jeudi 25 juillet 2024

Aloha, Bobby and Rose, de Floyd Mutrux (1975)

L'art des blagues ratées

Aloha, Bobby and Rose est un film très stéréotypique du road movie américain des années 70 faisant la part belle à deux de ses composantes majeures : la jeunesse et l'errance. Il appartient à cette catégorie du cinéma qui capte une atmosphère, plus ou moins involontairement quand on le juge avec 50 ans de retard, avec ce genre d'approximation générale qui fait autant son charme que sa principale limitation. C'est la rencontre entre deux jeunes adultes un peu paumés, Paul Le Mat dans le rôle d'un mécanicien qui galère sur le plan financier, toujours à court d'argent et incapable d'honorer ses dettes (y compris celles contractées lors de parties de billard contre des chicanos peu amènes), Dianne Hull dans celui d'une jeune mère célibataire seule avec son enfant. Une rencontre qui aurait pu marquer le début d'une stabilisation, économique, sentimentale, existentielle, mais qui au contraire catalyse une réaction en chaîne les poussant à franchir la frontière pour fuir au Mexique.

Détail amusant, Paul Le Mat aka Bobby ici pourrait très bien figurer les origines du personnage qu'il interprètera 5 ans plus tard dans Melvin and Howard, Mary Steenburgen s'étant transformée en Dianne Hull : point de fuite d'un même portrait, celui de la middle class avec ses multiples galères et ses rêves d'avenir meilleur qui se perdent dans l'illusion de l'American dream. Floyd Mutrux déploie sa toile narrative avec la décontraction que l'on connaît dans le cinéma américain 70s, c'est-à-dire avec de nombreuses zones de flottement qui laissent certains segments totalement de côté au gré des soubresauts subis par le protagoniste. Le résultat n'est pas désagréable, au contraire, si l'on adhère à cet état d'esprit. Ces événements qui s'éclipsent les uns les autres appuient la trajectoire des deux personnages, lancés dans une échappée qu'ils ne maîtrisent pas le moins du monde — à chaque séquence son potentiel souci.

L'ironie est particulièrement marquée par une embrouille plus grosse que les autres, celle qui les contraindra vraiment à détaler, une blague dans un convenience store qui tourne mal : faux hold-up mais vrai trépas. Aloha, Bobby and Rose poursuit un objectif qui tranche légèrement avec la norme du sous-registre en adoptant un regard très sensible sur les difficultés rencontrées par le jeune couple, avec une petite particularité concernant la fille embarquée un peu malgré elle dans l'histoire.

mardi 23 juillet 2024

Le Raid (The Raid), de Hugo Fregonese (1954)

Infiltration confédérée à la frontière canadienne

Western hybride très curieux, adoptant un positionnement original vis-à-vis de la guerre de Sécession en plaçant les enjeux au nord des États-Unis, à la frontière entre les pays de l'Union et le Canada. Le camp des confédérés est montré comme à bout de souffle, acculé, en manque cruel de finances pour pouvoir continuer la guerre, et suit le parcours d'un petit groupe d'officiers prisonniers emmené par Van Heflin dans leur évasion. Un seul désir anime la troupe : semer le chaos dans une ville nordiste, et en profiter à l'occasion pour piller une banque afin de renflouer les caisses.

Pour ce faire, les évadés se lancent dans une mission d'infiltration pour le moins singulière, en immersion discrète dans une petite ville de l'arrière, censée être épargnée par les conflits loin des lignes de front. Autour de Van Heflin se forme un groupe hétérogène vivant non loin de là et explorant les alentours, sillonnant la ville en déguisement pour préparer l'assaut et le saccage, pendant que le chef du groupe passe quelques jours dans la peau d'un businessman canadien de passage profitant des joies de la région. Il ira jusqu'à développer des sentiments pour une famille locale, une veuve (interprétée par Anne Bancroft) et son enfant, alimentant une toile certes un peu rigide dans ses codes cinématographiques des années 1950 (certains dialogues poussifs, comme ce que dit très explicitement Heflin à Bancroft, en substance : "S’ils brûlaient Saint Alban, les comprendriez-vous ? Pourriez-vous leur pardonner ?") mais se démarquant nettement du western classique grâce à une absence de manichéisme très prononcée.

