contre-attaques, à une succession d'arrestations et d'exécutions sommaires, à des courses poursuites dans la campagne russe entre des Rouges qui se cachent et des Blancs qui les traquent, principalement. Très souvent, on est perdu dans les flux et les reflux des masses humaines, on ne sait plus vraiment quel camp on est en train d'observer. Entre les exécutions de prisonniers, de déserteurs ou de criminels de guerre, on perd régulièrement le fil des mises à mort.

Ce qui est sûr, c'est que la chorégraphie des combats orchestrée par Miklós Jancsó est hypnotisante, presque détachée de toute progression narrative, en dehors de tout cadre conventionnel qui identifierait des gentils et des vilains, des héros et des personnages récurrents.

Les plans sont très longs et naviguent autour du cours d'eau, dans un hôpital de campagne ou dans des champs de blé, en fuyant le gros plan pour mieux préserver la dimension anonyme de ces batailles. On identifie davantage des groupes de personnes, des blessés, des prisonniers, des infirmières, des cavaliers. Et ce qui frappe, c'est à quel point la répression sanglante des uns répond à la répression sanglante des autres. Les modes d'exécution semblent incompréhensibles, car arbitraires, absurdes, aléatoires, et bien souvent on ne sait pas si on fait déplacer ou déshabiller des personnages pour les laisser fuir, les faire danser ou les exécuter froidement. De ce point de vue-là, Rouges et Blancs brille par le sentiment d'incertitude totale qu'il parvient à rendre tangible.

Assez vite on comprend qu'il n'y aura pas d'explication quant aux critères qui font qu'on libère ceux-ci ou qu'on exécute ceux-là. Il n'y a pas de règle, chaque arrestation obéit à ses propres règles, selon les forces en présence. C'est une plongée dans l'irrationnel qui conduit les deux camps aux mêmes actes de cruauté, sans que l'on ait le temps de s'attacher à qui que ce soit. D'un moment à l'autre, d'une séquence à la suivante, les vainqueurs deviennent les vaincus, à la faveur d'un énième retournement de situation.

Et il reste en mémoire de nombreuses scènes marquantes : une forêt de bouleaux dans laquelle un peloton emmène les plus jolies infirmières (pour leur faire danser une valse), une femme nue que l'on invite à aller nager, un homme qui se suicide avant d'être fait prisonnier, et surtout ce long plan-séquence final qui voit une troupe entière de Rouges se jeter dans la gueule du loup, en chantant la Marseillaise (en hongrois) en avançant au loin, face à une armée largement supérieure en nombre.

img1.jpg, juin 2022 img2.jpg, juin 2022 img4.jpg, juin 2022 img5.jpg, juin 2022 img3.jpg, juin 2022

mercredi 17 août 2022

Saigneurs, de Vincent Gaullier et Raphaël Girardot (2017)

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Malaise de la découpe industrielle

Film très proche de celui de Manuela Fresil, Entrée du personnel (côté poulet), dans l'exploitation de la chair humaine qu'il donne à voir au milieu de la chair animale débitée pendant 1h40 — régulièrement en hors champ ici. L'approche est très originale et ne manquera pas de faire grincer des dents dans des camps opposés : Vincent Gaullier et Raphael Girardot font le choix de montrer la misère des prolos dans ces salles d'abattoir où on a plutôt l'habitude de discuter de la cause animale. Excellente œuvre compagnonne de L'Animal et la mort de Charles Stépanoff, à ce titre : on nage en plein animal-matière, en pleine abstraction assumée par l'immense majorité des consommateurs de viande.

Les deux films partagent aussi une certaine propension à l'humour savamment déplacé, ici beaucoup plus réussi à mes yeux. C'est le cas principalement lorsque la caméra capte des moments d'échauffement dignes (ou presque) de grands sportifs, avec tous les employés qui font des exercices pour éviter autant que possible les tendinites et autres troubles musculo-squelettiques. C'est particulièrement drôle de voir ces gens, habillés en saigneurs avec leurs cirés blancs et leurs gants bleus, faire des gestes étranges dans le contexte d'un abattoir. Ici la caméra sait également saisir des choses de tout autres registres, comme notamment une femme en charge de découper les têtes de vaches qui attend la carcasse suivante avec son couteau fermement serré dans sa main. Le plan est glaçant. Le seul plan en trop à mon goût, c’est celui observant le contrechamp avec une vache en train d’agoniser à la fin, un peu trop explicite et surlignant quelque chose qui était déjà suffisamment clair il me semble.

