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Ultima Thule

Saint-Kilda est un archipel appartenant à l'Écosse situé au large des Hébrides extérieures, isolé dans l'océan Atlantique, à plus de 150 kilomètres des côtes. Son île principale, Hirta, avec ses impressionnantes falaises maritimes, n'a jamais connu une population excédant la centaine d'habitants. Conclusion d'un déclin démographique long de près d'un siècle, lié à des conditions de vie très rudes, l'île fut évacuée en 1930 à la demande de ses propres habitants. C'est ce contexte-là, très singulier dans l'histoire ilienne, qu'a choisi Michael Powell pour son tout premier film personnel réalisé en 1937, à la croisée des univers de Flaherty et Epstein, 3 ans après L'Homme d'Aran et 8 ans après Finis Terrae. Détail intéressant, il se met lui-même en scène, accompagné de sa femme, dans le rôle d'un navigateur arborant les côtes de Hirta et intrigué par l'histoire de cette île récemment désertée, à l'angle du monde. Alors qu'il arpente une crête enherbée, il découvre une pierre tombale portant la mystérieuse mention "gone over", initiant le long flashback au centre du film.

C’est donc le récit d’une petite communauté au début du 20ème siècle, et de son mode de vie si particulier au sein d’un environnement hostile. N’ayant pas obtenu les droits pour tourner directement à Saint-Kilda, Powell se reporta sur une autre île écossaise appartenant à l’archipel des Shetland, au Nord. Un cadre de choix pour proposer un précieux témoignage sur des coutumes en voie de disparition, perfusées par un danger permanent : il y a bien sûr les falaises vertigineuses et les côtes rocheuses frappées par d’immenses vagues, diffusant une violence continue, mais les épreuves ne sont pas réservées aux activités sur la grève. À commencer par la diminution constante de la population ilienne, les jeunes étant de plus en plus attirés par la vie sur le continent, les transports maritimes devenant plus réguliers et accessibles. Il faut également compter des hivers de plus en plus difficiles à traverser, les stocks de tourbe et de nourriture s’amenuisant au terme d’une récolte annuelle trop ténue, ainsi que la concurrence des nouveaux chalutiers dans cette région qui compte énormément sur les ressources halieutiques. Sommet de l’isolation, le courrier ne transite à travers l’océan qu’une fois par mois.

Mais Powell n’est pas Flaherty, ce qui l’intéresse avant tout, au-delà d’un certain naturalisme à tendance documentaire, c’est l’immense potentiel tragique de ces contrées et de cette histoire humaine : The Edge of the World, à ce titre, explore une dimension sensiblement différente, du côté de la tragédie romantique. Les deux composantes documentaire et fictionnelles se rejoignent à l’occasion d’une rivalité entre deux familles dont les enfants sont amoureux, sans l’accord inconditionnel des parents. Des tensions apparaissent alors entre le frère et l’amant, Robbie et Andrew, le premier ne désirant pas perpétuer un tel mode de vie spartiate, les yeux rivés sur les sommets des montagnes écossaises continentales que l’on voit au loin les jours de beau temps. Assaillis par les difficultés grandissantes, les habitants envisagent désormais sérieusement d’abandonner leur île natale et se résolvent à trancher la question de la préservation de leur mode de vie traditionnel au moyen d’une compétition entre Robbie et Andrew. L’escalade d’une falaise abrupte à mains nues, sans protection, devait à l’origine désigner un vainqueur et déterminer le futur de l’île.

De ces paysages époustouflants et de cette idiosyncrasie ilienne, Michael Powell en tirera toute la sève lyrique, tantôt grandiose quand il s‘agit d’illustrer la beauté dangereuse des falaises escarpées ou de l’océan déchaîné, tantôt intimiste lorsqu’il s’intéresse à la lente procession vers l’église de granit ou à la grand-mère qu’on laisse sur une chaise, face au vent et à la mer. On retrouve dans certains de ces moments la poésie lyrique extrêmement vive d’un Epstein ou même d’un Shindō (de manière anachronique, L’Île nue étant sorti en 1960), mais encore une fois assez éloignée de toute prétention documentaire : solidement ancré dans son approche dramatique, en jouant constamment sur des oppositions fondamentales (l’ancien contre le nouveau, la persévérance contre l’exode, la rêverie contre le pragmatisme), À l'angle du monde trace sa route dans la roche brute du drame. C’est ce qu’annonçaient les fantômes de l’île, en surimpression dans le prologue, ce que rappelle la grisaille qui enveloppe la cérémonie de l’enterrement à mi-parcours, et ce que viendra définitivement confirmer le final, au bord d’un précipice et à bord des bateaux qui quittent Hirta.

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