La galerie de personnages regorge de tempéraments contrastés, et ce au-delà du point de vue adopté — on se place quand même dans le camp des sudistes et futurs vaincus. En plus des personnages déjà évoqués se dressent deux représentants des pôles opposés, d'un côté Richard Boone en ancien soldat confédéré blessé qui dissimule un secret derrière son lourd handicap (un des personnages les plus attachants), et de l'autre Lee Marvin en bombe à retardement qui menace de faire capoter le plan si longtemps échafaudé (manifestation des pulsions extrêmes des infiltrés qui ne songent qu'à mettre le feu à la ville). Largement de quoi étendre le registre au-delà du western et l'intérêt au-delà d'une (fin de la) guerre.

lundi 22 juillet 2024

Riddle of Fire, de Weston Razooli (2024)

Quête sur quête

Le récit d'apprentissage côté enfance plutôt qu'adolescence, dans son sous-registre "on part à l'aventure sans l'accord des parents", donne l'impression de rejouer éternellement le même scénario ou presque. En ce sens, regarder Riddle of Fire revient un peu à questionner la distance qui sépare ce premier film de Weston Razooli (qui occupe également un rôle mineur au casting) des classiques invariablement cités, des Goonies à Stand by Me pour rester dans la décennie 1980s qui a vu naître le genre.

Ce préambule un peu terne et tristounet ne cachera pas longtemps le plaisir de visionnage qu'est parvenu à susciter un film qui se donne autant de mal pour proposer un emballage renouvelé, très intrigant, et globalement très bien confectionné. Les "petits trucs" fourmillent dans tous les sens, même si en définitive c'est une aventure qui réussit davantage dans l'évitement des mauvais points habituels que dans l'enchaînement des vrais succès, et la première chose qui accroche le regard passe par cette pellicule argentique agréablement mise en valeur dans ce coin rural de l'Utah, avec ses tonalités pastel, ses lumières douces, ses couleurs agréables. Un soupçon de fantastique parcourt l'intégralité de l'histoire sans jamais prendre le dessus, une enveloppe de conte enfantin d'heroic fantasy faussement typé 1970s, un des gamins qui a droit à des sous-titres celtiques pour on ne sait quelle raison, et un torrent d'autres bizarreries cosmétiques qui habillent les pérégrinations de la bande adepte de motocross et de fusils paintball.

Riddle of Fire ne cache pas vraiment son programme et avance à découvert sa structuration son la forme de quêtes qui s'enchaînent les unes à la suite des autres, par transitivité infinie, A → B, B → C, C→D, etc. Ils veulent jouer à la console → Ils vont en voler une dans un entrepôt → Ils ont besoin du code parental → Ils doivent trouver une tourte à la myrtille pour la mère malade → Ils partent à la recherche de la recette puisque la boulangerie n'en a plus → Ils réunissent les ingrédients → etc. Au milieu de tout ça, on croise une secte perchée de braconniers, une fille de leur âge maîtrisant la magie elfique, et même une reprise de la musique de Riz Ortolani composée pour Cannibal Holocaust utilisée dans des conditions radicalement opposées...

Même si cette constellation d'ingrédients bigarrés compose quelque chose qui peut s'apparenter à une caricature abstraite de cinéma arty et indie, un peu coincée dans sa structure répétitive de chasse à l'œuf tacheté, comportant quelques longueurs caractérisées (par exemple la scène de la danse), l'hommage à l'enfance et à son imaginaire me paraît malgré tout sincère tout en réussissant à créer une atmosphère bariolée captivante et insolite.

vendredi 19 juillet 2024

Le Destin d'un homme (Судьба человека, Soudba tcheloveka), de Sergueï Bondartchouk (1959)