On a souvent parlé des horreurs de ces lieux de mise à mort des animaux à la chaîne, mais très rarement de l'exploitation en miroir des hommes, soumis à un travail répétitif, sous-payé, fatigant, rebutant, summum de la précarité néolibérale — cf. cet homme de 52 ans qui avoue à son DRH qu'il ne pourra pas être employé ailleurs à son âge, totalement soumis, et qu'il accepte à peu près tout ce que son supérieur lui reproche ("des moments de relâchement en fin de journée quand tu fatigues, c'est du détail mais faut corriger ça") : la faiblesse de cet homme est horrible. Un sale boulot parmi d'autres. Un nouveau label à imaginer : viande garantie sans souffrance humaine.

Le film brille par son immersion et sa volonté de ne pas opposer les hommes aux animaux, il n'y a pas concurrence de la douleur. Son sens du cadrage aussi, je garde en mémoire cette femme en fond, avec son couteau, tandis qu'un ballet d'abats occupe le premier plan. On nage en plein taylorisme avec ses cadences infernales et ses milliers de bêtes tuées chaque jour. La plongée dans cet univers est très soignée, avec tout particulièrement un environnement sonore très travaillé, le bruit incessant des machines, le bruit du métal des couteaux contre la matière organique, le bruit de l'os sectionné par d'énormes pinces coupantes... Et plein d'outils dont j'ignore le nom. Le but est vraiment d'empêcher les ouvriers de réfléchir, d'anéantir tout espace qui pourrait s'y prêter, et de les abrutir avec des tâches pénibles, symbole d'une répétitivité absolue.

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mardi 19 juillet 2022

La Cible, de Peter Bogdanovich (1968)

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"All the good movies have been made."

Pour son premier film réalisé sous le patronage de Roger Corman, on peut dire que Peter Bogdanovich avait su tirer pleinement profit du réseau de contraintes qu'on lui avait imposées. Le jeune critique ciné de 29 ans se lance dans une production dont il ne maîtrise pas grand-chose et pourtant il parviendra à extraire de la situation quelque chose de vraiment singulier, le genre de friandise dont beaucoup de cinéphiles sauront se délecter. Corman impose un budget minable, il impose aussi la présence de Boris Karloff (dans un de ses derniers grands rôles) qui lui devait encore quelques films d'un point de vue contractuel, et voilà Bogdanovich lancé dans un machin qui sentait bon le piège casse-gueule. Pourtant, en dépit de toutes ses maladresses et de toutes ses limitations, Targets reste un film très attachant.

Déjà, il faut reconnaître au tout jeune réalisateur un certain talent pour avoir su mêler avec une adresse rare chez les débutants les deux fils narratifs : d'un côté un Américain moyen qui se met à tuer un bout de sa famille puis à trucider une pelletée d'inconnus avec son sniper fraîchement acheté, et d'un autre côté un acteur de cinéma horrifique de série Z vestige d'un art passé qui décide de prendre sa retraite anticipée. Les deux récits filent tout droit vers leur climax mutuel, au cours d'une de ces séquences de cinéma en voiture et en plein air typiquement américaines.

C'est le comportement de Karloff (aka Byron Orlok dans le film) qui met la puce à l'oreille, quand on se questionne sur ses raisons pour prendre une telle retraite anticipée — un acteur désillusionné qui semble écœuré par la violence quotidienne de la vie réelle en regard de la violence sur pellicule. Il se fait très vite le porteur du message du film, et en ce sens Bogdanovich lui fait un très beau cadeau, un an avant sa mort, sur les braises de l'assassinat de Martin Luther King et avec celui de Kennedy flottant encore dans l'air.

