Mud est le troisième film réalisé par Jeff Nichols. Avec seulement trois irruptions dans le monde cinématographique depuis 2007, le réalisateur (qui écrit tous ses scénarios) a su se démarquer de la mouvance générale grâce à une narration soignée et très particulière. Alors que la tendance du cinéma contemporain se porte vers des histoires complètement lisibles, des personnages entiers, des fins et des enjeux clairs, Nichols semble consacrer quelque chose de moins manichéen, de plus subtil et de plus équilibré, où le spectateur ne sait pas exactement où le film le mène sans pour autant le perdre ou l'embrouiller.
Un peu plus d'un an après l'excellent Take Shelter, fresque monumentale sur l'Amérique en proie à la peur, au doute et aux crises diverses — écologique, financière, familiale —, le réalisateur semble revenir à une trame plus classique et moins risquée rappelant son premier Shotgun Stories. Invoquant l'univers de Mark Twain dès le sous-titre français « sur les rives du Mississippi, » Jeff Nichols laisse libre court à ses talents de narrateur dans ce très beau récit d'apprentissage aux personnages profonds, qu'ils soient principaux ou secondaires. Soit dit en passant, l'approche de la paternité et de l'éducation présentée ici est à des années-lumière de celle, très conservatrice, proposée dans The Place Beyond the Pines (par exemple). Le personnage de Mud, notamment, directement inspiré de Tom Sawyer et Huck Finn, est parfaitement servi par Matthew McConaughey (oubliez le traumatisme de Killer Joe mais gardez l'accent texan très prononcé) dans les habits de cet homme mystérieux, « bigger than life », au visage buriné par le soleil — mais qui peine à se détacher de son image pleine de classe et de héros badass, à l'instar du beau gosse de Brad Pitt dans Fight Club. Dernière remarque sur la distribution : Michael Shannon, acteur fétiche du réalisateur, occupe un petit rôle de pêcheur sous-marin.
La peur est comme un moteur dans le cinéma de Jeff Nichols : celle de perdre le frère ainé dans Shotgun Stories ou bien celle de ne pas se sortir d'une crise protéiforme dans Take Shelter. Le personnage de Mud procède quant à lui d'une manière un peu différente puisqu'il a construit un autre système de croyance (symbolisé par le tatouage de serpent sur son avant-bras) et semble n'avoir peur de rien ni personne, sauf peut-être du patriarche texan King en qui il voit l'incarnation du diable. Contrairement à la première impression, Nichols prend ici de vrais risques en multipliant les thèmes abordés (la vengeance, l'enfance, les différentes formes que peut prendre l'amour pour ne citer qu'eux) et les styles pour les illustrer. Si l'on pense tout d'abord au récit d’apprentissage, Mud ne se cantonne pas à un genre unique et oscille rapidement entre drame, aventure et conte, tout en conservant le point de vue des deux enfants Ellis et Neckbone. La richesse des sujets étudiés et la diversité des approches adoptées ne font que souligner la rigueur et le talent du jeune metteur en scène qui a su capter la dimension onirique des rives du Mississippi.

Mud (Matthew McConaughey), la classe tendance Clint Eastwood époque spaghetti.
Ci-dessous, Ellis (Tye Sheridan) et Neckbone (Jacob Lofland).

Certes, le film n'est pas parfait et la scène de fusillade où Sam Shepard se transforme en sniper (sûrement des restes de Butch Cassidy dans Blackthorn, cf. ce billet) paraît bien précipitée et gâche un petit peu l'immense plaisir des deux heures qui précèdent. Mais on aurait tort de faire l'impasse sur cet excellent réalisateur en puissance et en devenir qu'est Jeff Nichols, ce cinéaste dont la maigreur des fiches Wikipedia française (ici) et anglaise (là) fait peine à voir. Certains ont eu tôt fait de le comparer à Terrence Malick pour leur rapport particulier à la nature (entre autres éléments abscons comme le fait d'avoir en commun la productrice Sarah Green, le jeune acteur Tye Sheridan ou encore le lieu de leur résidence à Austin, Texas). Mais là où Malick puise son inspiration dans une forme d’impressionnisme parfois hasardeux, les intentions de Nichols sont profondément ancrées dans la réalité et le résultat, toujours subtil, sonne incroyablement juste — à des milles de n'importe quel Prometheus. Dernière réjouissance : son prochain projet s'intitule Midnight Special (1), abordera des thèmes liés à la science-fiction et sera a priori dans l'esprit du Starman de Carpenter (voir la source made in english).
