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L'art et l'oubli

Après l'heureuse découverte des Contes des chrysanthèmes tardifs et la redécouverte de Mizoguchi ainsi amorcée, il apparaît encore plus clairement que des films comme Cinq Femmes autour d'Utamaro ou encore Les Sœurs de Gion ne soient pas les meilleurs points d'entrée dans son œuvre. Non pas que ces morceaux-là soient foncièrement mauvais (cela dit, je ne pourrais pas affirmer le contraire non plus), mais il me semble que des films comme les deux précédemment cités gagneraient à être vus ou revus avec le recul offert par une connaissance minimale du réalisateur, de son style et de ses thématiques de prédilection. Avancer en terrain un tant soit peu connu pour être capable de mieux en cerner les enjeux, en quelque sorte.

En tous cas, plus on parcourt sa filmographie et plus son discours sur la condition de l'artiste apparaît clairement, dans toutes ses variations. De manière frontale, comme c'était le cas dans les Contes des chrysanthèmes tardifs (1939) avec une célébrité artistique entachée de népotisme, ou de manière beaucoup plus indirecte comme dans ces autres contes de 1953. Si le cœur du récit est dédié à l'état de guerre civile au 16ème siècle, les enjeux évoluent rapidement vers les trajectoires de deux couples perdus au milieu des batailles : d'un côté, un paysan miséreux aveuglé par le statut social que garantit l'ordre des samouraïs, et de l'autre, un artisan potier (c'est ici qu'on reconnaît la thématique "habituelle" de l'artiste chère à Mizoguchi) aveuglé par l'appât du gain généré par la vente de ses objets en temps de guerre. Dans chacun des deux cas, les hommes sont épaulés par des femmes en retrait mais d'une importance capitale, des femmes-sacrifices, aimantes, soutiens solides autant que victimes collatérales de la folie de leurs maris.

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Si c'est bien la guerre elle-même, à travers le chaos qu'elle suscite, qui déclenchera le début du mouvement de perdition des deux hommes, elle constitue assez vite une toile de fond sur laquelle Les Contes de la lune vague après la pluie vient se focaliser pour dépeindre chacune des deux trajectoires.

Genjuro, le potier parti en ville pour vendre sa production, finira charmé et envoûté par Dame Wakasa dont la première apparition, spectrale, est renforcée par un puissant contraste de noir et blanc : le blanc de sa tenue est éclatant, comme le seraient les tissus dans lesquels s'enveloppent les fantômes, et contraste avec le noir de la foule anonyme au marché. Le film emprunte d'ailleurs un sentier explicitement fantastique lors de la séquence en barque, au milieu d'un étang sur lequel flotte un voile brumeux très symbolique et duquel émergera un esquif funèbre. Séquence magnifique, évidemment, aux portes de l'onirisme après les adieux à sa femme et à son enfant. L'illusion, autant que la désillusion, sera aussi totale que fatale.

Tobei, la paysan, empruntera un chemin semblable en direction d'un autre rêve, celui de devenir samouraï, lui permettant ainsi d'arborer une armure scintillante sur son destrier aussi fier que lui. La route vers cet idéal sera plus dure, plus cruelle que celle de Genjuro, mais elle n'en sera pas moins trompeuse, sertie de leurres et de désillusions multiples. Comme son ancien voisin avec son art, il aura fait passer son ambition avant sa femme et son fils, nourrissant un puissant antagonisme au sein du couple.

Tout comme l'art et les contraintes que sa pratique sérieuse impose, la femme semble occuper une place centrale chez Mizogushi, d'une importance également supérieure. L'homme comme la femme souffrent de nombreuses faiblesses mais ce sont toujours ces dernières qui en paient le prix fort, celui de l'oubli.

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