Un film vraiment bizarre, avec deux intrigues qui se commentent l'une l'autre, de même que la réalité et la fiction, et l'ensemble accouche d'une réflexion bizarre et étonnante sur l'évolution de la violence dans la société américaine, à la fois troublante et prémonitoire. Des mises en abyme en pagaille qui font écho à la tuerie perpétrée par Charles Whitman dans les années 1960, dans un maelström bigarré d'émotions — le final, bien que maladroit, provoque des sentiments surprenants, avec ce tueur fou paniquant à la vue d'un personnage de fiction horrifique qui surgit dans la vraie vie.

Un film bizarre jusque dans ses sursauts comiques, notamment au terme de la séquence réunissant Bogdanovich lui-même ("all the good movies have been made") et Karloff dans une chambre d'hôtel, avec dans un premier temps le réalisateur-acteur sursautant au réveil en voyant son acteur dans son lit, et dans un second temps l'acteur sursautant à la vue de son image dans un miroir (une blague inventée par Karloff paraît-il). Il y a bien quelques longueurs dans pas mal de scènes, mais toutes les singularités du film permettent d'alléger le tout. La description froide de la mort en Amérique, de la vie de plusieurs métiers de cinéma, de deux prises de libertés (retraite et tuerie de masse) très antagonistes, et tout particulièrement la configuration finale avec le tireur qui tire syr des spectateurs à travers l'écran même de projection. La transition observée à travers l'apparition de nouveaux monstres de l'autre côté de l'écran, comme s'ils l'avaient traversé, est en tous cas troublante.

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vendredi 08 juillet 2022

Tour du parc national de la Vanoise, entre Grande Casse et Dent Parrachée

365 jours plus tard et un an de procrastination dans les jambes, c'est la préparation du prochain trek pyrénéen dans les prochaines semaines qui me pousse à vaincre une flemme monumentale et évoquer celui de l'année dernière, dans le splendide massif de la Vanoise. En suivant l'alternance Pyrénées / Alpes avec la régularité d'un métronome, on s'était donc lancés en août 2021 dans un petit périple avec pour camp de base Pralognan. Comme d'habitude, on a attendu un peu le dernier moment pour décider du sens de parcours de la randonnée, influencés par l'air des montagnes locales. Cette fois-ci, les possibilités étaient un peu plus riches puisqu'on a parcouru une double boucle, sous la forme d'un huit faisant son nœud central au niveau de Entre Deux Eaux.

Ce fut une randonnée riche en diversité et en sommets impressionnants, toujours cernée par des pointes immenses comme la Grande Casse (3855m), la Grande Motte (3653m) ou encore la Dent Parrachée (3695m). Une région assez fréquentée dans l'ensemble, laissant peu d'opportunités de dériver sur des sentiers non-balisés, et comportant énormément de cours d'eau à traverser et où se rafraîchir.

Côté technique : au total la randonnée s'échelonna sur une distance 123 kilomètres, avec 8400 mètres de dénivelé cumulé. Avec 5,5 jours de marche au compteur, on tourne à une moyenne de 22,5 kilomètres et 1500 mètres de dénivelé cumulé (positif et négatif) par jour. Résumé rapide de cette balade vieille d'un an, déjà.

N'hésitez pas à cliquer sur les images pour les afficher en plein écran.


INFORMATIONS DIVERSES

Le tracé en 3D du trek à deux échelles différentes, avec une couleur par jour.
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Le dénivelé de la randonnée jour après jour.
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Et la version juxtaposée — un peu à l'arrache, je le concède, mais combien de personnes cliqueront sur cet aperçu pour aller vraiment regarder ça en détail, hein ?
deniv_tot.png, juil. 2022

JOUR 1
20 km / 1600 m D+ / 500 m D-
Pralognan-la-Vanoise → Col de la Vanoise → Entre Deux Eaux → Refuge de la Leisse

