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Réminiscences

Un Instant d'innocence, de l'autre côté du miroir après Close-Up, comme l'autre face d'une même pièce, forme un diptyque iranien intriguant avec le film d'Abbas Kiarostami réalisé 7 ans plus tôt. Dans ce dernier, Mohsen Makhmalbaf était le réalisateur (bien qu'acteur du film) dont l'identité avait été usurpée par Sabzian, malgré lui, pris au piège de son mensonge, et dont Close-Up racontait l'histoire en se terminant par des excuses magnifiques et terriblement émouvantes. Le lien avec Un Instant d'innocence s'avère ainsi relativement direct, de par la présence d'une même personnalité, mais bien au-delà aussi : les deux films partagent la même frontière poreuse entre réalité et fiction et la même composante autobiographique.

Le film de Mohsen Makhmalbaf porte sur un événement survenu dans sa propre jeunesse : à la veille de la révolution iranienne, 20 ans plus tôt, il avait poignardé un policier au cours d'une manifestation contre le chah, dans une certaine confusion (qui sera entretenue durant tout le film). Il purgea une peine de 5 ans de prison et à la fin des années 90, le policier qu'il avait agressé le retrouva pour mettre les choses au clair et lui donna l'idée de faire un film à ce sujet. Un Instant d'innocence, se présentant sous la forme du tournage du film en question, constitue ainsi une mise en abyme de l'incident, et suit les deux protagonistes au cours de la réalisation, du processus de recrutement des acteurs jusqu'au tournage de la scène à proprement parler.

On le comprend assez vite, les deux hommes (le policier et le cinéaste) n'ont pas les mêmes souvenirs ou du moins pas la même perception de l'histoire passée. On le ressent dès la formation du casting, où des deux recherchent deux jeunes acteurs pour jouer les personnes qu'ils étaient 20 ans plus tôt : les critères de recrutement ne sont visiblement pas du tout les mêmes, et la caméra de Makhmalbaf s'en amuse beaucoup. Puis le film se focalise sur les perceptions respectives des deux protagonistes, qui n'ont rien à voir. Il y a d'un côté un policier qui voyait régulièrement une jeune fille passer près de lui, en lui demandant un renseignement : il avait pris cela comme un flirt et avait passé plusieurs jours à se demander comment l'aborder et lui offrir une fleur. De l'autre côté, il y a le futur réalisateur, qui avait engagé une jeune fille pour servir de leurre afin qu'il puisse voler le pistolet d'un policier, mais qu'il poignarda avec un couteau caché sous du pain. Bien sûr, les deux filles des deux histoires correspondent en réalité à la même personne. La confrontation de ces deux subjectivités forme le cœur du récit, à mesure que la brume des multiples confusions se dissipe : c'est l'objet du très beau plan fixe final, et c'est cela qui donne au film son titre original — certes beaucoup moins beau une fois traduit en français, "pain et fleur".

Cet instant capté (ou plutôt retranscrit) par Makhmalbaf n'a rien de très innocent, à commencer par l'interdiction en Iran dont fait l'objet le film depuis sa sortie. Il y a quelques passages plutôt drôles, notamment lorsque le policier et le réalisateur cherchent un acteur pour jouer leurs propres rôles : ils semblent à la recherche de leurs jeunesses perdues, à la recherche d'un double correspondant à leurs aspirations respectives. Le policier cherche avant tout quelqu'un de beau, tandis que le réalisateur cherche avant tout un adolescent en phase avec son idéalisme passé, à l'époque où il voulait sauver l'humanité, planter des fleurs en Afrique, et donner du pain aux pauvres. Et il y a cette réminiscence très proustienne des souvenirs, qui se modifient et s'enrichissent, qui se nourrissent du temps qui passe, et qui peuvent ainsi finir idéalisés ou même travestis.

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