amis_americains.jpg, janv. 2024
Tavernier le cinéphile

Quelle que soit la version lue, quand on parle de ce livre de Bertrand Tavernier, la première chose qui émerge a souvent trait au volume de l'objet, du haut de ses 1000 pages et de ses nombreux kilos (on est vraiment à la limite du manipulable et du transportable). La seconde porte sur le nombre d'années nécessaires pour venir à bout du colosse.

Une chose essentielle ressort à la lecture de ces Amis américains : il ne s'agit pas du tout d'un recueil d'entretiens au sens communément admis, du type d'échanges entre journalistes ciné et réalisateurs de passage pour assurer la promotion du film du moment. Le format est résolument autre, avec ses côtés positifs et ses aspects plus problématiques : il s'agit avant tout de l'agrégation de travaux de Tavernier l'attaché de presse dans les années 60-70, devenu au fil du temps cinéaste et dont la passion cinéphile grandissante (ainsi que l'accointance avec les personnes interrogées) a pris des proportions immenses au fil des décennies pour atteindre le degré d'enthousiasme communicatif qu'on lui connaissait jusqu'à sa mort en 2021. Des retranscriptions d'échanges plus ou moins éclairés, sur des thèmes et des hommes (pas l'ombre d'une femme dans les grande slignes) qu'il connaît plus ou moins bien, avec souvent des éléments introductifs pour présenter le contexte ou préciser a posteriori son point de vue.

Le plus drôle sans doute, en lisant cette édition augmentée de 2019, au-delà de la multiplicité des points d'entrée sur la subjectivité de Tavernier, c'est de voir à quel point les avis sont parfois volatiles, et comment en seulement quelques mots, on passe d'une opinion extrêmement négative à une appréciation sans borne — c'est souvent dans ce sens-là. Comme Tavernier a vu (et revu) des dizaines de milliers de films et qu'il choisit de n'évoquer longuement que ceux qui lui ont plu chez chacune des personnes rencontrées, il y a un côté un peu étouffant et indigeste dans cette accumulation de louanges qui tournent souvent aux panégyriques.

Il restera cette flamme, cette accumulation d'anecdotes, ce désir ardent de rencontrer ces réalisateurs, formant un tout très hétérogène notamment à cause du niveau de connaissance variable et des tempéraments assez éloignés. Très intéressant d'entendre ces cinéastes parler d'autres cinéastes aussi, de ressentir les tendances humbles ou plus irascibles. Et les borgnes, aussi : après John Ford sont évoqués Raoul Walsh, André De Toth, et pour la forme Tex Avery (Fritz Lang et Nicholas Ray ne sont pas mentionnés de mémoire). Ce genre de recueil est une mine d'informations sur l'ancien monde, et montre quand même très vite des limites tant l'évolution du cinéma se fait à grande vitesse (la première édition remonte à 1993) : beaucoup de considérations paraissent particulièrement datées et désuètes avec les 30 années qui nous séparent.

Sans surprise, Tavernier considère John Ford comme l'alpha et l'oméga du cinéma, le parrain de nous tous. Il est beaucoup plus à l'aise avec John Huston et Tay Garnett, des gens comme Henry Hathaway et William A. Wellman, notamment sur le segment western (qui ne me passionne pas, rendant énormément d'échanges insipides à titre personnel, Budd Boetticher [même s'il était à l'époque très mal connu], Delmer Daves, Robert Parrish) qu'avec par exemple Edgar G. Ulmer qu'il semble moins bien connaître. Des échanges surprenants subsistent, avec Stanley Donen (premier contact houleux mais qui s'est amélioré par la suite) ou Elia Kazan (sous l'angle de sa contribution aux dénonciations maccarthystes). Certains sujets étonnent, comme sa conception de la série B au travers du producteur-réalisateur Roger Corman ou encore la place accordée à Robert Altman. Le chapitre le plus intéressant de mon point de vue est probablement celui dédié à la liste noire, les célèbres Hollywood Ten qui avaient subi les foudres de la censure américaine et qui cherchaient désespérément des prête-noms (autant côté réalisation que côté scénario) pour pouvoir continuer à travailler : ceux-là, parmi lesquels figure notamment Herbert J. Biberman et auxquels s'ajoutent Dalton Trumbo, Edward Dmytryk, ou encore Martin Ritt, confèrent à cette partie du livre une matière conséquente que l'on ne retrouve pas souvent ailleurs. Le final de la version réactualisée, avec le trio étrange Payne / Dante / Tarantino, détonne franchement avec le reste et n'apparaît pas comme incroyablement nécessaire, probablement un ajout tentant de moderniser maladroitement le propos ayant décliné en termes de pertinence plus vite que le reste.

N.B. : C'est la trombine de Huston, cigarillo aux lèvres, qui figure sur la couverture.