Départ du parking de Pralognan, après une nuit confortable dans la voiture aménagée. La statue du bouquetin sera le point de départ et le point d'arrivée. On prend de l'altitude assez vite pour avoir une belle vue plongeante sur le village et sur la vallée qui sera notre chemin retour dans une semaine. Les crêtes rocheuses sont partout et morcèlent l'horizon avec de petites taches blanches : il y a pas mal de glaciers.
j1_02-1.jpg, juil. 2022 j1_03-1.jpg, juil. 2022j1_04-1.jpg, juil. 2022

Des épilobes en fleurs, des cascades, de la glace, de la roche, de l'herbe : que faut-il de plus ?
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Le long d'un sentier très balisé et assez fréquenté, on se faufile jusqu'au très célèbre Lac des vaches (l'eau est d'une clarté frappante mais le niveau est très bas). Pas de vache en vue à cette époque.
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Juste au-dessus, le col et le refuge de la Vanoise. Les lacs s'enchaînent les uns après les autres, cernés de pierre et de neige, c'est magnifique malgré la haute fréquentation du coin.
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L'arrivée au niveau d'Entre Deux Eaux, le nœud de notre parcours en huit : vue côté Nord, vue côté Sud. À partir d'ici, la fréquentation baisse nettement. Juste après, on arrivera au très sympathique refuge de la Leisse. L'emplacement de bivouac est payant (comme tous les refuges gérés par le parc), mais l'accueil est chaleureux.
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Dans ce coin, les femelles bouquetins (appelées étagnes) sont nombreuses et peu farouches. Sensation bizarre d'être au milieu d'un parc naturel ultra protégé, mais avec des animaux sauvages à moitié domestiqués.
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JOUR 2
25 km / 1600 m D+ / 1300 m D-
Refuge de la Leisse → Val-d'Isère → Refuge du fond des Fours → un peu sous le Col de la Rocheure

Le fond de la vallée au petit matin. Les refuges du parc ont presque cette forme rigolote.
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Les premières heures se déroulent dans un silence d'or. La surface de l'eau des petits étangs que l'on croise est parfaite.
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Après avoir marché en contrebas de la Grance Casse, on arrive au niveau de la Grande Motte. Dernière vue avant de passer dans la vallée suivante par le col de la Leisse.
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La vue du côté de Tignes n'est pas désagréable.
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On navigue ensuite à la boussole au milieu d'un plateau fleuri, avec vue sur les montagnes autour de Val-d'Isère. Les troupeaux de brebis gardés par de gros chiens (qui ne sont pas des patous) sont fréquents. On oscille au niveau de la frontière du parc, avec des sentiers de VTT qui partent dans tous les sens.
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Après être descendu tout en bas de la vallée, il faudra tout remonter pour rejoindre le refuge du Fond des Fours. Petite pause goûter, et on s'engage en direction du col de la Rocheure, avec ses paysages rocailleux presque lunaires. Dès que le soleil passe derrière la crête, ça pèle sévère.
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JOUR 3
25 km / 1000 m D+ / 1800 m D-
un peu sous le Col de la Rocheure → Refuge de la Femma → Entre Deux Eaux → un peu après le Refuge de l'Arpont

La belle vue matinale : en descendant vers le centre de notre huit, on peut observer le soleil levant sur le refuge de la Femma, avec le gros rocher au Nord. Les marmottes veillent, comme d'habitude. La nuit a été froide, mais peut-être pas autant que ce qu'on aurait pensé à 2800 mètres d'altitude.
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On peut supposer que le Beaufort du coin doit pas être mauvais, vus les paysages dans lesquels les vaches pâturent... On suit un ruisseau qui redescend dans la vallée.
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On est redescendu à Entre Deux Eaux pour mieux remonter ensuite, comme d'habitude. On attaque la deuxième boucle de notre périple, et la vue en haut du premier plateau est à tomber par terre. Les paysages composés du Mont Pelve, du dôme de Chasseforêt, et de la Dent Parrachée, avec les énormes glaciers perchés tout en haut, nous ravissent sans surprise.
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Ça se passe de commentaire.
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On arrive au point culminant de la journée, après quoi on descendra doucement vers le refuge de l'Arpont, complet, nous invitant à bivouaquer loin de tout dans un petit coin isolé. L'eau des torrents dans lesquels on se lave ne doit pas dépasser les 10°C, mais on est heureux.
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JOUR 4
22 km / 1800 m D+ / 1300 m D-
un peu après le Refuge de l'Arpont → en-dessous de la Dent Parrachée → Refuge de la Dent Parrachée

