guerre_et_paix.jpg, oct. 2023
Querelles sentimentales feutrées et boucherie des champs de bataille

Guerre et Paix de Sergueï Bondartchouk, c'est en quelque sorte la version soviétique, en couleur et parlant du pharaonique Napoléon d'Abel Gance, une fresque historique aussi épique qu'immense, et dans le même temps une sorte de revanche pour l'URSS en pleine Guerre froide (il reçut l'Oscar du film étranger) sur l'adaptation américaine un peu falote de King Vidor sortie une dizaine d'année plus tôt. On le présente souvent comme une orgie technique en avançant des arguments-massues, des centaines de milliers de figurants directement prélevés dans les rangs de l'armée rouge, des scènes de batailles dantesques qui durent près d'une heure, des costumes réalisés par milliers par des musées, une durée de tournage / montage de quatre ans, ou encore un budget démentiel qui s'élèverait à 100 millions de dollars de l'époque (soit 700 millions d'aujourd'hui), même si ces chiffres sont contestés et pourraient être en réalité 10 fois moindre. Mais cela pourrait très bien relever, il faut oser l'écrire, du détail : ce qui frappe en premier lieu dans ce film, à mes yeux, c'est cette vision typiquement russe de l'histoire, multipliant les personnages sans jamais quitter un point de vue très distant et extérieur aux drames qui se nouent devant la caméra, qu'ils surviennent dans les intérieurs dorés de l'aristocratie moscovite ou sur les champs de bataille ensanglantés jonchés de cadavres.

Près de sept heures de film, agréablement découpées en 4 parties, cela a de quoi intimider — à titre personnel, il m'aura fallu 6 ans pour oser m'y lancer et deux jours pour en venir à bout. L'ampleur de la fresque historique est monumentale, étalée sur deux décennies au début du XIXe siècle, et centrée sur la campagne napoléonienne de Russie, sur l'invasion française de l'empire russe, des succès de la France qui se soldent par la prise de Moscou jusqu'au harcèlement de la Grande Armée pendant la retraite française. Au-delà des parties qui le composent, on peut segmenter Guerre et Paix en deux grands mouvements : les séquences en intérieur, avec les mondanités aristocratiques, ses grands bals dégageant un faste et une opulence sans comparaison, ses petits scandales récurrents, et le destin de plusieurs familles fortunées déchirées par la guerre ; puis les séquences en extérieur, en grande partie dévolues à des reconstitutions de batailles renversantes, impressionnantes par l'immensité de leurs décors autant que par leur caractère immersif et chaotique — c'est là qu'il faut reconnaître que oui, en effet, les centaines de milliers de figurants font la différence, l'horizon est saturé de bataillons, avec des mouvements de foule à perte de vue, l'artillerie s'en donne à cœur joie, les combats font rage sur des kilomètres carrés, les charges des régiments de cavalerie sont incroyables, il y a seulement quelques duels à la baïonnette qui manquent un peu de vigueur.

Si presque toutes les séquences ayant trait aux combats armés sont convaincantes, il n'en est pas de même pour les épisodes plus intimes, entre amours, amitiés, déceptions, trahisons. Sans pouvoir juger personnellement la qualité de l'adaptation du roman de Tolstoï, on peut avoir le sentiment d'un abus de gros plans sur le magnifique visage de Lioudmila Savelieva en pleurs, la comtesse Natalia, avec ses yeux d'un bleu abyssal, de même qu'il y a tout de même une certaine obstination dans le jeu très (très) affecté de Sergueï Bondartchouk lui-même dans le rôle de Pierre Bezoukhov. Malgré tout il reste une finesse dans les descriptions psychologiques et une diversité dans les thématiques abordées on ne peut plus appréciables, quand bien même la démesure du lyrisme sur sept heures pourrait éreinter. La voix off permet de distiller agréablement le texte de Tolstoï, mais peut aussi se transformer par endroits en d'ennuyeux monologues, contrepoids parfois un peu maladroits aux tourments existentiels des personnages principaux.

Le film regorge en outre de tableaux apocalyptiques, dans le froid mortel des plaines sibériennes comme dans les flammes de Moscou dévasté après le passage des troupes françaises. Le formalisme russe conserve une part d'émerveillement conséquente, même passé à travers la machine académique d'une production de cette envergure. En matière de combats phénoménaux qui confinent au surréaliste, je crois bien que cette reconstitution de la bataille de la Moskova (ou Borodino) est la chose la plus sidérante que j'aie vue, avec des envolées lyriques qui pourraient être reliées qu'un Sokourov n'aurait pas renié (avec notamment de nombreuses séquences en grand angle multipliant les distorsions optiques sur les bords, accentuant ci et là l'horreur sur les visages). Difficile par ailleurs de ne pas voir quelques allusions directes à Gance, avec par exemple quelques plans composés sous la forme de triptyques horizontaux. Au-delà des références, cette adaptation de Guerre et Paix est aussi exigeante, de par l'implication qu'elle demande, qu'elle est gratifiante dans son impétuosité pour raconter un morceau de l'histoire russe.

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