Primate est de loin le film de Frederick Wiseman le plus effrayant et le plus directement violent, largement devant la violence du traitement des résidents d'une prison psychiatrique de Titicut Follies qui était largement mise à distance par des ambiances baroques, ou du conditionnement des personnes dans les institutions observées par High School, Law and Order, ou encore Hospital, car elle venait en complément de phases d'observation occupant l'essentiel de l'espace.
Ce pourrait être principalement lié au montage d'une redoutable efficacité chez Wiseman à cette époque, avec un crescendo très bien maîtrisé dans les expériences scientifiques sur des singes divers. En immersion dans ce centre de recherche d'Atlanta, on observe dans un premier temps des moments tendres ou drôles : des accouplements de primates donnant lieu à des observations sur l'éjaculation qui mettent mal à l'aise certaines stagiaires, des femmes qui s'occupent de bébés primates comme s'il s'agissait de leurs propres progénitures (câlins, bisous, biberons, etc.), et déjà quelques expériences, d'une neutralité confortable, basées sur des observations théoriques ou sur des analyses d'apprentissages et autres réactions à différents stimuli. La maman chimpanzé jouant et goûtant le placenta encore accroché à son bébé, un moment très étrange. Un vol simulant l'apesanteur, aussi.
Et puis la science prend un virage très sec à un moment, à partir d'expériences incluant l'insertion d'électrodes directement dans les boîtes crâniennes des animaux — à ce titre c'est un documentaire très intéressant sur l'évolution des normes en matière d'expérimentation animale, mais c'est aussi un film à réserver à un public averti car l'envie se mutant en nécessité de détourner le regard de certaines opérations est très fréquente, avis aux âmes sensibles — pour essayer de comprendre le rôle de certaines régions du cerveau dans les comportements sexuels ou violents. Mais ça, il faut le deviner ou le comprendre a posteriori en se renseignant car Wiseman, très volontairement, ne laisse aucune place au champ scientifique à proprement parler. Son sujet, c'est l'homme, dans une mise en abyme sidérante : "J'ai voulu observer les savants comme les savants observent les singes". Le résultat est brillant, particulièrement probant de ce point de vue-là.
On peut s'amuser dans un premier temps, lors d'expérience visant à récolter du sperme selon une gamme variée de stimuli. Mais assez vite les signaux dérangeants envahissent l'espace. Un chercheur insère une sonde gastrique par les narines d'un pauvre petit singe pour analyser l'intérieur de son estomac, et cette scène rappelle fatalement l'alimentation de force, par la même voie, d'un patient dans Titicut Follies. La séquence "dentiste pour singes" est du même acabit en matière de malaise, et on plongera ensuite totalement dans l'horreur frontale à la faveur d'une opération chirurgicale désassemblant pièce par pièce un autre primate, avec une séquence intense au niveau du cerveau.
Et c'est là tout le talent de Wiseman, qui juxtapose des paroles réconfortantes d'une technicienne et des expériences scientifiques d'une brutalité inouïe, avec un aveu aussi neutre dans le ton qu'implacable de la part d'un chercheur : "généralement, les singes souffrent". On reconnaît son appétence pour les discussions de groupe portant sur l'organisation et la stratégie, même si ici aucun élément de nous est donné de sorte que l'on soit en capacité d'en comprendre les tenants et aboutissants. Un dispositif redoutablement efficace, qui nous projette presque dans la peau des singes en souffrance, agressés, qui ne comprennent à aucun moment ce qu'il leur arrive. Stress insoutenable, détresse totale.
Il y a en outre une démonstration en toile de fond tout aussi imparable : il y a tout en haut de la pyramide des hommes, des vieux blancs ; en-dessous, des femmes assistantes ; en-dessous, des hommes noirs en charge du nettoyage et de l'entretien ; et tout en bas, les animaux, trimballés de cages en cages, d'un dispositif expérimental à un autre. Et à la faveur de ce montage affûté comme un rasoir, en ayant sciemment expurgé toute justification scientifique, il n'y a que les primates pour exprimer des émotions (que l'on peut lire dans leurs yeux régulièrement) appartenant à un spectre très large : peur, colère, tendresse, lascivité, incompréhension et souffrance.
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