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Essai sur les effets de montage

Une fois absorbée la surprise de la découverte des enjeux, absolument tout dans Keane repose sur les épaules de son interprète principal, l'acteur britannique Damian Lewis, et de l'appréciation de son jeu découle presque intégralement l'appréciation du film. Toute l'intrigue se déroule avec une caméra collée au plus près de son errance, celle d'un père qui semble avoir perdu sa fille et qui la recherche désespérément dans les rues et les souterrains de New York.

Le cadre des actions que l'on nous montre est laissé volontairement flou, on ne sait pas exactement combien de temps s'est déroulé depuis la disparition, et la santé mentale du protagoniste éponyme n'est pas beaucoup plus claire. On voit bien qu'il est en souffrance, mais on ne sait pas vraiment jusqu'où s'étend sa condition psychiatrique. Il est à noter que j'ai vu la version de Steven Soderbergh, réduite d'une dizaine de minutes par rapport à la version originale, et dont le montage altéré introduit apparemment un doute supérieur par rapport à la version originale : dans cette perspective, l'introduction laisse là aussi sciemment une zone d'incertitude quant aux raisons des pérégrinations de cet homme. Ce pourrait être un "fou", un toxico, un tueur en quête d'une victime : là où l'objectif du père est révélé dès les premières minutes dans le montage d'origine, il faut attendre près d'une demi-heure pour comprendre de manière certaine l'objet de la peine de cet homme — quand bien même cette peine restera incertaine à la fin du film, tant l'hypothèse d'une folie hallucinatoire reste présente dans les dernières minutes.

Le film aurait été très lourd et éprouvant dans ses partis pris assumés jusqu'au bout s'il ne s'était pas concentré, à partir d'un moment, sur la rencontre avec une femme et sa fille — qui forcément rappelle au protagoniste la sienne. D'un coup, toutes les séquences qu'on a vues dans lesquelles il arpentait des rues, des centres commerciaux, des couloirs de métro et des quais de gare deviennent un potentiel pour une action toute autre, comme si en un instant sa folie tragique pouvait se transformer en une autre forme de tragédie, c'est-à-dire un autre kidnapping. On oscille ainsi entre désespoir et angoisse à de multiples niveaux, tout en évitant soigneusement les écueils faciles d'un cinéma misérabiliste et minimaliste (on voit bien comment on aurait pu dériver vers le masochisme social désagréable d'un film à la Dardenne). Même si les dernières séquences procurent quelques frissons, filmer un personnage obsessionnel prisonnier de sa quête (dans ce qu'on pourrait appeler une expérience saisissante de 1h30) me semble montrer moins d'intérêt, a posteriori, que de mettre en scène un film sur l'obsession à proprement parler.

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