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Surdité et ténacité

La dure condition du couple ou de la famille dans le Japon d'après-guerre qui se bat pour vivre dignement, ce n'est pas un sujet particulièrement nouveau au début des années 1960. En revanche, le traitement de ce thème à travers le prisme de deux amants sourds-muets l'est bien davantage (anticipant la chronique de Kitano dans A Scene at the Sea, 30 ans plus tard), et il faut croire que l'écrin de la mise en scène de Zenzô Matsuyama parvient à jouer avec ce paramètre supplémentaire d'un mélodrame déjà bien chargé sans en alourdir la trajectoire de manière préjudiciable. C'est quand même assez notable, car la liste des misères s'abattant sur les protagonistes est longue : pays dévasté au lendemain du conflit, épidémie de maladies mortelles telle le typhus, mort du mari, difficultés économiques drastiques pour joindre les deux bouts... Et pourtant, même si le tableau présente régulièrement la surdité des deux personnages comme un handicap supplémentaire, comme une surcouche en prime qui s'ajoute à l'acharnement du sort, Happiness of Us Alone n'en fait jamais une circonstance aggravante aux yeux des principaux intéressés.

Bien sûr, l'entourage voit cela comme une tare, comme des conditions précaires appuyées, voire comme un obstacle dangereux à la survie, autant de raisons censément légitimes pour imposer des barrières supplémentaires — ne pas se marier avec une autre personne sourde, ne pas avoir d'enfants, etc. Mais c'est là que le mélodrame japonais parvient à tirer son épingle du jeu, Hideko Takamine et Keiju Kobayashi forment un couple qui se reconstruit contre vents et marées, à l'image du pays, à force de ténacité et de persévérance. C'est à mes yeux la principale limitation de cette tragédie sentimentale, puisque le scénario insiste très lourdement sur le versant moral de cet épisode et sur la nécessité des citoyens (même les moins favorisés) d'aller de l'avant, de sans cesse se dépasser, de toujours fournir plus d'efforts (et avec le sourire s'il vous plaît) même quand on en est réduit à devoir cirer les pompes des soldats américains pour quelques kopecks.

Malgré tout le portrait du couple est émouvant, avec ses spécificités et ses dynamiques (lui est sourd-muet, elle est seulement sourde et a appris à parler ainsi qu'à lire sur les lèvres) qui sont retranscrites à l'écran — pour le coup, tous les publics se rejoignent ici dans la lecture des sous-titres qui s'affichent à l'écran pour régulièrement traduire la langue des signes. L'occasion de fournir les plus beaux plans du film, une séquence presque abstraite, poétique, où le plan ne cadre que les deux paires de mains sur une table qui dialoguent, et une autre dans un train, les deux personnages étant séparés par une porte vitrée, mais échangeant de manière vive et impétueuse au bord de la séparation. La place de l'enfant occupe en outre une place de choix, puisqu’après une première tentative se soldant par la mort du bébé, leur nouvel enfant deviendra une source de tension aigüe les mettant face à leurs difficultés de parents sourds (de nombreux motifs à l'école garnissent le portrait). Chronique sociale étonnante, relativement légère si l'on pense au contexte catastrophique, avec quelques morceaux de comédie (le mari qui court après la voiture américaine pour obtenir son dû et qui finira avec des dizaines de paires de chaussures à cirer) et une conclusion assez surprenante (un accident sortant de nulle-part suivi d'une tentative narrative maladroite pour compenser).

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