Hitchcock très inhabituel, même si ma frénésie de découvertes hitchcockiennes commence à remonter à un bon moment. Le premier truc inhabituel, c'est l'introduction assurée par le réalisateur himself, nous assurant que ce qui va suivre est le récit de faits réels, survenus en 1953, détonnant à ce titre avec le reste de sa filmographie (essentiellement basée sur de la fiction, donc). Le second, beaucoup plus conséquent, porte sur la tonalité de The Wrong Man, délaissant totalement les notions de suspense que l'on connaît et avec lesquelles on est familier pour s'attacher à la description très pragmatique des déboires de Manny Balestrero, un musicien de jazz accusé de hold-up, qui passera l'essentiel du film à tenter de prouver son innocence.
D'entrée on peut avouer que le choix de Henry Fonda dans le rôle principal est une très bonne chose, il semble vraiment être l'acteur idéal avec sa gueule triste et son air blême pour figurer l'innocent condamné à tort, prisonnier de sa fragilité, largement dépassé par les événements. Dans la description méthodique et très subjective de son arrestation sur le seuil de sa porte jusqu'à son emprisonnement, Hitchcock se laisse aller à un style de mise en scène que je ne lui connaissais pas, il filme la déchéance du personnage dans toute sa longueur, sa pénibilité, son arbitraire, mais surtout en prenant le soin d'adopter le point de vue de Fonda en se concentrant sur son champ de vision, extrêmement réduit, les yeux baissés : il voit les menottes que va lui mettre un policier, il voit les chaussures des codétenus dans le fourgon, il scrute les coins de sa cellule, etc. C'est bien simple, parfois on se croirait chez Bresson, tendance Pickpocket (si j'avais su qu'un jour j'oserai un tel parallèle...), tant dans l'austérité formelle que dans le découpage et le réalisme subjectif. Un poids moral supplémentaire se fait ressentir lorsqu'un inspecteur lui assène le fatidique "an innocent man has nothing to fear, remember that", très peu rassurant étant donnée la situation et contraignant le principal intéressé à une forme de soumission insidieuse.
L'autre chose intrigante, c'est ce qui arrive au personnage de Vera Miles : elle perd pied, totalement, sans raison apparente. Il y a un côté inexpliqué livré de manière brute, jusqu'à l'ultime péripétie du récit qui se contentera d'un carton final relativement sobre. Tout est fait pour maximiser l'empathie au plus près du pauvre protagoniste, l'homme moyen injustement accusé, pris au piège d'un sosie malgré lui, avec une thématique de fond très chrétienne dans la dernière partie (rosaire, prière, portrait de Jésus, miracle) qui fait quelque peu peser le poids des nombreuses décennies passées.
6 réactions
1 De Jim - 30/03/2023, 17:08
Bonjour Renaud,
Avant d'en venir aux remarques sur cette chouette chronique, consacrée à un film d'Hitchcock dont on parle trop peu à mon goût, je me dois de me présenter.
Jim est le pseudo que j'utilise sur le forum de Culture-SF, où j'ai sympathisé avec Gilles qui me propose aujourd'hui de me joindre à vous, à l'occasion, au travers de petits textes sur le cinéma, la littérature, etc.
(Comme c'est le virus du cinéma qui m'a atteint le premier, ce serait d'abord dans ce domaine et plutôt, question d'affinités, sur le versant des "mauvais genres".)
(Ceci dit, je ne dédaigne nullement le cinéma classique ou d'auteur dont tu arpentes souvent les terres, à en juger par le menu de ces chroniques ; le paysage d'ensemble du 7ème Art m'intéresse.)
Autres éléments biographiques ? J'ai environ environ dix ans de plus que Gilles (qui devra donc payer ma retraite – jusqu'à quand ? l'avenir le dira....) et partage mes journées entre la ville (rose), en semaine, et la campagne (du piémont pyrénéen), la plupart de mes week-ends.
Passons au film :
Si le thème du faux coupable est récurrent dans l'œuvre d'Hitchcock, il est vrai qu'il le traite généralement sous l'angle romanesque. Pourquoi a-t-il tenu à le traduire aussi de manière réaliste ? Peut-être qu'il tenait à rappeler que si le sujet prête à de bons divertissements ou à de mauvaises blagues (comme celle de son père qui lui fit passer un court moment en cellule, quand il était enfant), sa réalité peut être bien plus tragique.
Un choix parfait, en effet.
Et un an plus tard, dans Douze hommes en colère, il sera cet unique juré qui se refusera à condamner trop tôt un homme que tout semble accuser.
Le rapprochement ne me semble pas si incongru (en tout cas, j'y ai également pensé...)