N.B. : L'affiche américaine du film est quand même nettement moins subtile (et presque mensongère) : voir l'affiche.
(1) Personnellement, j'ai un petit penchant pour la version de Creedence... Ahahah. (retour)
3 réactions
1 De Gilles - 21/05/2013, 10:14
Un vrai régal, je suis content que tu l'aies chronique celui-là.! Je suis ressorti de Mud réjoui, le film et les acteurs sont brillants même dans la gravité. Je m'y suis senti bien dans cette histoire et dans ce paysage. Puisque tu évoques The Place Beyond the Pines par les thèmes sous-jacents, celui ci m'a profondément ennuyé à part la bonne première demi-heure...
2 De karine - 31/05/2013, 16:45
Bonjour aux attardés,
je suis allée voir Mud il y a quelques jours, j'en ai parlé avec mon frère, un de vos amis, qui m'a renvoyé à votre blog. Ton article est vraiment intéressant, mais j'aurais aimé qu'il s'attarde un peu plus sur l'image, sur l'objet film lui-même, avant qu'autant de liens soient tissés, aussi pertinents soient-ils, avec d'autres films.
Par exemple, il me semble que ce film est avant tout porté par son lieu; non pas un paysage, mais bien un lieu: de l'eau, de la terre, des arbres. Et que ce serait passer à côté de l'essentiel que de ne pas tenter d'explorer la façon dont ce lieu fonde et emmène le film, l'intrigue, et les personnages.
Un lieu qui, au minimum borde l'écran: dans la plupart des plans, la végétation ou l'eau sont utilisées au moins en amorce: cela encadre, cela enfèrme, ou protège;
Souvent la végétation ou l'eau vont jusqu'à emplir complètement l'image:
c'est le cas de la végétation (les berges, l'île, la forêt); au plan narratif, le personnage y est caché, endormi, blessé ou enfoui. Mais il n'est pas anodin de laisser l'oeil du spectateur le chercher, cela crée une tension narrative : pourquoi ne voit-on pas le personnage? va-t-il apparaître? Le peut-il? Le veut-il? et parfois symbolique: que signifie à propos du personnage ou du lieu lui-même, qu'un individu s'enfouisse ainsi dans un lieu donné?
C'est aussi le cas de l'eau, du fleuve, de l'embouchure, de l'estuaire. Lorsqu'elle est en interaction avec les personnages, l'eau les porte (rôle de la barque, le bateau flottera-t-il?) ou les engloutit (chute dans le ruisseau, objet mystérieux du scaphandre et scènes de plongée, la chemise emportée par le fleuve)
Comme précédemment, ces lieux apportent alors soit une tension narrative (première séquence: les remous feront-ils couler la barque? Où vont donc ces jeunes?) ou une portée symbolique (l'embouchure, l'estuaire: un ailleurs est-il possible? Mais est-il seulement souhaité?)
Par ailleurs, ce lieu est montré comme ayant engendré jusqu'à l'intrigue elle-même:
l'inondation a entraîné ce mystérieux bateau perché dans l'arbre (lieu où se croisent de façon assez surréaliste l'eau et la végétation);
Mud a rencontré son aimée sur les berges, s'y baignait, y a été piqué et sauvé.
