le-grand-jeu-celine-minard-2007.jpeg, juin 2023

Au grand jeu des comparaisons des quatrièmes qui font saliver, le premier roman de Céline Minard le Dernier Monde (2007) et le Grand Jeu (2016) rivalisent, d'un côté un cosmonaute abandonné à son exil volontaire dans une station spatiale et de l'autre une femme quittant la vie en société pour s'installer dans un refuge accroché à une paroi rocheuse en pleine montagne, imaginé et conçu par elle-seule. Les leitmotivs : la solitude volontaire, le journal de bord, la capsule énergétiquement autonome et le passage entre ciel et terre.

Deux poussées contraires. La quatrième a encore fait naître l'envie de lecture quand bien même Céline Minard m'avait laissé une assommante impression lors de ma lecture avortée du Dernier Monde, qui tient une solide réputation bien résumée par vda sur CSF  :  une logorrhée polyphonique schizophrène, vraisemblablement bourrée d'érudition. Bref, on attend désespérément sinon une action, au moins une réflexion qui, hum, ne vient pas. (...)

Je peux, seule, grimper en m’auto-assurant. C’est long et technique mais c’est possible. Quand je suis sur une paroi, je peux utiliser cette corde, ces pitons et ce grigri qui bloquera ma chute et maintiendra la vitesse acceptable et le juste intervalle entre mon corps et les roches au fond du gouffre. Sur quels pitons, avec quel grigri, sur quelle corde arrimer la marche d’une vie ? Comment maintenir la bonne distance avec ce qui arrive, au moyen de quoi ? De quelles règles, de quel guidage et comment les évaluer ?
Être vigilant, se placer où il faut dans les conditions optimales. Ni en danger ni hors de danger.
Les nuages, la pluie, la roche, les semis, les bois, les corps, sont des guides savants.
Je ne suis pas détachée par erreur, ni par lassitude, ni par aveuglement. Je travaille à mon détachement. Je suis en pleine santé.

Commençons par la fin sans toutefois spoiler, le "grand jeu" peut être considéré comme la chute du roman, ce moment où la réflexion de la narratrice mute pour prendre la forme concrète et émancipatrice d'un jeu. Autrement dit, une intrigue est discrètement incorporée dans le récit de la narratrice sur laquelle je me suis cramponné. L'élément perturbateur qui va (un peu) accélérer et mouvementer les choses est la rencontre avec une marmotte... à moins que ce soit plutôt l'inopinée apparition d'une vieille ermite aux ongles de dix centimètres qui va bouleverser l'ascèse de l'héroïne.

Le style de Céline Minard ne laisse pas indifférent. Je ressors assoiffé comme si la prose faisait son travail de sape. Son "style acéré" - dixit l'éditeur - me semble parfaitement seoir à l'écriture de l'écrivaine. Il y a les nombreuses listes de choses à faire, l'entretien du logis, du potager, la liste des choses observées par un regard parfois atypique, l'exploration des voies et versants des sommets environnants et la quête existentielle. Cette recherche des principes et des causes de cette retraite montagnarde et de cette vie suspendue prend la forme d'une cascade de questions semées deci-delà dans ce journal de bord. Ce n'est pas l'enthousiasme qui prévaut en lisant Céline Minard mais une légère curiosité persiste pour les questionnements soulevés et cette errance formelle.

Ma présence est construite à partir de formes animales. Qu’est-ce que cela change ? Si je pouvais lever la carte de leurs perceptions, quel contour aurait mon corps ? À quoi ressembleraient mes gestes ? […] Et si c’était seulement au milieu d’une multitude de formes de vie différentes qu’on pouvait obtenir la sienne propre ? La plus complexe, la plus libre, la plus désintéressée.