Le deuil du soldat

Ce tout premier film de Sergueï Bondartchouk en tant que réalisateur (après dix années en tant qu'acteur) se loge dans le sous-registre du cinéma soviétique du milieu du XXe siècle qui aborde le thème de la guerre sous un angle radicalement intimiste, mettant de côté les glorifications propagandistes traditionnelles les plus saillantes. Plus précisément encore, en épousant le regard et les souvenirs de cet homme russe qui a traversé la Seconde Guerre mondiale en passant par une longue série de péripéties éprouvantes (camps de concentration, travail forcé, perte de personnes proches), Le Destin d'un homme se relie de manière naturelle et spontanée à d'autres grands films soviétiques de la fin des années 1950, comme Le Quarante et unième (de 1927 ou de 1956) et surtout La Ballade du soldat de Grigori Tchoukhraï, ou encore Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov.

Le fait que dès le début on voie parfaitement où le film va nous amener en matière d'émotions, à partir du moment où le protagoniste Andreï Sokolov évoque un passé qu'on devine pesant contenu dans un long flashback, n'en entame pas du tout la portée. Certes, l'image de réconciliation finale, aussi belle soit-elle, reste un peu poussive (sans parler du message final explicite sur "l'homme russe") dans le rapprochement qu'elle opère entre deux personnes endeuillées, un enfant et un adulte qui ont tous les deux perdu leurs proches dans les bombardements. Les épreuves traversées par le personnage, interprété par Serguei Bondartchouk lui-même, constituent une matière qui me paraît malgré tout valable sur le rapport du soldat soviétique aux forces nazies. Le tout soigneusement enveloppé par un chef opérateur en pleine possession de ses moyens, photographie magnifique, plans aériens majestueux, en ce sens fidèle au niveau technique local de l'époque.

Sans verser dans l'excès, Le Destin d'un homme s'apparente quand même à une petite plongée en enfer pour ce soldat, dont la condition de prisonnier est scellée lors d'une séquence où il roule à balle, sous les bombes, en direction du front avec son camion chargé d'obus. Il traversera les camps, évoqués sobrement par la fumée des fours crématoires, et le travail forcé dans des carrières de pierre. La figure du nazi est à la fois secondaire et essentialisée, avec comme point culminant des tensions une confrontation imprévue au seuil de l'exécution, au cours de laquelle il joue sa vie sans le savoir — son endurance en matière de picole lui sauve la vie, enchaîner les verres de schnaps aura suscité l'admiration de son tortionnaire. C'est enfin un film qui aborde l'image de l'homme soviétique dans une pluralité de perspectives qui surprend dans son contexte, puisqu'on trouvera de nombreux profils (condensés dans la scène de l'église), farouches partisans et non-communistes, encartés et indépendants, athées et croyants.

mercredi 17 juillet 2024

Of Fungi and Foe, de Les Claypool (2009)

De tous les albums de toutes les formations du bassiste et chanteur Les Claypool que j'ai pu écouter jusqu'à présent, c'est clairement ce bizarroïde Of Fungi and Foe qui surclasse tous les autres. Bon il suffit d'écouter deux ou trois morceaux pour se rendre compte que ces gens-là abusent régulièrement de drogues (option champis, surtout sur Bite Out Of Life), mais il y a dans cette musique quelque chose de follement original, c'est assez dingue. Pour la première fois, le son si caractéristique de la basse de Claypool (que je n'apprécie pas outre mesure en temps normal, mais qui a construit sa réputation au travers de son célèbre groupe Primus) parvient à alimenter une atmosphère sonore assez dingo, que je n'ai en tous cas jamais entendue ailleurs. C'est un album un peu plombé par la réussite de ses deux premiers morceaux sortis d'une planète extra-terrestre, au sens où tout le reste ira decrescendo pour atteindre un niveau basal presque fade en comparaison, mais qui restera quoi qu'il en soit mémorable. Il n'y a que les délires de Claypool quand il abuse de tons grave au chant qui finissent par lasser. De l'expérimental à réserver aux personnes amatrices de curiosités détraquées, mais assez hypnotisant pour peu qu'on y prenne un tout petit peu goût.

Extrait de l'album : Amanitas.