Au menu ce matin : traversée d'immenses pierriers le long d'un sentier en balcon.
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Puis on débouche sur un coin où la terre est beaucoup plus ocre, au-dessus d'Aussois, avec plein de conifères. Les refuges s'enchaînent, le long des lacs artificiels : plan d'amont et plan d'aval. La fréquentation reste raisonnable malgré les nombreux villages en contrebas.
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On arrive au refuge de la Dent Parrachée, havre de paix et excellent camp de base pour explorer les alentours, histoire de profiter d'une arrivée prématurée en début d'après-midi. On regarde un hélicoptère faire des allers-retours entre le refuge et la montagne qui y fait face, la Pointe de l'Échelle, avant de partir en expédition.
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Avec un sac ultra-léger, on part gambader au-dessus du refuge, juste en-dessous de la majestueuse Dent Parrachée, dans des pierriers blancs de granularités très différentes. On parvient à se faufiler jusqu'au très discret Lac des Chaix, dissimulé derrière un ultime mamelon rocheux. C'est d'une beauté éblouissante, et pas uniquement à cause du soleil qui se réverbère vigoureusement sur les pierres claires. On explore le coin toute l'après-midi, on est seuls au monde, c'est génial.
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En rentrant, le soir, un orage arrive. On s'abrite à l'intérieur, le vent se lève, le tonerre claque. Des tentes s'envolent — par chance, pas la nôtre. Après avoir attendu plusieurs heures, il faut bien s'y résoudre : il faut sortir sous l'orage et aller dormir dans la tente maltraitée par le vent. Dans la nuit, à la frontale, on la retrouve en piteux état mais toujours là. On retend le tout, on constate les dégats : il y a de l'eau partout, il y a même un torrent qui s'est formé entre nos duvets. Pas grave. La nuit sera mouvementée, beaucoup d'éclairs, on tient parfois la tente par la toile de peur qu'elle se déchire, mais au petit matin, avec autant de vent, presque tout aura séché.
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JOUR 5
20 km / 1900 m D+ / 1800 m D-
Refuge de la Dent Parrachée → Pointe de l'Observatoire → Refuge de la Valette

La nuit fut épique, mais étonnamment on ne se sent pas trop fatigué. On embraye directement avec la suite, en descendant dans le Fond d'Aussois. Au milieu de la vallée coule une petite rivière tranquille.
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Première suée du matin pour atteindre le col d'Aussois, en y ajoutant quelques centaines de mètres jusqu'à la Pointe de l'Observatoire. La vue à 360° est renversante, car de cette pointe partent plusieurs crêtes rocheuses. On y resterait bien plus longtemps.
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Une fois passé le col, la randonnée passe en bas de la vallée avec nichés tout en haut de nombreux glaciers, logés sur la face Nord de la Pointe du Génépy et du Dôme de l'Arpont. Les cascades, lointaines, sont omniprésentes.
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On traverse une quantité notable de cours d'eau pour enfin remonter jusqu'au plateau qui nous mènera au refuge de la Valette. Le Roc du même nom, qui s'élance dans le vide près de Pralognan, est imposant.
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Et encore une fois, les abords du refuge sont magiques. Avec la lumière du soleil couchant, les teintes rosées envahissent le paysage et colorient jusqu'aux nuages. On est bien. Même si c'est notre dernière nuit, avec son léger parfum de fin de trek.
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JOUR 6 (½ journée)
11 km / 500 m D+ / 1700 m D-
Refuge de la Valette → Pralognan-la-Vanoise

