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Anarchisme, capitalisme, ressorts et balanciers

Saint-Imier, un petit village suisse, fin du XIXe siècle. Pierre Kropotkine, géographe dans la veine d'Élisée Reclus pas encore tout à fait sensibilisé à la cause anarchiste à la fin des années 1870, erre dans les parages pour relever des informations topologiques et créer de nouvelles cartes plus précises des environs. L'encart initial avec une citation de sa part pourrait mettre sur la mauvaise voie : il ne s'agit pas du tout d'une biographie, il restera d'ailleurs largement dans l'arrière-plan, comme personnage secondaire. Non Désordres (Unrueh en version originale, un terme allemand désignant à la fois une pièce d'horlogerie, le balancier, mais signifiant également agitation : pertinence maximale pour un titre) s'intéresse avant tout au travail d'ouvrières de l'industrie horlogère, à l'orée de bouleversements technologiques qui vont voir s'affronter deux mouvements. La rationalisation toute fordiste du temps de travail prônée par le capitalisme, qui consiste à chronométrer les tâches, identifier les chemins les plus rapides, et maximiser les profits en augmentant autant que possible les cadences, et la progression des idées anarchistes au sein de la population locale, tout particulièrement auprès des travailleuses.

Mais derrière le terme affrontement, il ne faut pas s'attendre à des oppositions frontales ou des invectives qui vireraient au physique : c'est là la grande particularité de Désordres, qui sans doute endormira les uns et passionnera les autres, puisque tout se déroulera au travers d'échanges extrêmement cordiaux et feutrés, avec moult politesse, au creux de convenances exacerbées qui finissent comme par magie par souligner la violence de l'époque. Que ce soit pour signifier une absence de droit de vote (car les impôts n'ont pas été payés) ou pour notifier un licenciement sec (pour voir manifesté une accointance avec des anarchistes), ce sont des mots pas plus hauts que les autres qui sortent de la bouche des contremaîtres et des notables. Cette ambiance presque surréaliste est vraiment géniale, et permet de laisser s'exprimer le sujet principal : à travers la mesure du temps et sa corrélation à l'argent, on assiste à la naissance des cadences dans les usines et l'apparition du capitalisme dans ce petit coin de Suisse.

C'est ainsi dans un cadre presque paternel et bienveillant que s'installe progressivement une pression sur les ouvrières, pour augmenter le nombre de montres mécaniques montées par jour. À la précision des gestes que les femmes accomplissent sous l'œil de leurs loupes monoculaires, les dirigeants chronomètrent, inlassablement, chaque fraction de la chaîne de montage et réorganisent le travail. Cyril Schäublin et son directeur de la photographie sont parvenus à instiller un sentiment d'étrangeté très singulier à l'occasion de nombreux plans extérieurs cadrés bizarrement, avec souvent plusieurs groupes de personnages filmés de loin et écrasés dans un coin du plan. Tous ces plans ne sont pas aussi justifiés les uns que les autres, mais il y a tout de même une sensation de précision dans l'observation qui se dégage, avec en complément les nombreux "ne rentrez pas dans l’image !" assénés aux ouvriers et aux passants par les gendarmes qui encadrent la prise de photos de l'usine à des fins commerciales.

L'évolution et la cohabitation des deux courants, capitaliste et anarchiste, forme une toile de fond vraiment captivante dans leur volonté de sonder timidement les forces en présence, de tirer profit des avancées technologiques de leur époque (photographie et télégraphie essentiellement). Et le film se termine sur une sorte de coup de foudre savoureux, surprenant, Kropotkine tombant sous le charme d'une ouvrière qui lui explique dans tous les détails techniques le contenu de son travail et le fonctionnement d'une montre. Désordres, avec sa profusion de précisions techniques autour de l'assemblage de montres, avec sa multitude d'objets d'horlogerie issus d'un autre temps, avec son enveloppe sonore remplie de bruitages mécaniques (rouages, balanciers, ressorts, rotors), est décidément une curiosité étonnante à de multiples niveaux.

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