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À écouter également : Mushroom Men et Bite Out Of Life.

jeudi 11 juillet 2024

Le Clan des irréductibles (Sometimes a Great Notion), de Paul Newman (1972)

"Never give an inch."

J'ai attendu une dizaine de jours après avoir terminé le pavé de Ken Kesey avant de me lancer dans l'adaptation cinématographique de Paul Newman. Étant données l'ampleur conséquente de la fresque de 900 pages et la faible longueur du film qui n'atteint même pas la barre des deux heures, il était difficile de réfréner ce pressentiment : l'adaptation allait fatalement devoir faire une coupe claire (pour rester dans le champ lexical forestier) massive dans le matériau original et l'histoire de cette famille de bûcherons en rébellion sur sa petite péninsule ne pourrait que s'en trouver dénaturée. Et blablabla le bouquin est mieux, et blablabla le film n'aborde pas telle chose... Tout pour éviter (ou du moins limiter) ce réflexe courant.

Dix jours, c'est sans doute trop peu, au regard du temps qu'aura pris la lecture, pour s'en détacher. Mais en réalité, quand on voit à quel point le récit a été remanié pour se conformer aux exigences et aux contraintes du cinéma, on a tellement l'impression de découvrir quelque chose de distinct que la comparaison finit par importer très peu au final.

Sans surprise on perd à presque tous les niveaux : le patriarche (Henry Fonda aka Henry Stamper) est réduit à des stéréotypes de vieux bougon aigri et autoritaire dont le comportement est résumé en un bref "Never give an inch" ou encore "To work and sleep and screw and eat and drink and keep on going", le fils prodige (Paul Newman aka Hank) ne dispose pas vraiment de l'aura physique monstrueuse décrite dans le livre, sa femme (Lee Remick aka Viv) brille par la transparence de son personnage, et le fils sur le retour (Michael Sarrazin aka Leland) est presque entièrement dépourvu d'antagonisme — on le renvoie en fait uniquement à sa coupe de cheveux, son père dira "I lost myself a son, he comes back a daughter. We'd you get all that hair?", ses cheveux longs constituant un running gag en ces lieux. Exit également la tension folle qui monte durant toute l'histoire entre Leland et Hank, sa relation adultère avec sa femme Viv, ses appels incessants à fuir ensemble... Tout ça n'existe que de manière infinitésimale.

Là où le cinéma réussit en revanche, c'est dans l'illustration du milieu professionnel forestier, très clairement. Autant tout le contexte ayant trait à la grève générale, les raisons des uns, les réticences des autres, la vie dans la petite ville, est inintelligible ou du moins extrêmement peu étayé ici, autant les images mises en scène pourraient presque s'apparenter à un documentaire pour l'entreprise de bûcheronnage locale — énormes grumes de plusieurs tonnes tirées par des câbles, élagage et étêtage à 30 mètres de haut, grosses machines et énormes tronçonneuses... Rien que pour ces séquences, auxquelles on peut ajouter la scène finale de transport des grumes sur l'eau, Le Clan des irréductibles aka "Sometimes a Great Notion" aka "Et quelquefois j'ai comme une grande idée" reste un plaisir. Et ce quand bien même l'objet même de la tronçonneuse, érigée ici en outil phallique de gros bonhomme exhibant des guides de près d'un mètre de long, constituait dans le roman un enjeu central à connotation négative, vecteur principal de la transformation du métier de bûcheron en partie à l'origine du mouvement de grève.

On peut regretter que le sous-texte lié à la domination masculine du foyer soit aussi faiblement étayé ici, réduit à quelques passages isolés, et que la farouche opposition entre les Stamper et le reste des bûcherons se limite à quelques séquences d'affrontements comiques (une baston par-ci, un lancer de dynamite par-là), aboutissant à une conclusion qui peine à faire sens (le fameux majeur tendu du bras arraché du patriarche, fièrement dressé au sommet du bateau traînant des centaines de grumes contre l'avis des grévistes) avec si peu d'éléments contextuels. La coupe au montage a dû être particulièrement sévère pour en arriver là, et on ne peut qu'imaginer ce qu'aurait donner le même film entre les mains d'un Martin Ritt (Newman n'était pas censé être le réalisateur à l'origine) avec plus de latitudes.