Au réveil, Petit-déjeuner avec vue sur le petit Mont Blanc et petit tour au-dessus du refuge actuel pour aller visiter les ruines (encore bien solides) de l'ancien. Les raies de lumière à travers les montagnes qui tombent sur Pralognan fracturent la rétine.
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Toute la matinée sera composée de jeux d'ombres avec les lignes de crêtes des montagnes se dessinant sur les autres. Sur conseil de la gardienne, on emprunte un itinéraire magnifique qui descend à Pralognan en faisant un détour par le petit et le grand Marchet. Quelques passages techniques, quelques bébés bouquetins : c'est beau.
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Et puis c'est la fin. Derniers moments en altitude, premières vues retrouvées sur Pralognan. On a quitté le village il y a une semaine, il faisait 5°C. Il fait maintenant 33°C, le choc thermique, en plus du chox émotionnel, est rude.
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Promesse à moi-même : je n'attendrai pas un an pour mettre en forme le compte-rendu de la randonnée de cet été !



À écouter : une émission de France Culture de La Série Documentaire, par Myriam Prévost.

La Vanoise, c’est en Savoie, entre la vallée de la Tarentaise, où l’on trouve les plus grandes stations de ski françaises, et la vallée de la Maurienne, plus rurale. J’aime bien la Vanoise, parce que comme dans les autres parcs nationaux, la nature y est reine.
C’est important, la préservation de la nature, non ?
Hiver 2013, je suis saisonnière dans un village de Vanoise. J’apprends que le parc n’est pas bien vu, ici. Que beaucoup de gens s’en passeraient bien, de ce parc. Je tombe des nues. Pourquoi on en voudrait à un parc national ?
On me dit que les réglementations du parc entravent le développement des communes. Qu’on veut pouvoir continuer à construire et étendre les domaines skiables. En cause : la raréfaction de la neige. Un changement climatique qui saute aux yeux et change la donne dans les hautes vallées de Vanoise. Mais le rejet d’un parc national qui me semble être plus que légitime me laisse dubitative. Et pourtant je vois que le tourisme d’hiver fait vivre beaucoup de gens, dont je fais aussi partie.
Septembre 2015, le parc soumet aux communes de son territoire une charte. C’est la première fois que les élus sont appelés à s’exprimer officiellement. Seules 2 communes sur 29 y adhèrent. Soit 7 %. Les autres parcs nationaux français ont des taux d’adhésion qui vont de 75 à 100 %. Alors ça se confirme, les gens du coin ne veulent pas du parc. J’apprends que son histoire, depuis sa création en 1963, est mouvementée. Et j’apprends aussi que protéger un milieu naturel ne coule pas de source dans un territoire habité par des humains.

jeudi 07 juillet 2022

La Femme et le Pantin, de Jacques de Baroncelli (1929)

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Désirs de la vamp ibère

La Femme et le Pantin, réalisé par Jacques de Baroncelli qui m'était jusqu'alors totalement inconnu dans le paysage cinématographique muet français, trouve sa raison d'être presque entièrement dans un personnage unique : la jeune danseuse espagnole interprétée par Conchita Montenegro, une réelle danseuse et actrice non-professionnelle à l'époque de la sortie du film. Elle incarne une variante hispanique de la femme fatale, une vamp ibère qui rend complètement dingue un homme fortuné qui s'ennuyait dans son train, bloqué par la neige, en direction de Séville. Dès sa première rencontre, en s'interposant au milieu d'une bagarre entre deux femmes, il ne parviendra jamais à se départir du lien magnétique qui l'unit à cette danseuse.

Et il faut dire que le charme de Conchita est vénéneux, électrisant, envoûtant, et magnifiquement mise en scène dans ce film de l'époque du muet très mature — et qui plus est dans une version superbement restaurée. Et je ne dis pas ça uniquement parce que le film nous fait grâce d'une séquence érotique particulièrement marquante dans laquelle la jeune femme danse presque entièrement nue.