Enfin, ce lieu prend d'autant plus d'épaisseur qu'il est mis en contraste avec une frange urbaine de routes et de parkings, où
à l'image, les couleurs naturelles cèdent au gris perpétuel, les méandres surchargés de végétation tranchent avec les espaces dénudés aux lignes droites et perpendiculaires etc...
ainsi, les âmes ancestrales qui peuplent le fleuve et hantent ou soutiennent ses habitants (un lieu "animé") laissent place à l'impersonnel, à l'éphémère, au transitoire des routes, des parking, des motels. Même le bar, supposé être un lieu convivial, est défini comme le bar de la "R...", c'est à dire un lieu de passage.
Ici le film vient bien dire quelque chose d'une terre ancestrale, où les relations entre hommes sont en interaction étroite avec le sol en ce qu'il porte d'âme et d'histoire humaine, par opposition à de nouveaux lieux où argent, violence et duplicité semblent réguler des relations inter-individuelles.
C'est d'ailleurs ici que l'on pourrait faire le lien avec l'un des enjeux majeurs de ce films, à savoir la filiation.
Car il s'agit bien d'un récit d'apprentissage, où un adolescent se questionne non seulement sur l'amour, mais aussi sur les modèles d'homme qui lui sont proposés. Avec la particularité de proposer, dans les deux cas des modèles défaillants, en échec.
Ainsi, on pourrait développer le modèle du conte de fée de Mud et de sa dulcinée: beaux, blonds, et qui s'aiment malgré l'adversité... enrichie de tous les contre-clichés qui jalonnent leur histoire: mensonge, tromperie, rupture par procuration...
De même, le "ils furent heureux et eurent beaucoup d'enfants" trouve son pendant dans le divorce des parents, utilisé d'ailleurs comme le ressort narratif qui va pousser le héros à aider Mud et son histoire d'amour. Car c'est bien ce besoin de croire encore à l'amour malgré le divorce parental, qui pousse cet adolescent, et lance cette aventure.
Sur ce plan, l'apprentissage amoureux semble bien développer un contre-modèle du conte de fée traditionnel.
Enfin, un film d'apprentissage adolescent sur ce que c'est que la filation.
Les figures d'identification masculines jalonnent ce film: le père, l'oncle, le père adoptif, l'ami adulte, et dans une moindre mesure chez les "méchants": le père, le frère, les sbires. Le héros n'a de cesse d'observer, de questionner, et d'exiger un positionnement clair, notamment de son père et de Mud, les poussant au constat et à l'aveu d'échec qui, s'il semble les diminuer en un premier temps aux yeux du héros, les élève finalement au rang du réel courage, non pas celui de se jeter parmi les serpents pour sauver un enfant, mais celui d'abandonner son faux-semblant d'homme fort, de surhomme-héros-américain, pour endosser avec courage le costume commun d'humain défaillant et "taré' que nous propose l'auteur.
Et s'il est un lien à tisser avec "Take Shelter", ce serait, à mon sens, celui de la difficulté d'assumer aux yeux de ceux qui nous aiment, notre propre défaillance. Alors, les héros de ce film ne seraient plus les jeunes en quête d'aventure, mais bien les âgés déjà, ceux qui parviennent à sortir de la boue de leur aveuglement ("Mud"?), pour s'avouer, à soi, et surtout à l'être aimé, défaillant.
3 De Renaud M. - 01/06/2013, 21:16
Merci Karine pour cette riche contribution, je suis content que tu aies atterri ici par l'entremise de ton frère... C'est vrai que mon regard s'est majoritairement porté sur l'aspect "filiation" plutôt que sur la figure éminemment symbolique de la Nature qui semble passionner Nichols. Ces scènes autour de l'estuaire du Mississippi ont une dimension onirique évidente, et c'est très appréciable.
En tous cas, je rejoins ton analyse du "conte de fée revisité" agrémenté de contre-clichés qui place le jeune héros au centre du récit, lui qui est en pleine construction. Certains ont reproché au film cette abondance de personnages masculins, au détriment de la gente féminine ; j'y ai plutôt vu une multiplicité d'orientations et d'identifications possibles pour Ellis, autant de choix de vie qui passent l'épreuve de sa grille d'analyse — lui qui exige un positionnement clair de la part de tous les personnages en effet.