mardi 09 juillet 2024

À pas aveugles, de Christophe Cognet (2021)

Contextualisation photographique

Le sujet est intéressant et le projet intriguant : Christophe Cognet a pris connaissance de photographies réalisés par quelques déportés depuis l'intérieur des camps de Dachau, Buchenwald, Mittelbau-Dora, Ravensbrück et Auschwitz-Birkenau, en prenant de grands risques pour obtenir le matériel, réaliser les clichés, et sécuriser les pellicules afin qu'elles puissent sortir de ces lieux quadrillés par les nazis. Il n'est donc ni question de photos prises par les nazis eux-mêmes, ni de celles prises à la libération. Le documentariste français, accompagné d'historiens et d'interprètes, a regroupé dans À pas aveugles des travaux de natures diverses, allant de l'analyse desdites photographies dans les moindres détails jusqu'à leur reproduction en grand format sur des plaques transparentes afin de localiser la position exacte des prises de vues sur les lieux en question.

Un documentaire qui s'ouvre et se ferme sur une image un peu spéciale, celle de fragments d'os recrachés par la terre un peu plus à chaque pluie dans les abords des camps de concentration, provenant des restes des incinérations enfouis à l'époque. Le message est limpide : l'histoire, même enterrée, même altérée, finit par remonter à la surface pour témoigner.

Le travail de Cognet vaut le détour au moins pour la présentation seule des photos en question. Parmi les plus marquantes, on retrouve celles de femmes appelées des "lapines", c'est-à-dire des cobayes qui furent l'objet d'expérimentations de la part des médecins allemands — essentiellement des créations de blessures pour voir comment le corps se comporterait ensuite, sectionnement de muscles ou de nerfs, introduction de tissus porteurs de la gangrène dans des plaies ouvertes, ou encore réduction d'os du fémur. Les images de ces jeunes femmes, aussi élégantes qu'elles aient pu être au moment de la photo (elles avaient hérité de vêtement luxueux d'autres prisonnières entrantes suite aux opérations), sont particulièrement saillantes. Il y a également les clichés pris depuis l'intérieur d'une chambre à gaz, entre deux exécutions, ainsi que des photos captant l'atmosphère générale du camp depuis les abords de l'infirmerie.

À pas aveugles, titre qui provient de la méthode de prise de photos (les déportés dissimulaient l'appareil sous un manteau ou un journal et prenaient des clichés à la volée, en visant approximativement), est l'occasion pour Christophe Cognet d'arpenter les vestiges des camps autant que de resituer les lieux de l'action et ainsi en préciser les circonstances. "Puisque ces hommes et ces femmes se sont acharnés à nous transmettre ces images, il nous faut les regarder", dit le réalisateur. Un docu très consciencieux, mais qui aurait en tous cas pu gagner en concision, puisqu'il consacre énormément de temps à divers procédés techniques (l'alignement des clichés avec le champ de la caméra, la marche d'un point A à un point B, les délais entre les interventions de personnes ne parlant pas la même langue) dont il aurait pu très clairement se passer.

jeudi 04 juillet 2024

Les Troupes de la colère (Wild in the Streets), de Barry Shear (1968)

"America's greatest contribution has been to teach the world that getting old is such a drag."

Un groupe de rock en 1968, constitué de musiciens de 15 à 25 ans au passif plus ou moins rebelle, est approché par un politicien (joué par Hal Holbrook) de Californie qui souhaite profiter de la popularité de leur rockstar pour propulser sa carrière. L'opération réussit, le groupe introduit en contrepartie la musicienne la plus âgée de la bande au Sénat afin d'obtenir de nouveaux droits pour les jeunes, et voilà que le leader se présente au présidentielles, remporte les élections, et fait voter une première loi : tous les vieux (comprendre les personnes âgées de plus de 35 ans) seront envoyés en maison de retraite pour y prendre du LSD jusqu'à la fin de leurs jours, suivant le précepte énoncée par la toute jeune sénatrice, "America's greatest contribution has been to teach the world that getting old is such a drag."

