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Dans la brume imprégnée de rouille

Le passage à la couleur chez Antonioni (après 20 années de noir et blanc) se fait dans une grisaille épaisse — continuité presque parfaite avec celle qui envahissait l'univers de An Elephant Sitting Still. De ces épaisses couches en tons de gris, seuls quelques éclats parviennent à percer : quelques couleurs, du rouge ou du jaune surtout, et le personnage de Giuliana sous les traits de Monica Vitti qui irradie autant de son charme que de sa détresse. Certains traits un peu maladroits (ou tributaires d'un charme désuet, c'est selon) m'empêchent de plonger entièrement dans cette proposition éprouvante, mais on ne ressort pas de ce film indemne, c'est à peu près sûr.

Le Désert rouge met en lumière une ambivalence à mes yeux constitutive du cinéma d'Antonioni, cette intellectualité chevillée au corps sans cesse contrebalancée par un puissant pragmatisme sensuel. Un cinéaste radical dans ses choix artistiques et ses partis pris, à la veille de son exil artistique pour les États-Unis (où Zabriskie Point verra le jour), au lendemain de films comme L'Avventura, La Nuit et L'Éclipse marqués par la crise et le questionnement existentiel.

L'ambiance qui règne dans cette région industrielle délabrée, emplie de rouille, de fumées jaunes et de contaminations variées, fascine autant qu'elle inquiète. Giuliana semble être la seule à y être sensible (et la seule à être sensible, de manière plus générale), à en concentrer les effets sous la forme de crises diverses. Sensibilité extrême ou simple conscience du monde qui l'entoure, on ne saura jamais vraiment dire, mais elle évoluera dans le film, au milieu de ses semblables et des décors, comme une âme en peine qui restera éternellement incomprise. Comme si elle était en proie à une constante agression extérieure, invisible aux yeux des autres. Son désarroi, très appuyé par moments, est fatalement palpable : cette histoire d'accident de voiture permettant à son entourage d'évacuer toute préoccupation, toute responsabilité, alors qu'il s'agit d'une tentative de suicide, ce mari insensible à sa souffrance, cet enfant manipulateur presque tortionnaire... Le désarroi est total dans cet univers toxique.

On peut voir dans ce mal-être permanent une spirale infernale, une lente descente aux enfers qui emprisonne Giuliana dans son angoisse incommunicable. Rien ne sera jamais véritablement explicité, il restera toujours de nombreuses énigmes (comme toujours chez Antonioni semble-t-il, avec les mystères de l'amour, de l'identité, de la femme, etc.) perdues au milieu d'un tableau abstrait qui, un peu comme chez Tarkovski (référence peut-être un peu hardie), magnifie la beauté de l'angoisse dans la brume imprégnée de rouille.

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