los_angeles_plays_itself.jpg, août 2022
''They make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize.''

Los Angeles Plays Itself, c'est un tunnel de près de 3 heures. L'expérience est éreintante, et on en ressort comme sous l'effet d'un rouleau compresseur, après avoir subi un essai cinématographique sur la ville de Los Angeles (attention de ne pas dire "L. A." sous peine de se faire engueuler par Thom Andersen qui y voit une dévalorisation abominable !) citant pas moins de deux cents films sur le sujet. Quand le film démarre, avec cette vive allure et ce flot ininterrompu de paroles, on se dit que le rythme va être impossible à suivre, pour le narrateur comme pour le spectateur. Et pourtant. Au-delà de la somme des informations individuelles que contient le film, à l'instar d'une conférence de Jean-Baptiste Thoret (il y a un peu de tout et un tri est évidemment nécessaire), au-delà de la proportion de références qui produira ou non un stimulus, Los Angeles Plays Itself produit un effet saisissant, un peu assommant, mais doté de singularités suffisantes pour rendre voyage constructif et agréable.

Un film de montage avant tout, sous la forme d'une longue dérive à travers le cinéma hollywoodien, avec pour objectif l'extraction d'une composante documentaire de toute la matière 100% fictionnelle des 50 années qui ont précédé la sortie du film en 2003 (commencé en 1999) — à l'inverse d'un autre schéma rencontré parfois, complémentaire, qui vise à introduire un peu de fiction dans de la non-fiction. Selon le réalisateur, "if we can appreciate documentaries for their dramatic qualities, perhaps we can appreciate fiction films for their documentary revelations".

Le documentaire est structuré en trois parties clairement identifiées : la ville comme une toile de fond, la ville comme un personnage, la ville comme un sujet. Le ressentiment de Thom Andersen à l'égard d'Hollywood et de son influence néfaste sur la représentation de la ville qu'il aime parcourt absolument tout le docu, à tel point qu'il considère l'abréviation usuelle "L.A." comme la conséquence directe de cette emprise croisée avec un complexe d'infériorité. Des considérations un peu absconses de ce genre, le film en est rempli. De manière intéressante, ce n'est pas un recensement de films sur Los Angeles, mais bien une collection de séquences assemblées pour étayer un propos — plus ou moins pertinent et fondé — à l'image de toute la première partie explorant la dimension architecturale singulière de la ville, avec le courant de l'architecture moderniste associée selon l'essayiste au domicile des bad guys au cinéma (et les exemples abondent il est vrai, avec cette image imprimée par tous les cinéphiles de villas implantées sur des pentes sévères). La séquence de L'Arme fatale 2 dans laquelle Mel Gibson en détruit une avec son pickup est à ce titre mémorable.

Le film s'éloigne de toute dimension potentiellement scolaire, il ne s'agit pas d'un égrainage méthodique et chronologique façon encyclopédie mais bien une plongée subjective dans un discours qui convoque autant de chefs-d'œuvre du film noir que de grosses bouses, autant de thrillers que de navets d'action, et qui tire son titre (signe manifeste de l'ironie d'Andersen à mon sens) d'un cryptique film porno gay des années 70. Il passe beaucoup de temps à évoquer les villas bourgeoises de L.A. Confidential, l'emprise des puissants sur l'eau dans Chinatown, l'utilisation multiple d'un lieu comme le Bradbury Building au travers de films aussi différents que Blade Runner et The Indestructible Man — et même The Artist serait-on tenté de rajouter — dans l'optique de déconstruire les mythes qui enveloppent la ville aux yeux de ceux qui n'y habitent pas et qui n'y prennent pas le bus (sic).

Le ton est volontiers provocateur, souvent ironique, et parfois très cinglant, comme notamment dans le chapitre consacré au retournement de perspectives concernant la gestion de l'eau, des autoroutes, des logements sociaux, ou encore de la police, dont les conséquences désastreuses ne sont pas le fait d'obscures organisations mafieuses mais bien de cyniques représentants publics, bien documentées dans la presse et divers essais, sans que cela n'ait empêché de ratifications par voie démocratique. Au-delà de la simple énonciation du fait que les films ne dépeignent pas la réalité, un truisme renforcé par la présence de nombreuses série B et autres films catastrophe. Après tout, il revendique cette licence artistique et intellectuelle : "they make movies here. I live here. Sometimes I think that gives me the right to criticize".

On peut ainsi considérer le film comme une longue critique argumentée de l'impérialisme culturel d'Hollywood, en s'appuyant sur une grande variété de films, des vieux et des récents, des géniaux et des nullissimes, des blockbusters et des inconnus, à travers une variété de lieux tout aussi conséquente, étudiant la disparition de zones populaires comme Bunker Hill, l'évolution des stations essence, la dissolution de certains quartiers, ou les tacles faciles du new-yorkais Woody Allen dans Annie Hall. L'écart est parfois abyssal, entre un film d'Antonioni et un film de Stallone, un film de course-poursuite / demolition derby et un film d'auteur de Peter Bogdanovich, des références au cinéma policier fasciste et d'autres à Bresson et Ozu.

Le propos est forcément excessif, en quantité et en conjectures, mais il en ressort quand même quelque chose qui s'apparente chez moi à une extrême générosité, certes un peu trop amère par endroits, assortie d'une recomposition très forte de la géographie telle qu'elle transparaît à travers les fictions. Il donne aussi quelques pistes d'exploration très intéressantes, du côté de Charles Burnett (l'auteur de Killer of Sheep), Billy Woodberry (Bless Their Little Hearts), Haile Gerima (Bush Mama) ou encore Kent Mackenzie (The Exiles), évoquées dans la dernière partie consacrée à une sorte de néoréalisme d'un cinéma afro-américain. On pourrait arguer qu'Andersen substitue une forme de complaisance à une autre, en critiquant vertement la représentation hollywoodienne idyllique pour développer une contre-histoire en un sens unilatérale (comme en témoigne ses remarques lapidaires sur Short Cuts, un exemple parmi cent). Mais c'est un style lapidaire et incisif qui permet d'étaler les différentes couches du discours avec dynamisme et de déboucher sur une œuvre unique excitant les synapses des cinéphiles, potentiellement, et sans élitisme. Au niveau du contenu du moins.

1.jpg, août 2022 2.jpg, août 2022 3.jpg, août 2022 4.jpg, août 2022 5.jpg, août 2022 6.jpg, août 2022