Tout le film est structuré autour d'un événement qui ne surviendra jamais : la femme ne laissera jamais l'homme succomber à ses désirs, elle sème la sensualité et les pensées lubriques sans jamais donner quoi que ce soit en retour. C'est une sorte de lutte entre les hommes et les femmes, entre les classes aisées et les plus modestes, dotée d'une puissance plurielle surprenante. Je ne l'ai pas vu venir, en tous cas. Incroyable à quel point la luxure est suggérée pendant deux heures sans jamais y céder, témoignant une audace renversant pour un film des années 1920 — le parallèle avec nos années 2020 est très étonnant à ce titre, un siècle plus tard.

Un film sur l'exploration du désir, sur son exploitation aussi, à travers un jeu constant entre promesse et frustration. Autant Raymond Destac ne brille pas incroyablement dans le rôle du pantin éponyme (mais c'est sans doute en partie un parti pris), autant Conchita Montenegro brille dans ce rôle cousin de certains de Marlene Dietrich, figure brûlante de la domination d'une femme.

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mardi 05 juillet 2022

Tous les autres s'appellent Ali, de Rainer Werner Fassbinder (1974)

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La peur dévore l'âme

Lee sentiment est chez moi tenace et persistant avec Fassbinder : j'ai une sorte de revanche à prendre suite à quelques déconvenues (des films qui m'ont laissé un goût de bâclage amer, Roulette chinoise, et Le Bouc en tête) et quelques tentatives qui ont laissé l'impression d'un potentiel pas tout à fait exploité (Le Monde sur le fil et Despair dans les registres du fantastique et de la science-fiction). Tous les autres s'appellent Ali se range quant à lui dans la catégorie des faux mélodrames arborant un classicisme dévoyé comme Le Mariage de Maria Braun ou Lola, une femme allemande et m'a avant tout surpris par son côté très théorique, au sens programmatique, pour appuyer un discours reposant sur des archétypes. J'ai encore du mal à discerner ce qui est volontaire et ce qui relève de la maladresse, mais on est manifestement dans une sorte de conte qui joue avec beaucoup de clichés.

L'ambiance mélodramatique se noue autour de la rencontre de deux solitudes, et pas des moins antagoniques : une vieille dame allemande et un Marocain 20 ans plus jeune qu'elle. Dans cette relecture de Douglas Sirk, Fassbinder fait ostensiblement le portrait d'une Allemagne viciée, corrompue par un racisme acide, conduisant à la réprobation générale d'une relation jugée non-conforme. Le film est très cruel (et très machinal dans sa cruauté) pour exposer les rapports de domination et de soumission au sein des relations amoureuses, une analyse qui traverse toute son œuvre d'ailleurs il me semble : ici cela prend la forme d'une structure binaire, avec dans un premier temps un couple heureux opposé à un environnement hostile (Ali et Emmi sont victimes de la jalousie et de la médisance de tout leur entourage, en prise directe avec un racisme ordinaire) et dans un second temps un couple en crise dans un tissu local qui s'y est accommodé (le mépris fait place à une tolérance feinte et intéressée, marquée par la cupidité et l'opportunisme très commerçant de tout le monde). Le racisme est en constante mutation, et la peur dévore l’âme, comme l'indique le titre original.

Fassbinder n'y va pas de main morte pour dépeindre les contradictions de ses personnages, à l'image d'Emmi, révulsée par le racisme de ses proches mais nostalgique du nazisme au point d'aller fêter son mariage dans un restaurant fréquenté à l'époque par Hitler. Son changement de rapport avec Ali dans la seconde partie de leur relation est aussi un peu abrupt, en le transformant soudainement en un objet sexuel auprès de ses copines. En réalité le film s'apparente davantage à une sorte de conte de fées dégénéré, maniant les caricatures, avec un regard doublement pessimiste, d'un côté en dépeignant une humanité hypocrite pétrie de préjugés, et de l'autre en pointant l'impuissance du couple à surmonter l'oppression de l'entourage. Au-delà des stéréotypes omniprésents avec lesquels il faut se familiariser (et auxquels il faut adhérer), le film revêt une tonalité particulière grâce à l'interprétation de El Hedi ben Salem, amant de Fassbinder qui mourut dans une prison française à la fin des années 1970. La présence de Brigitte Mira (une habituée de Fassbinder) dans le rôle principal est aussi une source de singularité attrayante.

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