C'est le scénario complètement improbable de Wild in the Streets, une comédie politique américaine de la fin des années 60 qui se fait la parfaite représentante de cette mouvance culturelle aux prétentions révolutionnaires, mis en scène par Barry Shear, le futur réalisateur du très sérieux thriller noir Across 110th Street. Le film est un gros OFNI oscillant entre pur délire et sérieux déroutant, saillies hystériques et structuration rigoureuse, et alternant entre des passages d'une frénésie écœurante (l'introduction montrant de manière presque épileptique l'enfance et l'adolescence du héros en prise avec des parents rigoristes et amateur d'explosifs) et des séquences musicales presque conventionnelles. À ce titre, petite révélation personnelle : on peut entendre dans le film la chanson Shape of Things to Come, présente sur la célébrissime compilation de rock psychédélique Nuggets, et qui n'est donc le fruit que du groupe fictif du film, Max Frost & The Troopers, créditée comme telle sur l'album. Je tombe des nues.

Max Frost, c'est donc un homme de 22 ans et célébrité planétaire qui fait campagne après avoir pénétré habilement le système sur la base d'un programme excentrique, demandant notamment l'abaissement de l'âge légal pour pouvoir voter à 14 ans, tout en se permettant des sorties lunaires comme "I have nothing against our current President, that's like running against my own grandfather. I mean, what do you ask a 60-year-old man? You ask him if he wants his wheelchair FACING the Sun, or facing AWAY from the Sun. But running the country? FORGET IT, babies!". Et autant dire que dans leur conception des choses, il n'est déjà plus souhaitable de vivre au-delà de 30 ans.

Un concentré de grand n'importe quoi donc, reflétant agréablement l'esprit de l'époque malgré le côté bordélique de l'action, qui vaut avant tout pour sa dimension bouffonne. Il y a notamment une scène ahurissante où les jeunes sabotent un vote au Sénat en déversant des litres de LSD partout autour des résidences des sénateurs, aboutissant à une session de vote parmi les plus surréalistes qui soient. On peut aussi voir Ed Begley, stéréotype de patriarche autoritaire et juré le plus facho dans Douze Hommes en colère, complètement perché sous acides en robe violette et heureux de sa condition dans un goulag pour personnes âgées, c'est pas rien. La mère du président-rockstar interprétée par Shelley Winters est pas mal gratinée également, passant de la figure de parent inflexible à celle de groupie opportuniste. On parle même de suppression de l'institution militaire dans le monde entier (convertie en police de l'âge) et du PIB, d'envoi des céréales excédentaires aux pays qui en ont besoin, de dissolution de tous les services secrets... Tout ça tandis que la prochaine révolution / guerre intergénérationnelle se prépare, celle des enfants qui veulent parquer tous les plus de 10 ans. Loufoque, satirique, sans finesse, mais malgré tout sympathique et surtout radicalement hallucinogène.

mercredi 03 juillet 2024

Top Secret!, de Jim Abrahams, David Zucker et Jerry Zucker (1984)

"If they find out you've seen this, your life will be worth less than a truckload of dead rats in a tampon factory."

Comédie potache du trio ZAZ parfaitement fidèle à ce que les premiers signaux renvoient et à ce que l'on peut attendre de leur part : absurde, régressif, foutraque, frénétique dans son enchaînement de gags (autant au premier plan que dans l'arrière-plan), et particulièrement infatigable sur les thèmes croisés Allemagne de l'Est / star américaine de rock 'n' roll / résurgence des nazis. Le cadre de la guerre froide fournit du combustible en quantité illimitée pour alimenter la farce parodique avec des monceaux de clichés détournés jusqu'à l'indigestion consentie.