Un tel dépouillement dans la mise en scène, toujours très bien tenue, surprend chez ce réalisateur
(il y a bien un effet très voyant – ce mouvement rotatif pour illustrer le vertige de l'innocent qui se retrouve en cellule – mais il disait regretter de l'avoir employé...)
La soudaineté de ce basculement le fait apparaître aléatoire. Mais après s'être tant et tant démenée pour innocenter son mari, sans succès, il n'est pas illogique qu'elle en paie le prix sur le plan nerveux ou psychique...
Que cela survienne juste avant que son mari soit sauvé est d'une ironie cruelle : la liberté retrouvée, le bonheur n'est pas rétabli (alors que c'est l'usage au cinéma...) ; l'épreuve se poursuit, c'est maintenant au mari de soutenir sa femme.
2 De Renaud - 14/04/2023, 12:34
Bonjour Jim, merci beaucoup pour ce retour très complet et désolé pour le délai de réponse.
Enchanté de faire ta connaissance ! Je fais totalement confiance à Gilles quant à la pertinence de ses choix managériaux , et tout ce que tu avances me donne très envie de te lire. Ravi de savoir que tu es toi aussi amateur de weekends pyrénéens, j'ai récemment déménagé à 20 kilomètres au sud de Toulouse après une quinzaine d'années. À l'occasion, si ça se concrétise, on pourra se rencontrer en ville pour un café, une bière, une bouffe, un film...
Petite précision me concernant côté cinéma, je ne chronique ici qu'une petite partie de ce que je regarde (le critère de sélection est un peu vague), et je garde une curiosité pour tout le paysage ciné moi aussi, donc tout ce qui est classé "mauvais genre" m'intéresse également ! J'en vois beaucoup, mais j'échange sur une autre plateforme (SensCritique) pour ça et le reste.
"Douze Hommes en Colère", c'est sans doute le premier film dans lequel Henry Fonda m'a marqué, au début de ma cinéphilie, non loin de "Il était une fois dans l'Ouest". Il faudrait que je revoie "Fail-Safe" aussi, le visionnage date mais j'avais été scotché.
Heureux d'apprendre que tu fais aussi le rapprochement entre Hitchcock et Bresson haha, ça me conforte dans ce sentiment, et tout à fait d'accord pour l'excès ponctuel de mise en scène que tu mentionnes ainsi que ton commentaire sur l'écriture du personnage féminin.
Au plaisir de te recroiser par ici donc !
3 De Jim - 16/04/2023, 11:21
Merci de ton accueil, Renaud.
Pour ma part, ce fut avec Les raisins de la colère, où il tenait déjà son emploi d'"honnête homme", digne, droit, persévérant dans l'épreuve.
(Leone fut malin de le choisir pour jouer une belle ordure dans son western spaghetti...)
Après ça, j'avoue ne pas avoir vu beaucoup de ses films.
Pas vu (mais ça viendra : tout bon film de Lumet m'est attirant !)
J'avais bien aimé le remake télévisuel réalisé par Stephen Frears.
Je partais avec un a priori négatif, la présence de deux des principaux acteurs de la série Urgences me faisant penser à une production opportuniste, mais j'avais trouvé le suspense efficace et le reste du casting bien fourni (Richard Dreyfuss reprenait le rôle d'Henry Fonda).
4 De Renaud - 16/04/2023, 22:22
Ah oui, j'ai déjà entendu parler du remake de Frears mais je n'ai pas encore tenté. Merci pour les précisions. Sur ce sujet d'ailleurs, j'ai vu récemment un remake de "Douze Hommes en Colère", une version russe de Mikhalkov, ça ne vaut pas nécessairement le détour, c'est très long et moins intéressant, mais ça reste une curiosité quand on apprécie le film original.
5 De Jim - 18/04/2023, 16:45
Je regarderai ça si j'en ai l'occasion.
(Dommage que Mikhalkov, l'auteur du très beau Soleil trompeur, en soit aujourd'hui à faire de la propagande pour le Kremlin...)
Une autre version de 12 hommes en colère qui m'a bien plu est celle réalisée par William Friedkin pour la télévision.
C'est plus classique que le film de Lumet en terme de mise en scène mais je trouvais que les acteurs (menés par Jack Lemmon et George C. Scott) s'en sortaient bien.
6 De Renaud - 18/04/2023, 23:33
Et encore un film qui remonte dans la liste de mes envies haha (même chose pour la version de Friedkin, pour lequel j'ai souvent eu des retours très divergents !). Ça doit faire 10 ans que je "dois" voir Soleil trompeur... Au cas où je nourrisse des attentes trop importantes chez toi, sache que 12 n'est pas un très bon film hein. J'aurais d'ailleurs bien du mal à cerner le personnage de Mikhalkov à travers ses films, j'en ai vu 3 ou 4 depuis les années 70 et ils sont tous extrêmement différents.