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Band of brothers

Ayant été un peu (euphémisme) déçu par la mise en œuvre du Guépard, quelque peu dévoré par des ambitions à mon sens gargantuesques qui en font plus un essai qu'une fresque historique, je me suis avancé à reculons dans l'antre de cet autre Visconti qui lui est antérieur, et d'autant plus à reculons qu'il s'agit d'un mélo / drame familial, deux thématiques qui ne font pourtant pas partie de mes genres de prédilection. Heureuse surprise.

Déjà, le cadre. L'Italie d'après-guerre, en pleine reconstitution et période de nouvelle industrialisation, est un décor de choix pour illustrer un certain point de vue sociologique : celui d'une famille du Sud du pays, pauvre et a priori innocente, qui émigre au Nord, vers la ville, vers la vie moderne en apparence si attrayante, mais qui renferme bien évidemment sa part de cruauté. L'occasion pour Visconti d'adopter un point de vue à la Ozu : la fin d'une société traditionnelle et le début d'une nouvelle, mais pas moins incertaine ni aliénante. Je pense (enfin !) avoir appréhendé et compris, grâce à Rocco et ses frères, à quoi correspondait la composante néo-réaliste de ce cinéma italien, et au-delà des aspects sociaux brillants au cœur du film, l'ampleur romanesque de la mise en scène est servie dans un écrin très convaincant, un noir et blanc magnifique. De par les thèmes de la famille et de la boxe et la perspective à travers laquelle ils sont abordés, je ne serais pas trop étonné d'apprendre que Coppola et Scorsese adoraient ce film.

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On pénètre au début dans ce qui ressemble à une chronique familiale articulée autour des cinq enfants de la fratrie, mais en réalité on s'engage plutôt dans un portrait croisé de Simone et Rocco, autant dire le jour et la nuit, mais en demeurant toutefois les deux faces d'une même pièce. Troublants Renato Salvatori et Alain Delon, c'est peu dire. Tous les personnages vivent, survivent, voire subissent leur existence par le bord le plus râpeux et douloureux. Les cinq fils envisagent leur condition et leur avenir de manières bien différentes, soulignées par le découpage en cinq pseudo-chapitres, mais c'est clairement la dualité entre ces deux-là qui cristallise les enjeux et forme le cœur du récit. Une même trajectoire initiale, les mêmes errements, les mêmes passions (la boxe et Annie Girardot alias Nadia) mais cette apparente complicité n'est là que pour mieux exploser en cours de route, à la faveur d'une nouvelle vie et de nouvelles aspirations antagoniques. On se situe clairement dans le registre d'Abel et Caïn, de Romulus et Rémus : en dépit des efforts répétés de l'un des deux frères pour maintenir un semblant d'équilibre, l'autre cherchera à lui faire du mal, l'affrontement étant inévitable.

D'un côté, Simone cède aux sirènes de l'argent, de la gloire, et de la réussite facile. C'est dans sa nature, instinctive et souvent brutale, de se brûler les ailes au sommet de sa trajectoire et de finir par s'enfoncer dans les spirales infernales de la débrouille qui s'impose à lui. De l'autre, Rocco résiste à tous ces vices : il est plus posé, réfléchi, responsable. Sa sensibilité se transforme progressivement en devoir de sacrifice, au nom de la famille, et le conduit à couvrir inlassablement les déboires de son frère instable. Leur opposition trouvera son climax dans une séquence en montage alterné, montrant l'enfoncement de l'un dans un meurtre (une scène-clé pas franchement réussie, à la dimension christique de martyre un peu trop appuyée pour être efficace, et c'est bien dommage) et l'apogée de l'autre dans un match de boxe. Le procédé, indépendamment du contenu de chacune de ses deux composantes, fonctionne parfaitement pour saisir au vol un instant crucial, un point de bascule majeur dans la vie des deux frères. Le crime passionnel du premier l'enfermera à jamais dans sa culpabilité tandis que l'issue victorieuse du second le placera sur une toute autre orbite, durement gagnée, dans une position de sécurité acquise de manière presque involontaire.

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