On pourrait passer des heures à énumérer les centaines de gags qui font mouche (parmi les milliers que compte probablement le film et qu'un seul visionnage ne permet pas d'embrasser de manière exhaustive), mais ce serait quelque chose de parfaitement futile — accordons-nous simplement sur le fait que ça commence par Omar Sharif qui se bastonne avec des nazis indestructibles sur un train pour terminer encastré-compressé dans une voiture passée à la décharge. Et que vers la fin deux hommes s'adonnent à une séquence d'infiltration à l'aide d'un costume de vache (et d'une vache costumée) et qu'ils devront interagir avec un veau et un taureau. Et des danseurs classiques aux costumes un peu trop moulants. Et qu'une scène chez un libraire jouée par Peter Cushing (atteint d'une vraie maladie à l'œil gauche) montée à l'envers rappelle étrangement un obscur sketch des Nuls. Et les parachutistes nazis qui atterrissent sur une statue géante de pigeon pour y pisser dessus. Et... stop.

Humour archi clivant, qui me fait moi-même passer par des états extrêmes en l'espace de quelques secondes seulement, mais dans l'ensemble je pense être très bon client de ce genre de délire débile. La chose la plus improbable se trouve sans doute dans la décision d'avoir confié le rôle principal au jeune débutant Val Kilmer et que ce dernier s'en sort avec les honneurs, particulièrement à l'aise dans son costume d'ersatz d'Elvis Presley sous contrat donnant lieu à de nombreuses reprises stupides de Little Richard et des Beach Boys (autre non-sens lunaire) interprétées par lui-même. L'humour potache est rigoureusement du même niveau que Airplane! (Y a-t-il un pilote dans l'avion ?) mais la nature de l'intrigue lui permet d'exprimer son sens anarchiste de l'absurde de manière beaucoup plus drôle et digeste.

mardi 02 juillet 2024

Exécution en automne (秋決, Qiu jue), de Lee Hsing (1972)

Méditer sur son sort en prison, avant la mort

Drôle de configuration : on penserait presque s'aventurer dans un wu xia pian, avec ses décors de studio et son héros taciturne engagé dans un bras de fer avec l'institution, mais il s'agit en réalité d'un drame le plus pur qui soit, doublé d'une réflexion au long cours sur l'emprisonnement et la mort. Quand le protagoniste est condamné à mort au tout début de Exécution en automne, le film pourrait suivre une trajectoire connue, celle de l'évadé cherchant à prouver son innocence tout en préservant sa famille des autorités. Mais il n'en sera rien, radicalement : c'est un fou furieux qui a assassiné trois personnes (dont une femme qui ne le menaçait pas, à la différence des deux autres hommes), qui ne regrette rien de ses actes, et qui passera l'essentiel du film à gueuler contre ce qui lui reste de famille — notamment sa grand-mère — dont il est l'unique héritier, en espérant que cela contribue à trouver une solution pour l'acquitter.

Les exécutions n'ayant lieu qu'à l'automne, tradition oblige, le personnage principal aura une année complète à attendre et sera contraint de regarder passer les saisons, enfermé dans sa cellule que le film capte presque en huis clos. Ainsi, après un hiver marqué par son immobilisme et sa dure langueur, le printemps verra fleurir les premières remises en question — avec un défilement saisonnier qui souligne le travail (et les limites) en studio. Et c'est à partir de ce moment que l'on peut percevoir l'objectif moraliste du film, qui s'attachera à décrire le parcours intérieur du condamné et, en un sens, les vertus de la prison. Le point de mire est assez clair : confession, rédemption, et acceptation de son sort (la mort, en l'occurrence).

Quelle est l'intention de Lee Hsing, derrière l'observation de cette lente déchéance ? Ce n'est pas absolument évident, car le message est parasité par tout un arc narratif exposant une autre contrainte, celle de la nécessité pour la famille d'avoir un autre héritier, c'est-à-dire le devoir de fécondation qui s'impose à un homme emprisonné et à une femme qui lui rend visite... Indépendamment de cela, le personnage du condamné à mort est montré comme un homme qui apprendra de son expérience d'enfermement, faisant de Exécution en automne une sorte de pamphlet en faveur de la prison (ou en tous cas de la punition), en partie au moins. Un aspect du courant cinématographique du réalisme sain, sorte de propagande étatique structurée autour de la construction des valeurs morales traditionnelles.

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